Leila Shahid : « Israël
doit être sanctionné par les États et boycotté par les citoyens »
Entretien réalisé par Pierre Barbancey
Mardi 22
Mai 2018
L'Humanité
https://www.humanite.fr/leila-shahid-israel-doit-etre-sanctionne-par-les-etats-et-boycotte-par-les-citoyens-655587
Celle qui fut longtemps
ambassadrice de Palestine en France puis auprès de l’Union européenne, met
en perspective les manifestations de Gaza, les crimes de guerre israéliens
et l’attitude des gouvernements dans le monde.
Que cherche Israël en
commettant un tel massacre, en perpétrant ce qui semble être des crimes de
guerre, voire des crimes contre l’humanité ?
Leila
Shahid
Israël poursuit sa politique habituelle, de tout-militaire, de répression,
d’écrasement effroyable par la disproportion des méthodes employées face à
une population civile désarmée mais qui a choisi de revenir à une forme de
lutte pacifique, non violente, de résistance à l’occupation qui dure depuis
51 ans. Nous en sommes à la quatrième guerre contre Gaza depuis dix ans.
Celle-là est peut-être la pire de toutes parce qu’on assiste au retour à
une Intifada pacifiste qui est menée uniquement par les jeunes de Gaza,
absolument pas par le Hamas, ni d’ailleurs par le Fatah. C’est une nouvelle
génération de jeunes Gaziotes, qui vivent maintenant depuis onze ans
totalement assiégés. Ils sont enfermés par l’armée israélienne, qui prétend
avoir quitté Gaza. Mais, selon le droit, tant que l’armée est présente à
tous les accès terrestres, aériens et maritimes, c’est un territoire
occupé. Gaza est aussi assiégée par les Égyptiens, qui ont fermé le seul
accès que la population avait vers l’extérieur. Mais elle est également
assiégée par la guerre de pouvoir entre le Hamas et l’Autorité
palestinienne. Le Hamas lui infligeant un régime qui n’arrive pas réellement
à avoir des relations internationales et qui ne reçoit aucune aide ;
l’Autorité palestinienne refusant de payer les salaires et les factures
d’électricité, pensant faire pression sur le Hamas.
Donc,
cette population est totalement abandonnée à elle-même. Et le monde, à
commencer par le monde arabe, regarde ailleurs, regarde l’Iran, qui est
devenu, grâce à Trump, l’ennemi à abattre. Netanyahou se trouve être le
meilleur allié de Trump. Il applaudit la décision américaine de reconnaître
Jérusalem comme capitale d’Israël et de déménager l’ambassade. Les
Israéliens pensent pouvoir faire tout ce qu’ils veulent et être impunis.
Israël cherche-t-il à
mater totalement le nouveau mouvement palestinien ou à créer la zizanie ?
Leila
Shahid
Israël n’a pas changé de politique depuis 70 ans. Ce qui veut dire
que tout ça se passe au moment de la commémoration de la Nakba, la
catastrophe, qui est la dépossession des Palestiniens de leur patrie, de
leur sol, de leur identité, de leur culture, de leur histoire, de leur
mémoire. Cette politique n’a pas changé même s’il y a eu différents moments
entre les travaillistes et le Likoud et, aujourd’hui, ce que j’appellerai
le post-Likoud. C’est-à-dire un pays qui prend le chemin du racisme et du
fascisme. Parce que la composition actuelle de la Knesset et du
gouvernement est beaucoup plus grave que le Likoud. C’est un amalgame de
partis racistes. Netanyahou continue l’annihilation de toute revendication
de la population palestinienne comme nation. Netanyahou ne veut pas d’État
palestinien, ne veut pas reconnaître une nation palestinienne. Il est
soutenu dans ce domaine par le nouveau président américain. Il a le
sentiment de pouvoir faire ce qu’il veut et, donc, il « finit le
boulot » de nettoyage ethnique commencé il y a 70 ans. Comme il ne
peut pas jeter les Palestiniens à la mer comme en 1948, à cause des
téléphones portables, des journalistes, des réseaux sociaux, il nous écrase
avec une violence militaire choquante. D’ailleurs, même les responsables
militaires israéliens disent maintenant qu’ils ont perdu la bataille de
l’image. Ils sont en train de commettre des crimes de guerre pour lesquels
ils devront rendre des comptes devant la Cour pénale internationale (CPI)
et toutes les instances internationales si la conscience du monde se
réveille.
