Article paru dans l'édition du 5 février 2008 page 20 Point de vue
Double nationalité
pour les Israéliens et les Palestiniens J'ai souvent eu l'occasion d'affirmer que le destin des peuples palestinien et israélien était inextricablement lié et qu'il n'y avait pas de solution militaire à leur conflit. En prenant aujourd'hui la nationalité palestinienne, je peux donner corps à ces convictions. Quand ils quittèrent l'Argentine dans les années 1950 pour émigrer en Israël, mes parents espéraient m'éviter de grandir dans une minorité - une minorité juive. Ils voulaient me donner l'occasion de vivre au sein d'une majorité - une majorité juive. Cette ambition a eu une conséquence tragique pour ma génération. Nourrie des valeurs humanistes positives de cette société, elle a ignoré l'existence, au sein d'Israël, d'une minorité : une minorité non juive qui, avant la création de l'Etat d'Israël en 1948, représentait en Palestine la majorité. Le conflit israélo-palestinien se caractérise depuis toujours par l'incapacité à entendre la voix de l'autre. Si l'idée juive européenne qui a donné naissance à l'Etat d'Israël doit encore avoir une résonance dans le futur, elle devra faire choeur avec l'identité palestinienne. Il est désormais impossible de fermer les yeux sur l'évolution démographique : les Palestiniens constituent une minorité en Israël, mais une minorité en croissance rapide, dont la voix demande plus que jamais à être entendue. Ils représentent environ 22 % de la population israélienne, un pourcentage jamais égalé par aucune minorité juive dans aucun pays. Le nombre de Palestiniens en Israël et dans les territoires occupés dépasse déjà la population juive. Israël doit faire face à trois problèmes à la fois : celui de l'identité moderne et démocratique de l'Etat juif, celui de l'identité palestinienne à l'intérieur d'Israël, et celui de la création d'un Etat palestinien en dehors d'Israël. Avec des pays comme la Jordanie et l'Egypte, il a été possible d'instaurer une sorte de "paix froide" qui ne remette pas en question l'existence d'Israël comme Etat juif. Le problème des Palestiniens vis-à-vis d'Israël est en revanche bien plus délicat à résoudre, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. La solution impliquerait qu'Israël reconnaisse que cette région n'était pas vide et dépeuplée, que ce n'était pas là "une terre sans peuple", selon une conception répandue à l'époque de sa création. Quant aux Palestiniens, il leur faudrait accepter le fait qu'Israël est un Etat juif, et qu'il est là pour durer. Les Israéliens doivent néanmoins être prêts à intégrer une minorité palestinienne, quitte à réviser certains principes de l'Etat d'Israël ; ils doivent aussi entendre la nécessité et la légitimité d'un Etat palestinien aux côtés d'Israël. Non seulement il n'y a pas d'alternative, pas de baguette magique qui ferait disparaître la présence des Palestiniens, mais cette intégration est une condition indispensable - moralement, socialement et politiquement - à la survie même d'Israël. Aussi longtemps que l'occupation se prolongera et que le mécontentement palestinien restera sans réponse, il sera de plus en plus difficile de trouver un terrain d'entente minimal. L'histoire contemporaine du Moyen-Orient nous a si souvent montré que les occasions manquées de réconciliation avaient des conséquences tragiques pour les deux parties. Pour ma part, en acceptant la nationalité palestinienne, j'assume pleinement le destin de ce peuple, que, en tant qu'Israélien, je partage de fait. Etre citoyen d'Israël, c'est tendre la main au peuple palestinien et faire au moins l'effort de comprendre ce qu'a pu signifier pour lui la création de l'Etat d'Israël. Le 15 mai 1948, jour de l'indépendance pour les juifs, représente Al Nakba, la catastrophe, pour les Palestiniens. Le citoyen d'Israël doit s'interroger sur ce que les juifs, censés être un peuple d'intellectuels et de sages, ont fait pour partager leur héritage culturel avec les Palestiniens. Le citoyen d'Israël doit se demander pourquoi les Palestiniens ont été condamnés à habiter des taudis et soumis à des normes éducatives et sanitaires dégradées. Dans n'importe quel territoire occupé, c'est
l'occupant qui est responsable de la qualité de vie de l'occupé ;
dans le cas des Palestiniens, les gouvernements israéliens qui se
sont succédé au cours des quarante dernières années ont
lamentablement failli à leur tâche. Les Palestiniens doivent bien
sûr continuer à résister à l'occupation et à lutter contre les
tentatives de déni de leurs droits et besoins fondamentaux. Mais,
dans leur propre intérêt, cette résistance ne doit pas s'exprimer
par la violence, qui ne peut que desservir la cause du peuple
palestinien. De leur côté, les Israéliens devraient se montrer
tout aussi soucieux des besoins et des droits du peuple
palestinien qu'ils le sont des leurs. Nous qui partageons une même
terre et un même destin devrions tous avoir la double nationalité. Traduit de l'anglais par Myriam Dennehy. Daniel Barenboim est israélien et palestinien. |