Elle dit joliment qu'elle est née dans la
musique, "
comme quelqu'un qui serait né dans la mer ". Elle dit encore que la musique et le
chant font partie de son ADN. Aujourd'hui comme hier, il ne se passe pas de
réunion familiale chez les Massalha sans qu'un
des membres du clan entonne quelque chanson populaire arabe, vite reprise a
cappella. "
Mon père a une belle voix de ténor ", souligne Enas Massalha.
D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle
chantait. Mais jamais la petite fille de Daburriya,
un village au sud de Nazareth, sur les pentes du mont Tabor, n'aurait pu
imaginer que ses vocalises allaient l'entraîner sur la scène des opéras de
Tel-Aviv et de Berlin, à New York et à la Scala de Milan. Comment croire
qu'une jeune Arabe-Israélienne serait soutenue
par la société israélienne juive, recevant conseils, bourses et
recommandations, quitte à faire voler en éclats quelques stéréotypes...
Cette aventure si improbable va la placer
pendant des années dans la lumière, l'entraîner dans le tourbillon de la
musique classique. Il y avait, sinon de la facilité, du moins une logique à
poursuivre sur cette lancée, pour atteindre la notoriété d'une prima donna. Et puis, il y a environ deux ans, Enas Massalha est arrivée au
bout d'un cheminement intérieur, rattrapée par son identité. Elle a donc
pris un virage qui n'a rien d'anodin : l'opéra oui, mais pas seulement, et
sans rupture avec son arabité.
Pour comprendre cette évolution, il faut
retracer son parcours, qui a presque tout du conte de fées. Il y a au
départ la volonté de parents qui érigent l'éducation en valeur cardinale,
et ce à cause de Najib, le grand-père d'Enas Massalha. " S'il connaissait le Coran par coeur, il n'a jamais su lire ni écrire ", dit-elle. Et pour cela, il a tenu à ce que
l'un de ses fils reçoive une bonne éducation. Par chance, c'est tombé sur
le père de la soprano, et ce dernier répétait souvent à sa fille ce
viatique paternel : "
Apprends à connaître les autres, apprends leur langue, leur culture et leur
religion. Ainsi, tu auras moins peur, et tu haïras moins. "
Dans son appartement qui domine la baie
d'Haïfa, Enas Massalha
le dira à trois reprises : "
Cette phrase m'a guidée toute ma vie, c'est ma devise. " Apprends leur langue... C'est chose faite
pour l'hébreu (outre l'arabe), dès l'âge de 4 ans, à l'école d'Afula, la
capitale de la vallée de Jezreel, en Galilée.
L'anglais, l'italien et l'allemand viendront plus tard.
Après avoir pris des leçons de chant au Jezreel Arts Centre, Enas
pense vaguement, à 17 ans, que sa voix pourrait compter dans sa vie. Une
audition réussie à la Rubin Academy of Music and
Dance de Jérusalem, et tout bascule : " Chanter de la musique arabe et de la musique classique
sont deux exercices entièrement différents, c'est une première et une
seconde voix, et il m'a fallu du temps pour qu'elles soient réunies. "
Elle a tout à apprendre : le solfège,
l'harmonie, l'histoire de la musique... Plus tard, elle découvrira qu'être
chanteuse d'opéra, c'est "
devenir athlète ",
surveiller sa forme physique, son régime alimentaire, ses heures de
sommeil... Enas Massalha
parle de la "
relation " qu'elle
entretient avec sa voix. "
On croit que soi-même et sa voix sont une seule personne, mais ce n'est pas
vrai : une voix a sa propre personnalité, qu'il faut apprendre à connaître.
"
Le travail donc, et la chance. Après la
Rubin Academy, il y a les Aviv
Competitions, dont la vocation est de repérer des
jeunes talents. Enas Massalha
fait partie des finalistes, ce qui lui ouvre les portes de l'Opéra Studio
de Tel-Aviv, où elle passe deux ans, de 2002 à 2004. Et voilà qu'une autre
opportunité se présente, magique, en 2006 : le Staatsoper,
l'Opéra de Berlin, propose un programme aux jeunes artistes talentueux.
La carrière d'Enas
Massalha s'accélère grâce à une rencontre. Ayant
appris que le directeur musical du Staatsoper, le
chef d'orchestre Daniel Barenboim, est à
Ramallah, en Cisjordanie, elle s'y rend. Elle chante devant le maestro qui,
à l'issue de l'audition, lui demande : " Que faites-vous en août ? " Son orchestre du Divan occidental-oriental
va se produire au Festival de Salzbourg : trois jeunes pianistes du Divan
vont accompagner trois stars de l'opéra, et le chef Barenboim,
à la double nationalité argentine et israélienne, accompagnera... Enas Massalha.
En ce début juillet, Daniel Barenboim se souvient : " On trouve peu de chanteurs palestiniens de haut
niveau, et j'ai été assez surpris d'entendre cette jeune femme qui avait
une très belle voix, qui était très musicale. Elle méritait qu'on lui donne
sa chance ", nous confie-t-il.
Elle passe deux ans au Staatsoper, jusqu'en 2009,
avec les plus grands musiciens, à interpréter des oeuvres
de Schubert, Schumann, Mendelssohn, Mozart surtout, avec La Flûte enchantée, dont elle incarne le personnage de Papagena. Elle chante à New York et, en 2008, à la
Scala de Milan.
