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L’ arrogance de la puissance
Noam Chomsky

publié le mercredi 23 août 2006

Noam Chomsky, dans un entretien avec Nermeen Al-Mufti, dans al-Ahram, analyse l’attaque longue d’un mois que les Etats-unis et Israël ont menée contre le Liban et ses conséquences.

Pourquoi Israël a-t-il le droit à l’autodéfense alors que les pays arabes ne l’ont pas ?

Noam Chomsky :

Thucydide a apporté la réponse il y a bien longtemps : "Le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir." C’est l’un des principes qui dirigent les affaires internationales.

Des pays arabes ont déclaré qu’ils ne couperaient pas les liens avec Israël, considérant que c’était la guerre du Hezbollah, les conséquences de la faute du Hezbollah. Pensez -vous qu’il y a eu -et qu’il subsiste peut-être- des pressions américaines derrière ça ?

N C :

A une réunion d’urgence de la Ligue arabe la plupart des Etats arabes - sauf l’Algérie, le Liban, la Syrie et le Yémen - ont condamné le Hezbollah. Ce faisant, ils voulaient "défier ouvertement l’opinion publique ", selon le New York Times. Ils ont dû ensuite faire marche arrière, même le plus important et ancien allié des Etats unis, l’Arabie saoudite. Le roi Abdallah a déclaré que "si l’option de la paix est rejetée à cause de l’arrogance israélienne, alors seule demeure l’ option de la guerre, et personne n’en connaît les répercussions sur la région, qui peuvent être des guerres et conflits qui n’épargneront personne, même pas ceux dont la puissance militaire les incite aujourd’hui à jouer avec le feu."

La plupart des analystes considèrent - à juste titre, je pense - que leur préoccupation première est l’influence grandissante de l’Iran et l’embarras causé par le fait que, seul dans le monde arabe, le Hezbollah a soutenu les Palestiniens soumis à une attaque brutale dans les Territoires occupés.

Est ce qu’il y avait une quelconque justification légale ou morale à cette guerre comme Bush, Rice et les médias occidentaux le répétaient ?

N C :

Laissons de côté Bush et Rice, qui sont des acteurs de l’invasion israélo-américaine du Liban.

Nous savons bien que selon les critères de l’Occident il n’y a pas de justification légale ou morale à cette guerre.

Une preuve évidente en est le fait que pendant de nombreuses années Israël a régulièrement kidnappé des Libanais, les envoyant dans des prisons en Israël, y compris des prisons secrètes comme le célèbre Camp 1391, qui a été révélé par accident et vite oublié (et aux Etats unis n’a même jamais été mentionné par les grands médias). Personne n’a suggéré que le Liban, ou qui que ce soit, avait le doit d’envahir et détruire la plus grande partie d’Israël en représailles.

Comme le montrent ces nombreux et sinistres précédents, le kidnapping de civils - un crime bien plus grave que la capture de soldats - est jugé sans importance par les Etats-unis, le Royaume uni et d’autres Etats occidentaux -et de façon générale par leur opinion publique qui n’est pourtant pas obtuse- quand c’est fait par « notre côté ».

Ce fait a été confirmé de façon tout à fait spectaculaire au début de la flambée actuelle de violence après que le Hamas a capturé un soldat israélien, le Caporal Gilad Shalit, le 25 juin. Cette action a déclenché d’énormes manifestations de colère en occident, et le soutien à la violente escalade des attaques israéliennes contre Gaza. La veille, le 24 juin, les forces israéliennes avaient kidnappé deux civils à Gaza, un médecin et son frère, et les avaient envoyés quelque part dans le système pénitentiaire israélien. L’événement n’avait guère été rapporté et n’a entraîné que peu ou pas de réaction de la majorité de l’opinion.

Le timing à lui seul révèle avec une grande clarté que ces manifestations de colère à propos de la capture des soldats israéliens ne sont qu’une imposture cynique qui enlève tout lambeau de légitimité morale aux actions qui ont suivi.

Alors, pour Israël, n’importe quel prétexte peut justifier les massacres quotidiens au Liban et à Gaza ?

N C :

Avec beaucoup d’imagination, on peut inventer toutes sortes de prétextes. Dans le monde réel il n’y en a aucun.

