Florence Noiville
Quoi de plus naturel pour un
écrivain que de commenter son dernier ouvrage dans les locaux de son
éditeur ? Amos Oz s'en étonne pourtant. Comme si, à y bien réfléchir, il
trouvait cela étrange. Incongru. " Regardez-moi, dit-il. Je suis assis devant vous, dans ce
salon de Gallimard, entouré de livres et vous parlant des miens. Quelle
ironie du sort, quand j'y pense... Je veux dire, c'est tellement contraire
à... "
A quoi ? A ses rêves de jadis. Dans un
an, Oz aura vécu trois quarts de siècle. A près de 75 ans, il est
unanimement considéré comme l'écrivain israélien le plus important de sa
génération. Tant pour son oeuvre de fiction ou de
souvenirs - Mon Michaël, Toucher l'eau, toucher le vent, Une histoire d'amour et de ténèbres (Gallimard, 1995, 1997, 2004) - que pour ses
essais engagés en faveur de la paix - Aidez-nous à divorcer ! ou Comment guérir un fanatique (Gallimard, 2004 et 2006). Mais justement. C'est
peut-être cette impression d'accomplissement qui le pousse aujourd'hui à
regarder en arrière. Et l'ironie du sort, c'est que, dans sa jeunesse, Amos
Oz aurait tout donné pour... ne pas " finir " écrivain !
" C'est même pire que ça,
raconte-t-il. A l'époque, j'avais quitté la maison pour m'enfuir au
kibboutz. J'étais en rébellion contre mon père. Je détestais ce qu'il
incarnait. Pendant longtemps, j'ai voulu être son exact contraire. Il
votait conservateur, j'étais socialiste. Il pensait que la terre d'Israël
n'appartenait qu'aux juifs, je voulais me battre pour la partager avec les
Palestiniens. Il était petit, je voulais devenir grand - ça, je vous
l'accorde, ça n'a pas du tout marché ! Enfin, mon père était un
intellectuel et j'avais décidé de devenir... conducteur de
camions. "
Conducteur de camions ? Vraiment ?
De ses yeux clairs, Oz observe malicieusement son interlocuteur par-dessus
sa tasse de café. " Oui, vraiment... Mais, après quelque temps, j'ai déchanté. Les
gars du kibboutz étaient bronzés et costauds. Moi, le citadin, le pâlot, le
gringalet, je n'étais pas bon à grand-chose. " Il admet que les filles, par ailleurs, l'ont
rapidement accaparé. " Pour les épater, je me suis mis à inventer des histoires. A en
écrire aussi. " Conduire ou séduire, il faut parfois choisir. C'est ainsi que la fiction
a détrôné les camions. C'est ainsi qu'Amos Oz est devenu écrivain.
De cet épisode, le grand auteur
israélien tire aujourd'hui deux leçons. La première, c'est que " toutes les rébellions sont
vouées à l'échec ". La seconde, que le milieu clos du kibboutz est un formidable
laboratoire pour étudier les passions, les faiblesses et les désirs
humains. " Bien sûr que je me suis servi de mon expérience de kibboutznik pour écrire Entre nous, dit-il. Mais le kibboutz n'est qu'un
prétexte. Ce qui m'intéresse dans ce livre, comme d'ailleurs dans une
grande partie de mon oeuvre, ce sont des choses
très complexes et très simples. Le sentiment du manque, de la perte, la
peur de la mort, l'isolement, la solitude. "
On a tort de dire qu'Amos Oz est un
écrivain. Il est en fait, tel Janus, deux écrivains à la fois. Il y a
d'abord l'intellectuel engagé, celui dont les essais, les articles et une
partie des livres - dont La Boîte noire (Calmann-Lévy, 1987, puis Gallimard, 1994) - aborde la question du
conflit israélo-palestinien et du combat contre les extrémismes. Mais il y
a aussi - moins visible, peut-être ? - un Amos Oz poète de l'intime, du
quotidien, de la vie minuscule. Celui-là même qui, assis devant nous dans
le salon de Gallimard, raconte sa jeunesse, ses vrais-faux rêves de
camionneur, ses déboires avec les filles... Et qui, sans cesse revient à
cette " solitude incurable " qui hante ses héros dans leurs kibboutz, depuis Terres du chacal (Stock, 1965)
jusqu'à Entre amis, en passant par Ailleurs peut-être (Gallimard, 1966). " Pensez à la peinture de Raphaël au plafond de la chapelle
Sixtine, dit-il. C'est ainsi que je vois mes personnages. Ils tendent la main l'un vers
l'autre. Leurs doigts s'effleurent presque, mais ne se rejoignent
jamais. "
Oh, il ne s'en faut pas de beaucoup.
