96 pages ; 8 euros ISBN :
2-913372-59-7 Parution le 26 oct. 2006
Ella Shohat
est née et a grandi en Israël dans une famille de Juifs
irakiens originaires de Bagdad qui avaient quitté leur pays
dans les années 1950. « En tant qu’Arabe juive, écrit-elle, je
suis souvent amenée à expliquer les “mystères” de cette entité
antinomique. Expliquer que nous parlions l’arabe et pas le
yiddish, que pendant des millénaires, notre culture, comme
notre créativité profane ou religieuse s’est largement
exprimée en arabe. » Elle est une figure emblématique des
intellectuels et militants orientaux de la deuxième génération
- celle née en Israël après l’immigration massive de Juifs du
Maghreb et du Moyen-Orient dans les années 1950-1960 - qui
développèrent à partir de la fin des années 1980 une critique
radicale du sionisme et de la société israélienne façonnée par
les ashkénases (Juifs d’Europe).
Dans les
années 1950-1960, en réaction à l’hégémonie ashkénase, des
mouvements de protestation et de résistance orientaux émergent
en Israël. Le plus célèbre fut celui des Panthères noires
d’Israël, composé essentiellement de jeunes maghrébins juifs
issus des quartiers et des cités populaires de Jérusalem.
D’abord réprimées par les autorités israéliennes, puis
récupérées par des groupes d’extrême gauche ou le parti
communiste, et finalement écartées de la société israélienne,
les Panthères noire - malgré leur brève existence - demeurent
une référence pour les jeunes orientaux.
Il faut
attendre les années 1980 pour voir apparaître en même temps
que le Shas (parti religieux des Juifs orientaux) une critique
intellectuelle laïque chez les Orientaux. Le titre de
l’article d’Ella Shohat, « Le sionisme vu par ses victimes
juives », en résume la teneur. Écrit en 1986, il fut publié
pour la première fois en ouverture du numéro spécial de
Social Text consacré au débat colonial.
Traduit ici pour la première fois en français, il est
considéré comme un texte fondateur et reste une référence pour
toute une génération d’intellectuels qui analysent le sionisme
comme une idéologie européenne à caractère orientaliste et
colonial, orchestrant l’acculturation, la sécularisation et la
destruction des références identitaires des
Arabes juifs. Les intellectuels de cette mouvance, tout en
insistant sur le désastre social et culturel que fut la « sionisation »
des Arabes juifs, pensent leur propre
histoire en rapport avec les autres victimes du sionisme, les
Palestiniens.
« Jusqu’à
présent, le discours critique alternatif sur Israël et le
sionisme s’est essentiellement concentré sur le conflit
israélo-palestinien, considérant Israël comme un État
constitué allié au bloc occidental contre le bloc oriental, et
dont la fondation même reposait sur la négation de l’Orient et
des droits légitimes du peuple palestinien. Je voudrais ici
élargir le débat et dépasser ces anciennes dichotomies (Orient
contre Occident, Arabes contre Juifs, Palestiniens contre
Israéliens) pour aborder un aspect que toutes les formulations
précédentes ont éludé : la présence d’une entité médiatrice, à
savoir les Juifs orientaux, également appelés
misrahim, originaires dans leur grande majorité de pays
arabes et musulmans. Une analyse plus complète doit, comme je
m’efforcerai de le montrer, prendre en compte les effets
négatifs du sionisme pour le peuple palestinien, et pour les
misrahim qui représentent aujourd’hui la majorité de la
population juive en Israël. De fait, le sionisme prétend
parler au nom de la Palestine et du peuple palestinien, lui
confisquant du même coup toute capacité de représentation
indépendante, et il se veut en outre le porte-parole des Juifs
orientaux. Or, en niant l’Orient arabe, musulman et
palestinien, le sionisme a nié les Juifs “misrahim”
(littéralement, “ceux d’Orient”) qui, tout comme les
Palestiniens, ont eux aussi été spoliés de leur droit à la
représentation - à travers des mécanismes certes plus subtils
et moins franchement barbares. La voix dominante d’Israël,
dans le pays même et sur la scène internationale, a presque
toujours été celle des Juifs européens, les ashkénazes, tandis
que celle des misrahim a été largement étouffée, voire réduite
au silence. »