Est-ce que la réaction
internationale est à la hauteur de ce qui est en train de se passer ?
LeIla
Shahid
Je pense que ce qui s’est passé le 14 mai et la mort de 62 Palestiniens en
24 heures ont provoqué un changement fondamental dans les opinions
publiques mondiales, y compris en Israël. Parce qu’il y a un nouveau
contexte mondial. Cela fait maintenant plus de trois ans qu’on nous dit que
la question palestinienne n’est plus prioritaire, qu’on s’occupe de l’Iran
et du terrorisme. Trump et Netanyahou avaient réussi à assimiler les
Palestiniens à tout ce mouvement de terrorisme international. C’est pour
cela qu’ils tiennent absolument à dire que les marches à Gaza sont
organisées par le Hamas, ce dernier étant un mouvement se revendiquant de
l’islamisme. Ils mettent tout dans le même sac. Mais les moyens de
communication existants permettent aux gens de se faire leur propre
opinion. Ils ont vu en live l’assassinat de 62 personnes, les tirs à balles
réelles sur des journalistes, des secouristes, des familles, qui ont blessé
en un jour 2 700 personnes. Depuis le 30 mars, il y a 12 000
blessés, dont certains seront handicapés à vie à cause de l’utilisation de
balles explosives. Or les jeunes à Gaza n’ont pas eu recours aux armes
alors qu’ils le pouvaient. Les jeunes ont décidé de ne pas le faire parce
qu’ils ont une nouvelle stratégie, parce que les roquettes stupides du
Hamas sur Sdérot donnaient des justifications aux Israéliens pour bombarder
Gaza. Il y a des moments dans l’histoire où s’expriment le courage des
peuples, leur détermination à se sacrifier (parce qu’ils n’ont rien d’autre
à part la force de leurs convictions). Ce peuple a voulu forger son propre
destin avant même la création de l’État d’Israël, en luttant contre la
colonisation britannique.
Mais
il faut aussi voir, au moment où Trump et Netanyahou, frères jumeaux
racistes et populistes, cherchent la guerre, que, pour la première fois en
70 ans, vous avez des pays arabes avec les Américains et avec les
Israéliens, contre les Palestiniens. À commencer par l’Arabie saoudite et
les Émirats arabes unis, qui considèrent aujourd’hui que leur premier
ennemi, c’est l’Iran et donc que leurs premiers alliés sont Trump et
Netanyahou. Comme l’a dit le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane
lors d’une réunion avec un groupe sioniste aux États-Unis lors de son
voyage officiel il y a un mois, les Palestiniens « devraient se taire »
(« shut their mouth ») ou accepter la grande proposition de
Trump. Or il n’y a pas de proposition mais une décision unilatérale
d’imposer aux Palestiniens, avec l’aide de certains pays arabes, des
bantoustans séparés par cette nouvelle Jérusalem métropolitaine qui va être
dix fois plus grande que celle d’aujourd’hui. Toutes les colonies aux
alentours seront annexées à Jérusalem. Et comme c’est la « capitale »
reconnue par Washington, le gouvernement israélien va essayer de toutes les
manières (économique, sociale, physique) d’expulser les Palestiniens et
d’intégrer les 250 000 colons qui sont à Jérusalem-Est pour
poursuivre ce qu’il appelle sa « guerre démographique ».
Jérusalem va atteindre, à l’est, Jericho, au nord, Ramallah, et, au sud,
Bethléem. Ce n’est pas un incident. C’est un moment clé. Ceux qui l’ont
compris sont ces magnifiques jeunes de Gaza, dont le plus vieux a 30 ans,
qui n’ont rien demandé à personne. Ni au Hamas, ni au Fatah, ni aux Arabes,
ni aux Américains, ni aux Européens. Ils ont secoué la conscience du monde
en se sacrifiant parce que c’est leur seule arme.
Faut-il encore compter
sur les États-Unis pour une paix juste et durable ?
