Tribune libre - Article paru le 16 février 2008 le bloc-notes de Jean-Emmanuel Ducoin Palestine(s) Debray. Nous vous avions prévenus : attention, un choc, un vrai ! De ceux qui laissent une trace bien après l’épreuve des mots. « Épreuve » non par le style, admirable en tous sens, mais par l’accroc brutal qu’il inflige à ceux qui, comme nous, imaginent toujours possible l’existence d’un futur État palestinien. Nous y reviendrons un peu plus loin… Avec son dernier livre, Un candide en Terre sainte (Éditions Gallimard, 454 pages), Régis Debray nous emmène en voyage. Pas n’importe où. Et pas n’importe comment. L’idée directrice : nous promener dans les pas de Jésus, voir, écouter, comprendre, ressentir, penser, digresser et tenter de refaire, avec les moyens du XXIe siècle (frontières et murs en plus), l’itinéraire du « Fils de l’Homme » pour vérifier, in situ, ce que les monothéismes ont produit sur terre - à commencer par leur berceau. Là où, au fond, le conflit israélo-palestinien n’était pas, par essence, un conflit religieux, avant de le devenir faute de résolution politique. Quand le sacré rend les conflits extrêmes… Christ. De Bethléem au Golgotha, d’Israël en Palestine, en passant par la Jordanie, Gaza, le Liban, l’Égypte et la Syrie, le récit de Debray impose sa saveur et son tempo avec une fluidité étonnante et une érudition à plusieurs détentes : le passé, le présent, les présuppositions d’avenir, avec toujours en toile de fond le Livre, les livres, l’histoire faite et en cours. À ceux qui n’iront jamais là-bas et à ceux qui s’y rendront un jour ou l’autre, seul(e)s ou accompagné(e)s, il faut savoir que le philosophe et médiologue accorde assez peu d’importance scientifique aux Évangiles, dont l’imprécision n’est plus à démontrer. Aller « sur les pas de Jésus » ne fut qu’un prétexte à plus vaste entreprise, ce qu’il nomme « quelques croquis préalables pour l’étude de main d’un paysagiste à venir ». D’ailleurs il prévient : « La Terre sainte est une Terre-Livre dont le Livre, hormis quelques points de capiton, ne dit pas grand-chose (…). Autant le "quand" du Christ continue de passionner les savants, autant son "où" indiffère. » Et il ajoute : « Ne pas pouvoir localiser Cana avec exactitude, ni repérer sur une carte "le" désert, "la" montagne n’ont jamais empêché de gloser sur la symbolique du vin et celle des solitudes. Laïques ou non, les sciences religieuses discutent datation, très rarement localisation. » Réel. Candide, Debray ? La bonne blague. « La totalité, c’est ce qui manque. Le fragment, c’est ce qui reste », écrit-il. Puisqu’« une oeuvre vaut autant par ce qu’elle éclaire en nous que par ce qu’elle laisse dans l’ombre », chaque chapitre de cette ample embardée dans le réel s’ouvre sur une citation des Évangiles. Et vous savez quoi ? Ce qui suit immédiatement sonne comme un démenti quasi formel. Travail de l’orfèvre scrutant les moindres détails, captant toutes les paroles, décrivant les paysages, seuls capables de « rendre » ce qui fut - étrange supériorité, pour le coup, de la géographie sur l’architecture des bâtisseurs. Il s’interroge : « Qui ne se reconstruit un passé avec les nostalgies de son présent ? » Partant du principe que « le légendaire n’est pas du non-réel mais du plus-que-réel », Régis Debray nous invite, convoquant Renan, Flaubert ou Chateaubriand, à un parcours dés-initiatique où la lucidité affleure à chaque page. À Jérusalem, un « observant » lui confie : « Je suis inquiet, Israël a oublié son choix et sa vocation religieuse. » À Tel-Aviv, un ami libre-penseur lui souffle : « Israël a oublié sa vocation laïque et socialiste, cela devient inquiétant. » Déroutante complexité. Palestine. Mais venons-en à l’essentiel, au « but » de ce voyage qui ne porte pas son nom, à ce « choc » énoncé par l’auteur lui-même et trop peu évoqué par la presse depuis la sortie du livre, comme si une chape de plomb recouvrait ce que Debray appelle « une cure de vérité » (page 368). En somme : l’État palestinien s’éloigne de plus en plus. Sous la plume du philosophe, ça vaut affirmation. Il écrit : « Les bases physiques, économiques et humaines d’un "État palestinien viable" sont en voie de disparition, en sorte que le "Two-States solution", le "divorce juste et équitable" (Amos Oz), le territoire partagé entre deux foyers nationaux, l’un plus petit que l’autre, démilitarisé, mais souverain, viable et continu, ressemblent désormais à des mots creux, à écrire au futur antérieur. » Pénible à lire. Violent à soutenir. Pour Debray, la clôture de séparation n’a pas vocation à tracer une frontière peut-être illégale mais ayant au moins valeur, croyait-on, de démarcation internationale en pointillé. Non : « Les nouvelles routes dites de contournement est-ouest, sacrifiant l’ancien axe nord-sud, dessinent clairement la carte d’un territoire en voie d’annexion admettant trois ou quatre bantoustans arabes (Jénine, Ramallah et Jéricho). (…) L’ex-processus d’Oslo n’est pas seulement resté lettre morte. Avec la réoccupation militaire, il déroule ses phases l’une après l’autre, mais à l’envers. (…) Les "colonies" israéliennes ne dessinent pas des formes sur un fond palestinien, mais les grumeaux palestiniens sont déjà une forme sur un fond hébreu solidement infrastructuré. » Dans les faits, 8 000 colons de moins à Gaza, certes, mais installation à bas bruit de 20 000 ailleurs. La conclusion de Debray : « Se profile en résumé, au lieu d’un État palestinien annoncé et souhaité par tous, un territoire israélien encore inaperçu, avec, enclavées, trois municipalités palestiniennes autogérées. » Espérance. À force de manger à la table des morts, ne devient-on pas un peu immortel ? Bien sûr on reprochera au livre sa trajectoire tragique, sa désespérance évidente et assumée. Il nous assène un coup au plexus et c’est notre coeur qui se fige à l’épreuve du réel. Debray est-il donc précocement las, comme il le suggère malicieusement au détour d’une phrase ? A-t-il définitivement posé le sac d’après-voyage en découvrant « le pot-aux-roses », comme il dit ? « Nos testaments n’ont pas été suivis de l’héritage promis », confesse-t-il. Mais bien avant (page 335), il cite Voltaire : « Il faut se méfier des gens qui ont trop souffert. » Vous avez dit candide ? |