Qui est libre au carrefour des Martyrs ? http://www.info-palestine.net/article.php3?id_article=1473 vendredi 4 mai 2007 - Gideon Lévy - Ha’aretz Une bouteille de cola écrasée, format familial, traîne sur le bord de la route, couvrant le petit mémorial improvisé à l’aide de pierres par des amis. Quatre jours après l’incident et le pauvre bouquet de fleurs est déjà fané, sur la route de Naplouse à Jénine. A la veille de notre Journée du Souvenir, des funérailles ont eu lieu, coup sur coup, aux deux bouts de cette route, au terme d’un week-end sanglant, avec neuf Palestiniens tués dans les Territoires - sept ici, dans les environs, et deux encore dans le lointain Gaza. Dans quelques heures, on entendra chez nous les sirènes de la Journée du Souvenir et le peuple d’Israël (sic) sera en communion avec ses morts. Simultanément, on enterrait à Naplouse les tués de la nuit, Amin Lebadeh, 20 ans, et Fadel Nour, 21 ans ; à Kafr Dan, on enterrait le policier palestinien Mohamed Abed, abattu alors qu’il était chez lui à la fenêtre ; et dans le camp de réfugiés de Jénine, on enterrait l’adolescente Bousrah Al-Wahish, dont les soldats recherchaient le frère et qu’ils ont tuée - elle avait 17 ans. Pendant que Naplouse et Jénine enterrent leurs morts, à Kabatiyah qui se trouve entre les deux, les esprits sont encore démontés à cause de l’assassinat d’un des habitants de la bourgade, Ashraf Hanayshe. Hanayshe, chauffeur de taxi et policier palestinien, peut-être aussi était-il recherché, a été assassiné ici la semaine passée par des soldats opérant sous déguisement arabe, en plein jour, sous les yeux des trois passagers du taxi, atterrés. On perçoit encore les signes du choc chez Khaled Sebaneh, un des passagers, qui nous a raconté ce qu’il avait vu de ses propres yeux. Pendant ce récit, le père en deuil contenait sa colère, sa mâchoire tremblait et sa prothèse dentaire menaçait de lui sortir de la bouche.
Le vent secoue la cime des cyprès qui entourent le petit cimetière militaire des soldats de l’armée irakienne tombés ici en 1948. Nous étions venus en visite ici il y a trois semaines, pour recueillir des informations autour d’une autre mort, dans le proche village d’Al-Shuhada (1), et nous voici de retour auprès des tombes anonymes à proximité desquelles un autre assassinat a eu lieu entre temps. Si le témoin oculaire dit vrai, alors Hanayshe a été exécuté de sang froid, laissant une épouse et deux enfants en bas âge. Les soldats déguisés en Arabes l’ont d’abord blessé puis ils l’ont tué dans le fossé en bordure de la route, alors qu’il était possible de l’arrêter sans heurt. Si le témoin oculaire dit vrai, alors les escadrons de la mort ont sévi une fois encore. Une semaine ici, une semaine là. Hanayshe était policier une semaine, puis l’autre semaine il travaillait comme chauffeur de taxi sur la ligne Kabatiyah-Jénine-Naplouse. Sa vie se déroulait comme ça. Avait-il aussi le temps de militer au sein du Jihad Islamique, comme le prétend l’armée israélienne ? Pour compléter les revenus de son travail à la police de Naplouse qui, depuis longtemps, ne verse plus les salaires aux dates fixées, le jeune homme travaillait aussi, à Kabatiyah, pour la station de taxis familiale, appartenant à son frère et lui. Une semaine policier et une semaine chauffeur de taxi, était-il aussi recherché ? « Et comment un homme recherché peut-il travailler comme chauffeur de taxi, traversant jour après jour les multiples checkpoints de l’armée israélienne ? », demandent les amis. « Regardez, pas plus tard que la semaine dernière, il est passé par le barrage de Beit Iba », ont raconté ses collègues de la station de taxis. Les soldats l’ont arrêté, ont contrôlé sa carte d’identité puis ils l’ont laissé continuer sa route. Alors quel genre d’homme recherché est-ce là ? » Mais le compteur du chauffeur de taxi a commencé à s’emballer quelques jours avant son assassinat. Bader Zakarneh, un chauffeur de la station de taxis de la famille Hanayshe, raconte que deux jours avant cette exécution, sont arrivés à la station de taxis quatre hommes habillés comme des Arabes, descendus d’un taxi Transporter palestinien. Il était passé 23 heures et les mystérieux personnages ont demandé à la station où ils se trouvaient et comment on