Quelques millimètres, à peine. Mais le fait est : les personnages d'Amos Oz
ont beau se rapprocher, ils ne se touchent pas. Ne se retrouvent pas.
L'écrivain ne croirait-il pas à cette autre " chose très complexe et très simple " que l'on appelle l'amour ? " Vous avez raison, dit-il, j'écris beaucoup sur l'amour, mais d'une façon non
sentimentale. Parce que l'amour, voyez-vous, n'est pas toujours un cadeau.
C'est même parfois un obstacle dans l'existence. "
Que veut-il dire par là ? Que l'on
se méprend gravement sur l'amour. " Un de mes illustres compatriotes, Jésus,
croyait en l'amour universel. Comme David Dagan, l'un de mes personnages,
il pensait que tout un chacun, s'il veut bien s'en donner la peine, doit
parvenir à aimer son prochain. Il avait tort. L'amour est une denrée rare.
Je le montre dans nombre de mes livres, aucun de nous ne peut aimer
vraiment plus de cinq ou six personnes. Sur ce sujet, Jésus en demande
trop !"
Il y a encore un silence amusé. Amos
Oz poursuit intérieurement le fil de sa pensée. " Encore une fois, Jésus ne dit
pas : soyez justes les uns envers les autres. Ou : soyez respectueux les
uns des autres. Il dit : aimez-vous les uns les autres. Or je n'ai pas
besoin d'aimer mon ennemi. Ce que je veux, c'est vivre en paix avec lui,
c'est tout. Vous souvenez-vous du vieux slogan des années 1960,
"Faites l'amour, pas la guerre" ? Eh bien, j'en ai inventé un
autre : "Faites la paix, pas l'amour" "
La paix. La paix maintenant.
N'est-ce pas le nom du mouvement en faveur de deux Etats
- palestinien et israélien - qu'Amos Oz a justement contribué à fonder en
1978 ? Quel bilan en fait-il ? Est-il déçu ? " Forcément. " Mais il croit encore en une paix
possible. " Contrairement à l'amour universel, la paix, elle, reste un objectif
accessible. Il faut juste un peu de patience... "
Quant à Israël, c'est pour lui un
autre sujet de " légère déception ". Parce qu'Israël, dit-il, est " l'aboutissement d'un rêve. Et
que tous les rêves devenus réalité sont, par essence, décevants. Il en va
de même dans tous les domaines, un voyage à l'étranger, un roman ou même,
pourquoi pas, un fantasme sexuel. La seule manière de garder un rêve
intact, ce serait de ne jamais essayer de le réaliser... ". On voudrait savoir comment il voit
l'avenir. Mais il met fin, très courtoisement, à la parenthèse politique.
C'est manifestement le Oz sensible qui veut s'exprimer ce jour-là. " On revient à la
littérature ?"
On revient à la littérature. A lui.
Aux souvenirs. A nouveau, la conversation roule sur l'enfance. Sur son
père, qui avait quitté la Lituanie en 1933 et parlait 11 langues. Sur sa
mère qui, dans les années 1940, refusait que son fils apprenne une autre
langue que l'hébreu - " parce que, disait-elle, si j'apprenais une langue européenne, je serais attiré par l'Europe et
pris dans les rets de ce continent mortifère "
Sur lui enfin, le petit Amos,
l'enfant unique, souvent contraint de suivre ses parents sans broncher dans
d'innombrables cafés de Jérusalem. S'il était patient, on lui promettait
une glace. " Pendant qu'ils parlaient entre adultes, pour ne pas mourir
d'ennui, j'avais développé une stratégie ", se souvient-il. A nouveau son oeil brille. " J'étudiais les expressions, le langage
du corps, les vêtements, et même les chaussures de ces grandes personnes.
Surtout les chaussures, d'ailleurs... C'est fou ce qu'elles nous disent sur
leur propriétaire. S'il est frimeur ou discret, pauvre ou m'as-tu-vu...
Sérieusement, je vous recommande ce petit jeu, dit-il. C'est un exercice très drôle, très
instructif, et qui peut vous rapporter une glace ! Encore aujourd'hui,
plutôt que de lire un mauvais journal, je le pratique chez le dentiste ou
dans les aéroports. Bref, à force de tout observer, j'ai fini par me muer
en un véritable petit espion. C'est comme ça, voyez-vous, que je suis
devenu écrivain !"
De la chaussure à l'écriture, n'y
aurait-il donc qu'un pas ? On jette un coup d'oeil
discret à ses souliers noirs.... Hélas, ce jour-là, les mocassins d'Oz
restent désespérément muets.
Entre Amis, d'Amos Oz, traduit de l'hébreu par Sylvie
Cohen, Gallimard, 160 p., 17,50 €
Signalons, du même auteur, la parution en poche de
La Troisième Sphère,
Folio , 432 p., 7,50 €
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