["(...) de
nombreux poèmes civils, enthousiastes et pleins de zèle, ne
rendent pas service au Palestinien, parce qu’ils le réduisent
à un slogan, ils le congèlent dans l’image que veut en donner
l’ennemi, ils cachent son humanité la plus intime".
"On s’est écrasé dans trop de rigidités : qui exprime des
divergences politiques peut être pris pour un traître. Qui
n’est pas d’accord avec les pratiquants peut être le pire des
mécréants. Qui n’est pas d’accord avec certains intellectuels,
peut passer pour un adorateur de l’absurde".]
Il
manifesto, mardi 29 mai 2007.
« Nous sommes entrés, nous Palestiniens,
dans un phase absurde : l’absurdité des soldats qui, dans la
bataille, se tuent entre eux. Une absurdité fatale. Les
significations nous échappent, la route nous échappe, notre
image même nous échappe ». C’est ainsi que Mahmoud Darwish
revient parler de son peuple avec il manifesto.
Le cadre, post-moderne et dépaysant, est
celui de l’Hôtel Santo Stefano à Turin, héritage des dernières
olympiades, où Darwish arrive avec sa traductrice libanaise
Chirine Haidar. Darwish est l’hôte de l’association
Circolo dei Lettori (Cercle des lecteurs),
il est venu présenter son dernier livre Oltre
l’ultimo cielo. La Palestina come metafora (Au-delà du
dernier ciel. La Palestine comme métaphore), traduit par Gaia
Amaducci, Elisabetta Bartuli et Maria Nadotti (Epoché). Volume
de réflexions (de 1996 à 2004), en forme de rencontres et
dialogues avec plusieurs intellectuels arabes, qui
récapitulent l’itinéraire culturel et politique du poète.
Dans un chapitre du livre, daté Ramallah 96,
vous dites : « Notre présent ne se résout ni à commencer ni à
finir ». Et aujourd’hui ? Où en est le présent des
Palestiniens ?
Après une phase intermédiaire, en suspens
entre le mouvement de libération nationale et la promesse d’un
Etat qui ne s’est pas réalisée, nous sommes restés immobiles
dans le camp des presque : nous avons presque une autorité,
presque un ministère, presque une occupation... et en même
temps nous n’avons rien. Les raisons de fond de ce qui est en
train d’arriver aujourd’hui, sont sans aucun doute
politiques : tout un peuple se trouve en prison et les
gardiens de la prison, quand il y a une grande tension,
regardent les prisonniers qui commencent à lutter entre eux et
jouent avec leurs différences, avec leurs limites. A Gaza, on
a faim, et quand l’homme armé a faim il devient mercenaire,
reversant sur le peuple même des problèmes moraux. Mais il y a
aussi quelque chose de profond et de non résolu, qui va
au-delà des différences de lignes politiques internes, et
pousse les frères à se battre entre eux au lieu de combattre
l’occupation. Nous nous sommes rendu compte que les accords
d’Oslo ont creusé un gouffre dans lequel nous sommes tombés,
mais nous n’avons pas encore réalisé pleinement quelle est
notre position actuelle, jusqu’à quel point la frustration
provoquée par Israël, sourd à toutes nos tentatives, a agi en
profondeur : Israël signe des accords mais ensuite ne les
respecte pas. Il veut le mur de séparation, et le mur est
construit, et pourtant la paix continue à rester lettre morte,
même quand tous les pays arabes se mobilisent pour normaliser
les relations.
Et pendant ce temps, l’image du
palestinien a changé dans le monde : avant il était un
partisan de la liberté, aujourd’hui les médias nord-américains
et israéliens lui ont fait un habit de terroriste, un masque
qu’on lui jette à la figure et dans lequel il doit se
reconnaître. Le monde entier, par contre, a oublié le problème
fondamental : un peuple vit sous occupation depuis 40 ans, qui
ne demande rien d’extraordinaire, rien que 22 % de son
territoire historique. Mais le monde s’ennuie de tout ça et ne
se préoccupe pas de voir combien nous, êtres encerclés et
assiégés, nous pouvons être à bout, combien des énergies
frustrées et latentes depuis 12 années peuvent, mal, imploser.
Le monde entier produit de la haine, mais ne veut pas accuser
Israël de peur d’être accusé d’antisémitisme. Ainsi, Israël,
au lieu d’un état qui opprime, devient une valeur éthique,
au-delà de toute loi : un phénomène non plus historique mais
divin. Et Pérès, qui passe pour un homme de paix, peut
tranquillement dire que les colonies ne sont que des blocs
résidentiels israéliens. Le langage politique a
catégoriquement changé suivant la volonté israélienne,
l’occupation est désormais un mot imprononçable et
incompréhensible...
Au fil des années, vos vers ont été ceux du
« poète voyant », capable d’anticiper les flammes de Beyrouth
et le calvaire des réfugiés sans droit au retour. Pensez-vous
que Beyrouth soit encore sur le point d’exploser ?
J’ai été à Beyrouth il y a un mois, j’ai
participé à la Foire du livre arabe avec mes poèmes, mais je
ne suis pas arrivé à reconnaître la ville. Oui, la mer était
là, la montagne était là, les gens aussi, mais il m’a semblé
lire dans leurs regards une sorte de scission entre la peur de
voir réaliser leurs plus noires prévisions, et la volonté de
ne plus vouloir ressembler à quelqu’un d’autre.