Il y a de quoi tourner la tête de la " jeune chanteuse d'opéra arabe-israélienne ", comme on la qualifie alors. Ce cliché
journalistique la poursuit. "
Je suis fatiguée de me voir présentée comme une Arabe, et seulement après
comme une chanteuse d'opéra ", confie-t-elle auJerusalem
Post, le
15 janvier 2009. Et d'ajouter alors : " Je ne veux représenter personne, aucune nation ou
culture. Je suis simplement moi-même. " La sentence, on le verra, est un peu
imprudente, car on n'échappe pas aisément à ses racines.
Toujours est-il que jusqu'en 2011, Enas Massalha peaufine son
rôle de cantatrice au rayonnement mondial. Tout va vite pour elle,
peut-être trop. Le monde de l'opéra est une école exigeante : " Vous êtes comme un instrument, vous
jouez un rôle précis, tout est décidé pour vous. Quand vous chantez l'air
de Pamina - dans La
Flûte enchantée>, vous devez avoir une voix spécifique,
comme s'il ne devait pas y avoir d'espace pour faire apparaître votre
sensibilité. "
Mais peu à peu, la soprano réalise qu'elle
ne souhaite pas consacrer toute sa vie aux scènes lyriques : " J'avais besoin d'une liberté qu'un
opéra classique ne pouvait pas me donner. " Elle continue à passer des auditions, mais
au fond d'elle-même, elle aspire à une diversification musicale. " Je ne voulais plus être dans une
boîte ", résume-t-elle.
Elle commence alors à suivre d'autres pistes. La Riverside Church, cette
belle église de New York, l'invite à chanter, pour un concert baptisé
" Song and Prayer ". C'est un succès,
avec plus de soixante représentations aux Etats-Unis,
en Israël et en Palestine.
Son envie est forte de se " ressourcer ". Un concert à Haïfa va en être
l'occasion. C'est un défi, car le registre lyrique " est très éloigné de la culture
arabe ". Elle chante
Puccini et Verdi devant 500 personnes, et l'accueil est enthousiaste. La
chanteuse réalise alors qu'elle est de retour : " D'un seul coup, géographiquement,
physiquement, émotionnellement, vous êtes chez vous. Pour moi, c'était
comme atterrir. Je ne voulais plus être déconnectée de ma culture, je veux
être une chanteuse d'opéra qui apporte quelque chose à ma communauté.
"
Quand on demande à Enas
Massalha quelle est sa communauté, elle feint de
s'offusquer : "
N'est-ce pas évident ? Par mes émotions, mes racines et mon éducation, je
suis palestinienne, même si j'ai la nationalité israélienne. L'identité, ce
n'est pas seulement une question de frontières ; le plus important, c'est
la culture dans laquelle vous avez grandi. Je suis arabe et j'essaie
toujours de défendre ma culture palestinienne. C'est pour moi quelque chose
de naturel, comme le soleil qui se lève chaque matin. "
La jeune soprano n'abandonne pas l'opéra,
mais elle veut "
faire partie des deux mondes ", être un pont entre deux cultures. En multipliant les
concerts dans les villes mixtes (arabe et juive) comme Nazareth, Accre, Haïfa et Jaffa, elle a le sentiment d'avoir fait
découvrir l'art lyrique à sa" communauté ". Mais elle
souhaite que l'échange s'effectue dans les deux sens. " Combien d'Européens font l'effort
de lire en arabe les textes de Mahmoud Darwich ?
", insiste-t-elle. A
34 ans, Enas Massalha a
moult projets, dont celui de chanter des textes écrits par le grand poète
palestinien. Elle en a convaincu le compositeur et pianiste israélien Noam Sivan, et un premier
concert est prévu en 2014.
Au-delà, elle songe à des initiatives
tendant à rapprocher, par le répertoire classique et la musique moderne,
l'Orient et l'Occident, une démarche qui s'apparente à celle de l'orchestre
Divan de Daniel Barenboim. Le chef d'orchestre,
militant passionné de la cause de la paix israélo-palestinienne, trouve " admirable qu'une Palestinienne
éprouve le besoin et ait la volonté, de chanter pour son peuple. Les
Palestiniens, ajoute-t-il, ont besoin de toute personne qui peut leur
apporter un peu de fierté ".
Parce qu'elle a beaucoup reçu d'Israël, la
jeune femme estime que son expérience peut être un exemple de la
coexistence possible entre Juifs et Arabes. Sans se faire d'illusions : " L'occupation israélienne est là,
incontournable. Je n'oublie pas la situation que connaît mon peuple.
D'ailleurs quand je voyage, à l'aéroport Ben-Gourion,
je suis traitée de façon humiliante, parce que je suis arabe. Le fait
d'être chanteuse d'opéra n'y change rien... "
De Daburriya à
la Scala de Milan, il y a un long chemin, qui repasse par Haïfa, comme si Enas Massalha avait été
rejointe par son identité. Elle pense que la phrase de son grand-père - " apprends à connaître les autres (...) ainsi tu auras moins peur " -, l'a accompagnée, et que c'est la clé
d'un certain bonheur. Elle-même semble aujourd'hui avoir réalisé la
synthèse entre ses deux voix, une forme d'harmonie.
Laurent Zecchini
© Le Monde
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