Un fromage
suisse
Par Uri Avnery
19 mai 2007
Gush
Shalom
http://mondialisation.ca/index.php?context=viewArticle&code=AVN20070520&articleId=5715
LA COMMISSION d'enquête
Winograd ne contribue pas à la solution. Elle fait partie du
problème
Maintenant que la première émotion provoquée
par la publication de son rapport partial est retombée, il
est possible d'évaluer ce rapport. La conclusion est qu'il a
fait beaucoup plus de mal que de bien.
L'aspect positif est bien connu. La
commission a accusé les trois dirigeants de la guerre – le
Premier ministre, le ministre de la Défense et le chef
d'état-major – de nombreuses fautes. Le mot favori de la
commission est "échec".
Il est essentiel de pondérer ce mot. Que
dit-il ? Une personne "échoue" quand elle ne remplit sa
tâche. On ne prend pas en considération la nature de la
tâche, mais seulement le fait qu'elle n'a pas été accomplie.
L'utilisation du mot "échec" tout au long du
rapport est en lui-même un échec de la commission. Le
nouveau mot hébreu inventé par les groupes protestataires –
quelque chose comme "nullocrates" – s'applique aussi aux
cinq membres de la commission.
EN QUOI les trois mousquetaires qui ont
dirigé la guerre ont-ils échoué, selon la commission ?
La décision de lancer la guerre a été prise
hâtivement. Les objectifs de la guerre annoncés par le
Premier ministre étaient irréalistes. Il n'y a eu aucun plan
militaire détaillé et finalisé. Il n'y a eu aucun état-major
opérationnel de constitué. Le gouvernement a adopté tel quel
le projet improvisé du chef d'état-major, sans proposer ni
demander d'alternatives. Le chef d'état-major a pensé qu'il
gagnerait en bombardant et en mitraillant uniquement. Aucune
attaque terrestre n'était planifiée. Les réservistes n'ont
pas été appelés à temps. La campagne terrestre a eu lieu
très tard. Au cours des années précédant la guerre, les
forces n'ont pas été correctement entraînées. De nombreux
équipements manquaient dans les magasins d'urgence. La
grosse attaque terrestre, qui a coûté la vie à tant de
soldats, n'a commencé qu'après l'adoption par les Nations
unies des conditions du cessez-le- feu.
Diagnostic fort. Quelle est la conclusion ?
Que nous devons en tirer les leçons et mettre rapidement à
l'épreuve nos capacités, avant de commencer la prochaine
guerre.
Et en effet, c'est précisément la conclusion
qu'a tirée une grande partie de la population : les trois "nullocrates"
doivent être renvoyés, et remplacés par trois dirigeants
plus responsables et "expérimentés", et nous lancerons la
troisième guerre du Liban, afin de réparer les dégats causés
par la deuxième guerre du Liban.
L'armée a perdu son pouvoir de dissuasion ?
Nous le lui rendrons dans la prochaine guerre. Il n'y a pas
eu d'attaque terrestre victorieuse ? Nous ferons mieux la
prochaine fois. A la prochaine guerre, nous pénétrerons plus
profondément dans le pays.
Le problème est technique de bout en bout.
De nouveaux dirigeants ayant une expérience militaire, un
état-major opérationnel bien préparé, des préparations
minutieuses, un chef de l'armée issu des forces terrestres
au lieu d'un commandant de l'armée de l'air – et alors tout
ira bien.
LA PARTIE la plus importante du rapport est
la seule qui n'y est pas. le rapport est plein de trous
comme le proverbial fromage suisse.
Aucune mention n'est faite que cette guerre
était depuis le début superflue, insensée et sans espoir.
Une telle accusation serait très grave. Une
guerre cause mort et destruction des deux côtés. Il est
immoral d'en lancer une à moins que l'existence même de
l'Etat soit clairement en danger. D'après le rapport, la
deuxième guerre du Liban n'avait pas de but particulier.
Cela signifie que nous n'étions pas obligés de faire cette
guerre par quelque nécessité existentielle que ce soit. Une
telle guerre est un crime.
Pour quoi le trio est-il allé à la guerre ?
En théorie : afin de libérer les deux soldats capturés.
Cette semaine, Ehoud Olmert a admis publiquement qu'il
savait très bien que les soldats ne pourraient pas être
libérés par la guerre. Cela signifie que quand il a décidé
de lancer la guerre, il a délibérément menti au peuple.