allait à Tulkarem. Zakarneh était persuadé d’avoir affaire à des soldats déguisés. Ils ont aussi demandé à un des frères d’Ashraf, qui lui ressemble et qui était dans le bureau, s’il était Ashraf Hanayshe. La veille, Zakarneh, le chauffeur, avait noté la présence d’un autre taxi Transporter palestinien qui faisait des allées et venues suspectes près de la station de taxis. Deux semaines plus tôt, un autre frère d’Ashraf avait été arrêté au barrage d’A-Zebabdeh et il lui avait été demandé, à lui aussi, s’il n’était pas Ashraf. « Dis, tu ne serais pas recherché ? », a alors demandé Zakarneh à son collègue, un des jours de la semaine passée et Ashraf lui a répondu que non, « rien de ce genre », et d’ailleurs il passait tous les jours aux checkpoints de l’armée israélienne. « Il était chez nous au bureau, du matin au soir chaque jour. Il n’avait jamais d’arme et c’était un travailleur sérieux, toujours, comme nous tous au bureau », dit Zakarneh de son collègue mort. Revolver dans son étui, le capitaine Saoud, notre dévoué accompagnateur d’il y a trois semaines (1), membre des forces de la « Sécurité nationale », et qui est du village d’Al-Shuhada, nous attend une nouvelle fois au carrefour du cimetière, le carrefour des Martyrs. « Kabatiyah, ces jours-ci, est un endroit difficile », nous dit-il, nerveux. Au cours de la visite dans la maison endeuillée, il a multiplié les appels sur son téléphone portable puis nous a pressés de partir : un groupe d’hommes armés était en route. Dans les ateliers installés au bord de la route où Hanayshe a été assassiné, les tailleurs de pierre travaillent comme d’habitude. Une maison à étages dans la partie basse de Kabatiyah : la maison en deuil. Du café amer, des dattes, un groupe d’hommes au regard sombre qui pleurent le défunt. Ashraf avait 25 ans. Ses filles, Yasmin, deux ans, et Batoul, cinq mois, sont dans les bras de leur oncle et de leur grand-père. Batoul, de petites boucles en or aux oreilles, pleure. Son nom vient de celui de la Sainte Vierge (Batoulah) Marie. Au mur, deux affiches : la première montre Ashraf une mitraillette à la main, et sur la seconde, il est photographié dans l’uniforme bleu de la police de Naplouse, son job de pacotille depuis 2001. Un de ses oncles s’est empressé d’expliquer que la photo où il porte une arme est un montage fait sur ordinateur. Le capitaine Saoud a expliqué qu’un des problèmes des Palestiniens est que tout le monde se fait photographier une arme à la main. Les cartes et les affiches commémoratives proviennent de la police de Naplouse et de l’organisation du Fatah, pas du Jihad comme l’a prétendu le porte-parole de l’armée israélienne le lendemain de l’assassinat. Mardi, la semaine dernière, Hanayshe s’est levé tôt matin, à son habitude. Il a réveillé ses filles et a apporté de quoi préparer le petit déjeuner. Il est sorti de chez lui vers sept heures pour se rendre à sa station de taxis. Aux alentours de neuf heures et demie, il est parti pour sa première course qui fut aussi sa dernière. Un mécanicien, Khaled Sebaneh, a téléphoné pour une course depuis son garage jusque Jénine, pour y acheter des joints pour un moteur. Ils sont partis à trois, Hanayshe, le garagiste Sebaneh et le propriétaire de la voiture pour laquelle il fallait un nouveau joint de culasse. Sebaneh, 27 ans, raconte que la route de Jénine était ouverte. Ils ont acheté les pièces de rechange et pris le chemin de retour à Kabatiyah. Hanayshe était son chauffeur de taxi attitré et jamais il ne l’a vu armé. Pareil pour cette fois-ci. Sur le trajet du retour, ils ont pris un voyageur qui se présentait par hasard : un des tailleurs de pierre du carrefour des Martyrs, qui se rendait à son travail. Quelques centaines de mètres avant le carrefour, ils ont vu un vieux Transporter Volkswagen, peint en jaune et blanc et portant des plaques d’immatriculation palestiniennes, les dépasser par la gauche. Après avoir achevé sa manœuvre de dépassement, le Transporter s’est brutalement arrêté, coupant la route au taxi Toyota Corolla jaune de Hanayshe. Celui-ci a encore eu le temps de dire : « Il y a peut-être un problème ». Du Transporter ont surgi, à l’assaut, cinq ou six hommes cagoulés de noir qui, sous la menace de leurs armes ont fait sortir du taxi