Est-on trop indulgent envers Israël ? Article paru dans Le Monde édition du 14 avril 2006 Page 23
Après les élections, vision
décapante du conflit israélo-palestinien, Shlomo Sand Le verdict des urnes dans les territoires de l'Autorité palestinienne a été critiqué par la quasi-totalité des capitales occidentales qui, en revanche, ont accueilli avec satisfaction la nouvelle donne issue des élections israéliennes. Le fait que beaucoup d'Israéliens aient commencé à exprimer leur lassitude après de longues années d'occupation des territoires palestiniens peut, effectivement, être perçu comme une évolution positive dans cette « guerre de cent ans » des temps modernes. Mais les choix politiques du peuple palestinien sont disqualifiés par les porte-parole américains, au motif que les vainqueurs des élections ne sont pas disposés à reconnaître l'Etat d'Israël. Cela constitue un problème, mais faut-il vraiment s'en étonner ? Depuis maintenant quatre décennies, tous les gouvernements d'Israël, de droite comme de gauche, n'ont cessé d'autoriser ou d'encourager le processus de colonisation qui ronge, année après année, de nouveaux morceaux du territoire palestinien. Après le refus historique permanent d'Israël de reconnaître ne serait-ce qu'une part de responsabilité dans l'origine du problème des réfugiés palestiniens en 1948, et après avoir tout fait pour réduire en miettes le prestige et le semblant de souveraineté de l'Autorité palestinienne, la population des territoires, soumise à l'occupation, a majoritairement opté pour une alternative politique plus ferme, mais aussi moins corrompue. Certes, le Hamas, de l'avis général, joue un jeu dangereux, et il est peu probable qu'il trouve un soutien durable auprès du peuple palestinien, particulièrement éprouvé. Cependant il assume le risque de défier Israël et l'Occident. Il n'a pas pour autant rejeté totalement l'idée d'une reconnaissance mutuelle, laissant même entendre qu'il y serait disposé sous certaines conditions. L'Etat d'Israël, c'est un fait, n'a jamais reconnu une Palestine dans les frontières de 1967, pas plus qu'il n'a reconnu Al Qods (la partie arabe de Jérusalem) comme capitale de l'Etat palestinien ; pourquoi, dans ces conditions, reconnaître un tel Israël ? En 1988, le mouvement national palestinien a majoritairement fini par adopter le principe du partage de la Palestine. Mais Israël n'a toujours pas admis, à ce jour, le principe du droit à l'autodétermination du peuple palestinien, sans pour autant se voir menacé de boycott par le monde occidental. Des pressions ont pu être exercées, çà et là, sur Israël, mais nul recours à la menace publique et aux sanctions. Pourquoi, les Américains n'adoptent-ils pas une attitude semblable à l'égard du gouvernement Hamas ? Il faut, évidemment, chercher la réponse dans leur relation historique déséquilibrée vis-à-vis des Israéliens et des Arabes. Il n'aura guère fallu plus de deux semaines pour que la Syrie retire ses troupes du Liban, à la suite de la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, alors que, depuis 1967, les États-unis opposent systématiquement leur veto à toute tentative de résolution intimant à Israël d'évacuer les territoires occupés. Face à la négation, depuis trente-neuf ans, des droits politiques et humains de tout un peuple, le monde occidental démocratique se tait. Il a fallu l'outrecuidance du vote des Palestiniens en faveur du Hamas pour l'arracher à son silence ! Le monde, en revanche, ne tarit pas d'éloges à l'égard d'Ehoud Olmert, tout comme il avait fini par encenser son prédécesseur, Ariel Sharon : tous deux auraient la trempe d'un de Gaulle. Mais ni l'un ni l'autre n'a envisagé de négocier avec les Palestiniens une « paix des braves ». Bien au contraire : Israël édifie un mur de séparation, non pas sur son territoire, mais sur celui des Palestiniens ; Israël met tout en oeuvre pour annexer la partie orientale de Jérusalem, y compris ses Lieux saints ; Israël expulse des populations palestiniennes de la vallée du Jourdain afin de parachever l'encerclement des Palestiniens et densifie sa présence dans la zone étroite entre les territoires occupés au sud et au nord de Jérusalem afin d'empêcher toute continuité territoriale dans le futur Etat palestinien. Tout cela n'empêche pas Israël de se voir décerner bons points et appréciations flatteuses. Pourquoi, en effet, s'embarrasser des principes de justice et d'égalité des droits, si cette politique des faits accomplis par la force assure trente-neuf années supplémentaires de tranquillité relative, avec un niveau limité de terrorisme local ? Mais les élections israéliennes n'ont pas traduit uniquement la victoire du sentiment de lassitude vis-à-vis de l'occupation et de la terreur meurtrière qu'elle a engendrée. L'« Etat juif et démocratique », qui, selon sa propre définition, n'est pas la république de tous ses citoyens, mais un Etat pour les juifs du monde entier, est saisi d'une crainte majeure : celle de l'évolution du rapport démographique entre juifs et Arabes sur l'ensemble des territoires dont il a pris possession. Cette préoccupation a guidé hier le retrait israélien de la bande de Gaza ; elle explique aujourd'hui le succès du parti Kadima et la popularité de son projet de « regroupement ». La droite « territorialiste », qui rêvait du « Grand Israël », est aujourd'hui en recul au profit d'une droite « ethniciste » qui a le vent en poupe : le parti Notre maison Israël d'Avigdor Liberman, dont les immigrés de Russie constituent l'essentiel de l'électorat, veut exclure des frontières d'Israël les régions peuplées d'Arabes israéliens afin de parvenir à un Etat juif « homogène ». Ce parti, qui prône ouvertement une épuration ethnique, jouit désormais d'une pleine légitimité dans la culture politique israélienne. Ehoud Olmert, le futur premier ministre, l'a invité à rejoindre son gouvernement, selon le principe que seuls des partis juifs et sionistes peuvent participer à sa coalition. De ce fait, il confirme ce qui est connu de tous : l'Etat d'Israël n'est démocratique que pour ses juifs et juif pour ses Arabes. En tant qu'Israélien, fils de juifs qui se sont vu dénier, au XXe siècle, le droit de citoyenneté au motif de leur origine, comment ne pas s'effrayer de la perspective d'un Etat juif « purifié » ! Il y a donc urgence à mettre fin à l'occupation et au cortège d'actes meurtriers qu'elle nourrit, mais aussi à vacciner l'Etat d'Israël contre le virus raciste qui menace de le contaminer ! Shlomo Sand est Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Tel Aviv |