Style George Bush.
Le Hezbollah non plus ne représente pas un
danger pour l'existence de l'Etat d'Israël. Une irritation ?
Oui. Un ennemi provocateur ? Absolument. Un danger
existentiel ? Sûrement pas.
Ce sont des solutions politiques qui doivent
être trouvées à ces problèmes. Il était clair alors, comme
il est clair aujourd'hui, que les prisonniers doivent être
libérés dans le cadre d'un échange de prisonniers. La menace
du Hezbollah ne peut être supprimée que par des moyens
politiques, puisqu'elle a des causes politiques.
LA COMMISSION accuse le gouvernement de
n'avoir pas examiné d'alternatives militaires aux
propositions du chef d'état-major. De même, la commission
elle-même doit être accusée de ne pas avoir examiné
d'alternatives politiques à la décision du gouvernement
d'aller à la guerre.
Le Hezbollah est d'abord une organisation
politique, une partie de la réalité complexe du Liban.
Pendant des siècles, les chiites du Sud Liban ont été
opprimés par les communautés les plus fortes. – les
maronites, les sunnites et les druzes. Quand les troupes
israélienne ont envahi le Liban en 1982, les chiites les ont
reçues comme des libérateurs. Quand il s'est avéré que notre
armée n'entendait pas partir, les chiites ont commencé une
guerre de libération contre elles. C'est seulement alors, au
cours de la longue et finalement victorieuse guerre de
guérilla que les chiites se sont révélés être une force
majeure au Liban. S'il y avait une justice dans le monde, le
Hezbollah érigerait une statue à Ariel Sharon.
Pour renforcer leur position, les chiites
avaient besoin d'aide. Ils se sont tournés vers la
République islamique d'Iran, patron naturel des chiites dans
la région. Mais l'aide venant de Syrie a été encore plus
importante.
Et pourquoi la Syrie sunnite est-elle venue
aider le Hezbollah chiite ? Parce qu'elle voulait créer une
double menace : contre le gouvernement de Beyrouth et contre
le gouvernement de Jérusalem.
La Syrie n'a jamais renoncé au Liban. Aux
yeux des Syriens, le Liban est une partie intégrante de leur
patrie qui leur a été arrachée par les colonialistes
français. Un regard sur la carte suffit à montrer pourquoi
le Liban est si important pour la Syrie, tant économiquement
que militairement. Le Hezbollah représente pour la Syrie un
point d'appui dans l'arène libanaise.
Encourager et soutenir le Hezbollah comme
une menace contre Israël est encore plus important pour la
Syrie. Damas veut récupérer les hauteurs du Golan, qui ont
été conquises par Israël en 1967. Il s'agit pour les
Syriens d'un devoir national primordial, d'une question
d'honneur national, et il ne l'abandonneront à aucun prix.
Ils savent que pour l'instant, ils ne peuvent pas gagner une
guerre contre Israël. Le Hezbollah offre une alternative :
des petites piqûres continuelles qui entendent rappeler à
Israël qu'il est peut-être préférable de rendre le Golan.
Celui qui ignore ce contexte politique et ne
voit dans le Hezbollah qu'un problème militaire se révèle
être un ignare. Il était du devoir de la commission de le
dire clairement, au lieu de jacasser sur "l'état-major
opérationnel bien préparé" et les "alternatives militaires".
Elle aurait sorti le carton rouge aux trois "nullocrates"
pour ne pas avoir mis en balance l'alternative politique à
la guerre : des négociations avec la Syrie pour neutraliser
la menace du Hezbollah au moyen d'un accord
israélo-syro-libanais. Le prix aurait été le retrait
israélien des hauteurs du Golan.
En ne le faisant pas, la commission a dit en
fait : on ne pourra pas échapper à une troisième guerre du
Liban. Mais, s'il vous plait, braves gens, faites un effort
la prochaine fois.
UN TROU qui saute au yeux concerne le
contexte international de la guerre.
Le rôle joué par les Etats-Unis a été
évident dès le tout début. Olmert n'aurait pas décidé de
lancer cette guerre sans la permission explicite des
Etats-Unis. Si les Etats-Unis l'avait interdite, Olmert
n'aurait même pas pensé à l'engager.
George Bush avait intérêt à cette guerre. Il
était (et est) empêtré dans le bourbier irakien. Il essaie
d'en faire porter la responsabilité à la Syrie. Donc il
voulait porter un coup contre Damas. Il voulait aussi briser
l'opposition libanaise, afin d'aider les mandataires des
Américains à Beyrouth. Il était sûr que ce serait une
promenade pour l'armée israélienne.