Hanayshe et les passagers. Sebaneh a immédiatement compris qu’il s’agissait de soldats opérant déguisés en Arabes. Ils ont ordonné aux trois passagers de se coucher sur le sol. Au témoignage de Sebaneh, Hanayshe est sorti du taxi les mains levées. Sebaneh dit que Hanayshe a tenté de porter la main à sa poche pour en sortir sa carte d’identité. Il n’a pas cherché à fuir, d’après Sebaneh qui dit que les hommes cagoulés ont tout de suite tiré dans les genoux de Hanayshe. Celui-ci est tombé sur la route. Ensuite, les hommes cagoulés ont traîné Hanayshe, blessé, de l’autre côté de la route. Tout s’est déroulé en un clin d’œil. Quelques secondes plus tard, Sebaneh entendait plusieurs coups de feu. Les soldats n’ont pas autorisé les passagers à lever la tête. Sebaneh dit qu’ils ont donné un coup de pied à la tête de l’un d’eux, mais du coin de l’œil, il a vu Hanayshe, étendu au bord de la route, atteint sur toutes les parties du corps. D’après ce témoignage, les coups de feu auraient été tirés à bout portant, alors que Hanayshe était déjà blessé aux jambes. Les hommes cagoulés sont retournés à leur véhicule, ordonnant aux trois passagers choqués, terrifiés, de monter eux aussi. Sebaneh dit que pendant les secondes qui se sont écoulées alors qu’il était couché par terre, et qui étaient comme une éternité, il a eu très peur, en entendant les coups de feu tirés sur son chauffeur de taxi Hanayshe, que les hommes cagoulés ne leur tirent dessus aussi. L’un d’entre eux leur a ensuite dit, dans la voiture : « Vous avez reçu votre vie en cadeau ». Les hommes cagoulés parlaient hébreu entre eux. Ils ont fait un bon bout de chemin, jusqu’au carrefour d’Araba, et là ils leur ont donné l’ordre de descendre du Transporter avant de repartir comme ils étaient venus, mission accomplie une fois encore. Le porte-parole de l’armée israélienne répondant, cette semaine, à « Haaretz » : « Les déclarations rapportées ne sont pas vraies. Le 17 avril, une unité spéciale des garde-frontière a repéré, au sud de Jénine, Ashraf Hanayshe, un homme recherché pour son rôle important au sein du Jihad Islamique. Au cours de la tentative d’arrestation, Hanayshe a pointé un revolver en direction des soldats qui ont ouvert le feu et l’ont tué. « Hanayshe a servi de soutien à l’infrastructure du Jihad Islamique dans le nord de la Samarie. Cette structure, qui s’active ces derniers temps à tenter de lancer des attentats-suicide vers le front intérieur de l’Etat d’Israël, travaille en collaboration avec le quartier général de l’organisation en Syrie. Le quartier général est impliqué dans l’organisation et la direction de l’infrastructure terroriste, ainsi que dans le financement de son activité par diverses voies de transfert d’argent. Hanayshe s’occupait du transfert, entre le quartier général et les militants de la base, de cet argent destiné à financer des attentats terroristes. » Les téléphones portables affichent des photos du défunt. Par la fenêtre, la vallée de Dotan, spectaculaire, s’offre au regard. Le téléphone de Bassam, un cousin de Hanayshe, présente en boucle les images de Hanayshe étendu dans la voiture qui l’a transféré du lieu de son assassinat vers l’hôpital gouvernemental de Jénine. La caméra vidéo du téléphone de troisième génération parcourt la tête de Hanayshe et son corps, un trou dans la tête et un autre dans la poitrine, sans compter les balles qui avaient occasionné les blessures aux jambes avant l’exécution. « Ashraf est mort, Ashraf est mort », entend-on crier en arrière-fond. Le téléphone de Maher, le frère d’Ashraf, est moins sophistiqué : avec en écran de veille, une image fixe du cadavre de son frère, photographié à l’hôpital, déjà enveloppé d’un linceul. « Pourquoi l’ont-il tué, sans raison, lui, le père de deux petites filles ? », murmure Bassam, « Un chauffeur de taxi. Pourquoi diable aurait-il une arme ? Personne ne voyagerait avec un chauffeur de taxi armé. » Le père endeuillé, Shehadeh Hanayshe, ne peut plus garder le silence. Un instant j’ai cru qu’il allait éclater. L’écume aux lèvres, il crie : « Ils l’ont tué simplement parce qu’il est Palestinien... sans raison... sans aucune raison ». Gideon Lévy
Note : (1) Bingo dans le village des martyrs Gideon Lévy - Ha’aretz,
le 27 avril 2007 |