Reportage RAMALLAH (Cisjordanie) ENVOYÉ SPÉCIAL Sans papiers, des milliers de Palestiniens vivent cloîtrés en Cisjordanie http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3218,36-957869@51-891944,0.html Article paru dans l'édition du 22 septembre 2007 Depuis que le dialogue israélo-palestinien a repris au mois de juin, Safa Barghouti, 32 ans, habitante d'un village des environs de Ramallah, s'est remise à rêver. Employée au ministère de l'éducation, la jeune femme ne se risque pas à imaginer la conclusion d'un accord de paix. Elle n'ose même pas songer à la levée des deux barrages militaires qui entravent les trajets entre son domicile et son bureau. Du président palestinien Mahmoud Abbas et du premier ministre israélien Ehoud Olmert qui planchent sur la conférence internationale sur le Proche-Orient prévue en novembre à Washington, Safa Barghouti espère juste obtenir une carte d'identité : un document dont elle est privée, comme des dizaines de milliers d'autres résidents de Cisjordanie et de la bande de Gaza, prisonniers de la bureaucratie militaire israélienne et, de ce fait, interdits de voyage à l'étranger.
"Nous avons recensé 55 000 personnes dans cette situation", dit Hussein Al-Sheikh, chef des affaires civiles, interlocuteur de l'armée israélienne pour toutes les questions d'ordre administratif et économique, avant d'ajouter : "Début août, lors de leur rencontre à Jéricho, Mahmoud Abbas avait demandé à Ehoud Olmert de régler ce problème rapidement. Mais les Israéliens, fidèles à leur habitude, ont décidé de procéder par étapes, et ils n'ont accepté de distribuer que 5 000 nouvelles cartes d'identité."
Safa Barghouti est "clandestine" depuis ses 16 ans, âge auquel les jeunes Palestiniens obtiennent la fameuse carte verte rédigée en arabe et en hébreu. Bien qu'elle soit née en Cisjordanie, les autorités d'occupation ont rejeté sa demande pour d'obscures raisons administratives. "J'ai réussi à me procurer par la suite un passeport jordanien, qui m'a permis de mener un semblant de vie normale, par exemple d'ouvrir un compte à la banque, dit-elle, mais parce que je n'ai pas de visa israélien dessus, il m'est impossible de sortir de Cisjordanie et même d'aller à Naplouse, qui n'est qu'à 40 kilomètres de Ramallah. Je suis à chaque fois refoulée aux postes de contrôle israéliens."
FAVORITISME ET "PISTON"
L'installation de l'Autorité palestinienne, en 1994, n'a rien changé à cet état de fait ubuesque. Israël, qui, en vertu des accords d'Oslo, a conservé la haute main sur le registre d'état civil palestinien, a certes permis au régime de Yasser Arafat de régulariser plusieurs milliers de ces "sans-papiers" durant les années 1990. Ces mesures ont notamment profité aux membres de la diaspora revenus vivre sur leur terre natale à l'occasion du processus de paix. Mais les quotas imposés par l'Etat juif et le favoritisme pratiqué par certains des responsables palestiniens chargés de trier les dossiers ont laissé des milliers de candidats sur le carreau. La situation s'est encore aggravée quand, en 2000, au début de la seconde Intifada, Israël a unilatéralement interrompu la délivrance de cartes d'identité. "Je vis en permanence avec le sentiment d'être inférieure aux autres, dit Safa Barghouti : Quand ils apprennent que je n'ai pas de papiers, les hommes qui viennent demander ma main font aussitôt demi-tour. Pour cette raison, il m'est impossible également de louer un appartement. Si je devais mourir demain, je n'aurais même pas droit à un certificat de décès." Assailli de demandes, Hussein Al-Sheikh, le patron des affaires civiles, veut croire que le lot des 5 000 nouvelles cartes arrivera avant la fin du ramadan. "Nous avons transmis aux Israéliens une liste de noms il y a dix jours et, depuis, nous attendons", dit-il. "Une fois que ces premières cartes auront été accordées, nous entamerons la négociation d'une seconde liste. C'est comme cela que ça se passe avec les Israéliens", poursuit-il. A ce rythme, Safa Barghouti risque de rêver pendant encore longtemps à son précieux sésame vert.
Benjamin Barthe |