Quand la victoire attendue a tardé à
arriver, la diplomatie américaine a fait tout son possible
pour empêcher un cessez-le-feu, afin de "donner le temps" à
l'armée israélienne de gagner. Et cela s'est fait presque
ouvertement.
A quel point les Américains ont-ils dicté à
Olmert la décision de lancer la guerre, de bombarder le
Liban (mais pas l'infrastructure du gouvernement Siniora),
de prolonger la guerre et de lancer une offensive terrestre
au dernier moment ? Nous ne le savons pas. Peut-être la
commission en a-t-elle traité dans la partie secrète du
rapport. Mais sans cette information, il est impossible de
comprendre ce qui est arrivé, et par conséquent, le rapport
dans une large mesure ne permet pas de comprendre la
guerre.
QUE MANQUE-t-il d'autre dans le rapport ? Il
est difficile de le croire, mais il n'y a pas un seul mot
sur la terrible souffrance infligée à la population
libanaise.
Sous l'influence du chef d'état-major, le
gouvernement a accepté une stratégie qui disait : bombardons
le Liban, transformons la vie des Libanais en enfer, alors
ils feront pression sur leur gouvernement à Beyrouth qui
dissoudra le Hezbollah. C'est une imitation servile de la
stratégie américaine au Kosovo et en Afghanistan.
Cette stratégie a tué environ un millier de
Libanais, détruit des quartiers entiers, des ponts et des
routes, et pas seulement en zones chiites. Du point de vue
militaire, c'était facile à faire, mais le prix politique a
été immense. Pendant des semaines, des images et mort et de
destruction infligées par Israël ont dominé les informations
mondiales. Il est impossible de mesurer le dommage fait à la
position d'Israël dans l'opinion publique mondiale, dommage
irréversible et qui aura des conséquences durables.
Tout ceci n'a pas intéressé la commission.
Elle n'a été concernée que par l'aspect militaire. L'aspect
politique a été ignoré, excepté pour remarquer que le
ministère des Affaires étrangères n'avait pas été invité aux
consultations importantes. L'aspect moral n'a pas du tout
été évoqué.
Pas plus que l'occupation. La commission
ignore un fait qui crève les yeux : qu'une armée ne peut pas
mener une guerre moderne quand, depuis 40 ans elle est
utilisée comme force de police coloniale dans des
territoires occupés. Un officier qui agit comme un cosaque
ivre contre des militants pacifistes désarmés et contre des
enfants qui lancent des pierres – comme on l'a encore vu
cette semaine à la télévision – ne peut pas diriger une
compagnie dans une guerre réelle. C'est une des plus
importante leçons de la deuxième guerre du Liban :
l'occupation a corrompu l'armée israélienne en profondeur.
Comment cela peut-il être ignoré ?
LA COMMISSION juge qu'Olmert et Peretz sont
incompétents à cause de leur manque d'expérience,
c'est-à-dire de leur manque d'expérience militaire. Ceci
conduit à la conclusion que la démocratie israélienne ne
peut pas compter sur des dirigeants civils, qu'elle a besoin
comme dirigeants de généraux. Elle impose au pays un
programme militaire. Cela peut bien être le résultat le plus
dangereux.
Cette semaine, j'ai vu sur internet une
présentation bien faite par les "Réservistes", mis en place
par un groupe de soldats de réserve très amers pour lancer
une protestation contre les trois "nullocrates". Elle montre,
image après image, beaucoup d'erreurs de la guerre, et
atteint son sommet quand elle énonce que la direction
politique incompétente n'a pas permis à l'armée de gagner.
Les jeunes producteurs de cette présentation
n'ont certainement pas conscience de l'odeur désagréable que
dégage cette idée, l'odeur du "Dolchstoss im Ruecken"
– le poignard dans le dos de l'armée. Autrement ils ne se
seraient probablement pas exprimé sous cette forme, qui a
servi, il n'y a pas si longtemps comme cri de ralliement du
fascisme allemand.
Uri Avnery est
journaliste et cofondateur de
Gush Shalom
, (en français Bloc de la Paix).
Article publié en hébreu et en
anglais, Gush Shalom, 19 mai 2007.
Traduit de l'anglais "A Swiss Cheese" : SW