Et on peut ajouter la Cisjordanie, oubliée, où les Etats-unis et Israël poursuivent leur projet de planter les derniers clous dans le cercueil des droits nationaux des Palestiniens avec leur programme d’annexion, de cantonisation et d’emprisonnement (par la mainmise sur la vallée du Jourdain). Ces plans sont mis en pratique dans le cadre d’une autre imposture cynique : "la convergence" (en hébreu, hitkansut ), présentée aux Etats-unis comme un "retrait", dans un exercice remarquablement réussi de relations publiques. Sont aussi oubliées depuis longtemps les Hauteurs du Golan, virtuellement annexées par Israël en violation des ordres du Conseil de Sécurité (mais avec le soutien tacite des Etats-unis).

Je viens d’Irak, aussi je vois bien que la guerre menée actuellement contre le Liban et Gaza est un élément essentiel du projet de Bush de modifier la région, de redessiner les frontières tracées par Sykes- Picot...

N C :

Je ne crois pas que la plupart d’entre eux ont jamais entendu parler de Sykes-Picot. Ils ont leur propre plan pour la région. Vient en premier lieu la détermination traditionnelle à contrôler la plupart des ressources énergétiques du monde. Ceux qui ne l’acceptent pas peuvent s’attendre à devenir la cible de subversion ou d’agression. Rien de surprenant, en tout cas pour les personnes qui connaissent l’histoire du siècle dernier, et même avant, en fait.

Pensez-vous que l’Iran et la Syrie étaient derrière cette guerre, comme Bush l’a dit ?

N C :

On pense de façon générale qu’ils ont au moins donné le feu vert au Hezbollah pour l’attaque du 12 juillet contre les forces militaires israéliennes déployées à la frontière. Cependant beaucoup des analystes les plus sérieux du Hezbollah et de l’Iran ont conclu que les actions du Hezbollah étaient prises de sa propre initiative.

Comment peut-on expliquer le rôle du Conseil de Sécurité dans la destruction du Liban et de Gaza aujourd’hui, et celle de l’Irak avant ?

N C :

Le Conseil de Sécurité agit dans les limites qui lui sont fixées par les grandes puissances, particulièrement les Etats unis. A leur tour, les Etats unis peuvent en général compter sur la Grande Bretagne, surtout celle de Blair , décrite de façon sardonique dans le plus important journal britannique sur les questions internationales comme « le porteur de lance de la Pax Americana. »

Dans les premières années d’après-guerre, pour des raisons évidentes, les Nations- unies étaient sous domination globale des Etats unis et étaient très populaires auprès des élites américaines. Vers le milieu des années 60 cela devint moins vrai, à cause de la décolonisation et du rétablissement des sociétés industrielles après les dévastations de la guerre.

Depuis lors, les Etats- unis tiennent la tête pour ce qui est de mettre leur veto aux résolutions du Conseil de Sécurité, sur toute une série de questions, devant la Grande Bretagne, avec tous les autres loin derrière.

En parallèle, le soutien des élites aux Nations unies a beaucoup diminué aux Etats unis, bien que -et c’est intéressant- le soutien populaire aux Nations unies reste très fort, ce qui est une illustration de l’énorme fossé entre l’opinion publique et la politique publique aux Etats unis.

Plus important encore que cette contrainte cruciale, la puissance états-unienne autorise à élaborer les résolutions et actions qu’elle est prête à accepter. D’autres puissances ont leurs propres raisons cyniques pour agir mais leur influence est naturellement moindre -à nouveau la maxime de Thucydide. Les forces populaires pourraient faire une différence substantielle et le font parfois, mais tant que le " déficit démocratique " qui prévaut ne sera pas réduit, cet effet restera limité.

Je n’arrive pas à comprendre l’arrogance d’Israël. Et vous ?

Encore une fois, la maxime de Thucydide. Mais il faut garder à l’esprit qu’Israël ne peut aller qu’aussi loin que son protecteur américain le permet et le soutient.

Al-Ahram Weekly 17-23 août 2006  http://weekly.ahram.org.eg/2006/808/re701.htm

traduction : C. Léostic, Afps

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