Malheureusement, dans nos régions, les questions internes sont
des points qui appartiennent à un agenda extérieur, nous
n’avons même pas le droit d’écrire un ordre du jour. La
situation régionale dépend de la situation internationale,
personne n’est libre, personne n’est indépendant, les
Palestiniens moins que jamais.
Le droit au retour est désormais un mot
interdit dans le registre israélien, mais même dans celui de
certains régimes arabes et dans le registre international
parce que -dit-on- il représenterait un danger pour l’Etat
d’Israël. En attendant les réfugiés sont de plus en plus
nombreux et leur situation empire. Le droit au retour, par
contre, semble être le droit exclusif de la diaspora
israélienne, qui l’attend depuis 2.000 ans. A ceux qui n’ont
été chassés que depuis 50-60 ans ne reste que le droit...
d’émigrer. En attendant, chaque année, si je vais dans les
camps ou que j’allume la télé, je vois toujours la même
image : une femme palestinienne qui emporte ses enfants et ses
affaires, qui s’échappe dans un camp de Rafah, de Gaza ou du
Liban. Je la vois crier, lever les mains au ciel, mais le ciel
ne répond pas. Cette femme autrefois était ma mère, elle a
ensuite été ma soeur, et peut-être que maintenant c’est ma
fille.
Vous avez exploré, vous, la limite, en
fréquentant la mort, l’exode, la prison. Qu’est-ce qu’une
telle expérience apporte au poète ?
La vraie poésie est un mélange chimique
très particulier qui filtre l’expérience collective à travers
l’expérience intime. La poésie requiert et offre des
métaphores pour rendre la réalité plus supportable. Quand
j’étais en prison, d’un point de vue poétique, je voyais mon
bourreau comme un prisonnier, et je me sentais plus libre que
lui parce que moi je n’étais privé que de liberté, mais pas de
la capacité de reconnaître l’autre à l’intérieur de moi. Je
n’ai pas changé d’avis. L’ennemi a de nombreux masques, nous
avons des traits communs et, dans ces conditions humaines
complexes, il peut arriver que les rôles s’échangent. Mais moi
je ne veux pas habiter l’image que mon ennemi a choisie pour
moi. Moi j’ai choisi le camp des perdants, je me sens comme un
poète troyen, un de ceux à qui on a enlevé jusqu’au droit de
transmettre sa propre défaite.
Mon rapport à la poésie s’est cependant
modifié, au cours du temps. Certains Palestiniens qui vivent
dans des conditions difficiles demandent au poète d’être le
chroniqueur des événements tragiques qui se déroulent tous le
jours en Palestine. Mais la langue poétique ne peut pas être
celle d’un journal ou de la télévision, elle doit même rester
en marge pour observer le monde, le filtrer à travers un
détail. La poésie doit surprendre, étonner, parler d’un chat
ou du désert avec les yeux d’un enfant qui en découvre la
signification pour la première fois. Pour ces Palestiniens,
j’aurais renoncé à mon code de résistance poétique. Pour moi,
au contraire, ça a été une autre façon de développer le
concept. Je hais l’occupation, mais je ne peux pas le répéter
tous les jours en poème ; de nombreux poèmes civils,
enthousiastes et pleins de zèle, ne rendent pas service au
Palestinien, parce qu’ils le réduisent à un slogan, ils le
congèlent dans l’image que veut en donner l’ennemi, ils
cachent son humanité la plus intime. Je pense, au contraire,
que la poésie, à sa façon, a inventé une globalisation enfin
sans hégémonie, parce qu’il n’existe pas de centre et de
périphérie de la poésie, il n’existe ni nord ni sud, il n’y a
pas de superpuissances et de petits pays. La poésie comme la
musique, explose partout, comme les champignons. La rencontre
entre des langues et entre des mondes, apporte par contre à
l’une et à l’autre quelque chose de différent, une certaine
étrangeté qui nous attire. L’Europe a parlé d’elle-même
pendant des siècles, maintenant elle semble exténuée et
saturée. Elle cherche vers la poésie d’Europe de l’Est, elle
cherche la littérature des pauvres pour se redonner un nouvel
appétit, et les pauvres du monde sont en train de développer
leurs propres littératures.
Vous avez été dirigeant de l’OLP,
l’Organisation pour la Libération de la Palestine, et même
après avoir choisi la poésie, vous avez continué à soutenir
avec passion la cause de votre peuple. Pensez-vous parfois
revenir en politique ?
Aucun citoyen palestinien ne peut dire
qu’il a vraiment renoncé à la politique. Mais depuis
longtemps, je n’ai plus, moi, de position officielle dans le
contexte de la vie politique palestinienne. Pour moi la
position officielle représentait un fardeau, une scission
douloureuse. Je n’arrivais pas à faire dirigeant le jour et
poète la nuit. La poésie doit pouvoir proclamer son propre
désespoir, faire son chemin en dehors des schémas et des
stéréotypes. Aujourd’hui, le panorama politique du monde arabe
s’est transformé et appauvri, il n’existe plus de grands
référents et paradigmes, il n’existe plus de véritable
dialectique politique, un respect réel des opinions d’autrui,
une écoute innocente de l’autre. On s’est écrasé dans trop de
rigidités : qui exprime des divergences politiques peut être
pris pour un traître. Qui n’est pas d’accord avec les
pratiquants peut être le pire des mécréants. Qui n’est pas
d’accord avec certains intellectuels, peut passer pour un
adorateur de l’absurde. J’évite ainsi des débats inutiles, je
me contente de parler de l’âme de mon peuple, de ses liens, de
sa force et de ses raisons, et j’essaie de m’inventer
l’espoir. |