Du fantasme au chaos,
Une suspension des bombardements aériens, à défaut du cessez-le-feu qu'attend la communauté internationale et qui devrait d'urgence s'imposer : le drame injustifiable de Cana, au Liban, a au moins permis à celle-ci de commencer de se faire entendre. Le triptyque proposé dans ces colonnes (Le Monde du 27 juillet) par Jacques Chirac - cessez-le feu, négociation d'un règlement politique, force multinationale d'interposition - n'en apparaît que plus souhaitable, tant il semble correspondre en effet à l'énoncé du "bon sens", selon l'expression du président de la République. Pourtant sa mise en oeuvre relèverait de l'exploit dans un contexte qui se révèle plus compliqué et plus dangereux que jamais, non seulement pour la région, mais pour la communauté internationale elle-même.
"Nous avons besoin d'un grand Moyen-Orient démocratique", a redit Mme Rice, reprenant la grande idée de George Bush, exprimée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. C'est au nom de cet objectif que les Etats-Unis justifient le feu vert qu'ils ont donné jusque-là à Israël pour aller au bout de ses opérations militaires contre le Hezbollah ; c'est dans la perspective du "remodelage" - "reshaping", avait énoncé George Bush - de la région, pour se replacer comme juges de paix, que les mêmes Etats-Unis font désormais pression, à leur tour, pour un cessez-le-feu.
C'est donc en fonction de cet objectif historique - puisque les attentats de New York et de Washington sont nés du chaos moyen-oriental, il est nécessaire de redessiner et démocratiser le Proche-Orient - qu'il faut regarder la situation actuelle. Chacun y perçoit confusément comme les prémices d'une confrontation plus large, et qui mettrait aux prises, in fine, les pays "occidentaux" et l'Iran. Au Liban, donc, mais aussi en Israël, à Gaza, en Irak, c'est la guerre. Avec, comme dans presque tous les conflits armés aujourd'hui, une majorité de victimes civiles. Ce n'est évidemment pas ce que George Bush nous avait promis lors de l'arrivée des troupes américaines à Bagdad, en mars 2003, prélude à l'avènement d'un grand Moyen-Orient démocratique. Ne voulant pas céder à la confusion générale qui avait conduit tous ses prédécesseurs à composer avec les tyrannies régionales, il avait défini un "axe du Mal" et prônait la démocratie, seule thérapie contre l'islamisme et le terrorisme qu'il génère. Trois ans plus tard, la région est à la veille d'un nouveau et vaste conflit si la guerre opposant Israël au parti chiite libanais Hezbollah finit par impliquer la Syrie et l'Iran. Passé les élections, le chaos a gagné toute la région : le Liban, désormais prisonnier du Hezbollah ; la Palestine des territoires, qui a confié son destin aux extrémistes du Hamas ; l'Irak, où les scrutins ont confirmé l'éclatement de fait, chaque ethnie ou religion votant pour les siens.
ABSENCE AMÉRICAINE
Cette régression générale dans la violence n'était pas écrite à l'avance (même si elle avait été prophétisée par Jacques Chirac). Il était difficile de ne pas souscrire à l'objectif de la démocratisation de la région, de celle-ci comme de toute autre. Mais pour avoir une chance de sortir le Proche-Orient d'une impasse sanglante - que résument les bombes qui broient les enfants de Cana, les roquettes et désormais les missiles qui ravagent le nord d'Israël, le bain de sang quotidien à Bagdad et la litanie des morts à Gaza - il eût fallu accompagner le projet de "Grand Moyen-Orient" d'un engagement sérieux et résolu de la part des Etats-Unis. C'est le contraire qui est advenu. George Bush a en effet commencé par se désengager du conflit israélo-palestinien. Plus précisément sa politique a consisté à coller à celle d'Israël. Il a réduit d'autant le crédit politique de l'Amérique dans le monde arabe. Il a fragilisé ses alliés modérés (notamment l'Egypte, la Jordanie et les pays du Golfe) en suscitant une vague d'antiaméricanisme sans précédent. Et comme Israël a, nolens, volens, choisi la voie unilatérale (retrait du Liban sud, puis retrait de Gaza), il n'y a plus eu de "processus de paix". Or pour laborieux et désespérants qu'aient pu être les "processus de paix", sans cesse relancés par les présidents américains - de Bush père à Bill Clinton - ils avaient au moins la fonction de combler un vide, que la violence a aussitôt occupé, dès