LeIla
Shahid
Je n’ai jamais pensé que les Américains étaient des parrains objectifs. Ils
ont hérité des Britanniques. Pendant la guerre froide, ils étaient opposés
aux droits des Palestiniens et aux pays arabes. Après la chute du mur de
Berlin, il y a eu une petite fiction à la conférence de Madrid, qui s’est
très vite effondrée. Tout a toujours été pensé pour les intérêts
financiers, économiques, pétroliers, militaires américains. Yasser Arafat
savait tout ça et n’avait pas d’illusions. Mais il avait dit, lors d’un
Conseil national palestinien (CNP), que, lorsqu’il y a un match de foot,
soit on est un joueur dans une des équipes et on peut marquer un but, soit
on reste dans les tribunes et on ne marque jamais et ça ne sert à rien. Il
a donc accepté Oslo et il est revenu en Palestine. Ce qui est maintenant
irréversible. Car il faut se rappeler que l’Organisation de libération de
la Palestine (OLP) a un talon d’Achille. Elle a commencé dans les camps de
réfugiés, dans l’exil. Pas dans les territoires occupés comme au Vietnam,
en Algérie ou en Afrique du Sud. C’est pourquoi Arafat restera comme un
très grand dirigeant : c’est le premier qui ramène les Palestiniens
chez eux en leur enjoignant de continuer. Il a même dit qu’il ne verrait
pas la Palestine mais qu’il se faisait un devoir de passer de la phase de
l’exil à celle de la lutte à partir de la Palestine. Oslo est terminé. Cela
devrait être la preuve de la mauvaise foi des huit gouvernements israéliens
successifs, qui cherchaient seulement à gagner du temps et à prendre des
territoires avec la colonisation. La Nakba ne s’est jamais arrêtée pour
nous. Tous les jours, ils prennent plus de territoire, tous les jours, ils
mettent des gens en prison, tous les jours, ils répriment ceux qui
manifestent pour leur droit à exister en tant que peuple. Mais cette Nakba
se fait sur le sol de la Palestine. C’est à Gaza que la révolution
palestinienne a commencé. De Gaza elle est partie en Jordanie puis au Liban
et, de Tunisie, Arafat l’a ramenée en Palestine. Aujourd’hui, les jeunes
reprennent ce rôle d’avant-garde de la révolution palestinienne. Est-ce que
cela va réveiller les consciences de ceux qui ont les moyens de traduire en
justice l’armée israélienne pour crimes de guerre ? La réponse est
chez vous, dans les opinions publiques européennes, parmi les
parlementaires, les élus européens. C’est une occasion pour que l’Europe se
réveille de sa léthargie.
Il
y a, dans ce contexte, une articulation fascinante. Du local, Gaza, au national,
la Palestine, au régional, qui est le Moyen-Orient, au mondial, qui est
l’affrontement des sociétés civiles face aux décisions de leurs
gouvernants. Avec une alliance, que les lecteurs de l’Humanité comprennent
très bien, entre la nouvelle administration américaine, représentant un
danger mondial, et le dirigeant d’Israël, son meilleur allié. Notre réponse
est ce que font les jeunes à Gaza.
Faut-il sanctionner et
boycotter Israël ?
LeIla
Shahid
Pourquoi la Russie est-elle sanctionnée lorsqu’elle annexe la Crimée mais
pas Israël qui annexe Jérusalem ? Pourquoi les boycottages contre
Cuba, la Libye, le Congo, contre l’apartheid et pas contre Israël ?
Le mouvement Boycott-désinvestissement-sanctions (BDS) ne doit pas être
simplement le fait de citoyens courageux dans le monde, il doit être
appliqué aussi par les États. C’est une arme non violente. Nous ne
demandons pas que vous bombardiez Israël. Nous exigeons que vous appliquiez
ce que le droit impose : des sanctions économiques, politiques,
diplomatiques et le boycott de tout ce qui a à voir de près ou de loin avec
cette politique d’occupation et ces crimes de guerre. Que les Parlements
des 28 États de l’Union européenne votent des résolutions pour le boycott
comme forme de pression non violente sur Israël. En premier lieu, il faut
la suppression de la saison France-Israël, qui n’est là que pour redorer le
blason de la force occupante. N’est-ce pas une honte qu’on fasse la
propagande d’un pays l’année des 70 ans de la Nakba, de la dépossession des
Palestiniens ? Voyez comment l’histoire est faite : les jeunes
de Gaza se sont invités à la table sans qu’on les y ait conviés. Et c’est
ça qui compte. Les autorités en France peuvent faire autant de
manifestations qu’elles veulent, cela n’occultera pas la politique
d’occupation criminelle qu’Israël pratique à l’égard du peuple palestinien
depuis 51 ans et celle de la dépossession de la Palestine depuis 70 ans.
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