lors qu'il n'y avait plus de "processus". Au fond, dans le débat entre "démocratie d'abord" ou "règlement de paix en Palestine d'abord", les faits tendent à donner raison aux partisans de la seconde thèse. Contrairement à ce que pourrait laisser croire la présence des troupes américaines, George Bush ne s'est pas non plus suffisamment impliqué en Irak. Il a fantasmé un Irak qui n'existait pas, pensant qu'il suffisait de couper la tête pour y implanter la démocratie. Ivre de son pouvoir militaire, le gouvernement Bush n'avait rien prévu pour l'après-Saddam. La guerre civile qui s'y installe est largement le résultat de cette imprévision. George Bush senior n'avait pas poussé jusqu'à Bagdad en 1991 - après avoir chassé les troupes irakiennes du Koweït - de crainte que l'Irak ne se désintègre : c'est presque chose faite, grâce à George Bush junior. Menée au nom de la lutte contre l'extrémisme sunnite de Ben Laden, l'opération américaine en Irak a donc abouti à un renforcement de l'extrémisme chiite, sans avoir réduit le premier, et en faisant dépendre le sort de l'Irak chiite du bon vouloir de l'Iran ! Or le fiasco américain en Irak limite la marge de manoeuvre pour contenir l'Iran d'Ahmadinedjad. L'Iran, sa République islamiste et son projet d'armement nucléaire, est pourtant la question stratégique centrale pour l'Amérique comme pour l'Europe. Hélas, les Etats-Unis se sont liés les mains à Bagdad ! Et, par milices chiites interposées, l'Iran s'est doté d'un redoutable moyen de pression, comme le montre la situation au Liban. C'est à cette aune-là qu'il faut mesurer l'opération israélienne, dans cette nouvelle partie à très haut risque qui mêle nécessité de faire face à une (ou des) guérilla(s) et jeu plus classique de la dissuasion face à une puissance potentiellement nucléaire. Ce qui devrait conduire, malgré le drame de Cana, à plus de retenue dans la condamnation quasi unanime d'Israël par les opinions publiques européennes. Car la mesure de la crise est celle-ci, et elle n'a de précédent que dans la crise des missiles soviétiques installés à Cuba en 1962 : en laissant l'Iran et la Syrie installer, via le Hezbollah, de douze mille à dix-sept mille missiles, le Liban a placé Israël à la portée de l'Iran. Pas de n'importe quel Iran : il s'agit de celui d'Ahmadinedjad, dont les propos sur l'existence de l'Etat d'Israël sont sans ambiguïté. Il ne peut donc y avoir aucun doute sur la réalité de la menace qui pèse sur l'Etat juif. C'est pourquoi, de l'Europe à l'Arabie saoudite, en passant par Washington et Le Caire, la plupart des gouvernements ont souhaité le succès de l'offensive israélienne contre le Hezbollah. Aujourd'hui, ces mêmes gouvernements reprochent à Israël son échec, et les opinions lui font grief de tuer des civils. C'est que la méthode choisie par Israël paraît inappropriée, par l'importation des credos américains sur le primat des bombardements aériens, mais aussi par un effet de génération. Israël est devenu une sorte de Silicon Valley et se trouve naturellement porté à la guerre technologique qui, face à une guérilla, n'a guère d'efficacité.
FORCE MULTINATIONALE
Reste que le prix déjà payé par le Liban - hier occupé par les Syriens, transformé en vaste bouclier humain par le Hezbollah et frappé par Israël - comme celui que pourrait payer un Israël en échec, rend chaque jour plus urgent de redonner vie au multilatéralisme : Israël n'imposera pas aux Palestiniens, ni aux Libanais, une solution israélienne ; mais Israël, plus que jamais, doit être garanti par ceux-là mêmes, Européens et Américains, qui sont visés à travers lui. Le reproche fait à Israël est d'être coupable d'une réaction "disproportionnée" : le problème est qu'Israël doit sa survie en partie à sa capacité à réagir de façon disproportionnée. Le problème est aussi que cette disproportion a constamment contribué à renforcer, dans le camp arabe, les fractions les plus radicales. Au point de porter celles-ci à un degré de haine paroxystique. Toute solution internationale appellera donc, pour prétendre réussir, une présence militaire active multinationale. Nous devrons, dans le meilleur des cas, nous préparer, avec d'autres, à l'assumer. Jean-Marie Colombani Article paru dans l'édition du 01.08.06 http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-799787@51-759824,0.html |