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pierre assouline juste un détail La présence invisible de Mahmoud Darwich C'était la semaine dernière, un soir,
à Haïfa. Après avoir fait escale depuis
vingt ans à Saint-Malo, Bamako, Dublin,
Sarajevo, Port-au-Prince, l'écrivain Michel Le
Bris et ses « Etonnants voyageurs » accostaient pour
la première fois en Israël. Trois jours durant, leur
Festival international du livre et du film fut l'occasion de rencontres entre
écrivains français et israéliens, de projections et de débats autour des
enfants de Mai 68, de la
nécessité de la poésie en temps de manque,
des manières de filmer la littérature, de la difficulté
d'écrire dans une autre langue, des silences de
l'histoire, de la situation de la critique littéraire à
l'heure de l'Internet... Et un soir donc, des poètes s'étaient
réunis afin de rendre hommage à
l'un des plus grands poètes de langue arabe, le Palestinien Mahmoud Darwich,
décédé il y a bientôt trois mois. Il disait : « Au-delà
des frontières de 67, il n'y a plus de
vie. » II est mort à 67 ans. Il avait quitté
son village natal d'Al-Birweh, près de Saint-Jean-d'Acre,
après sa destruction par l'armée israélienne
lors de la guerre de 1948 ; il vécut par la suite
à Haïfa, y fit ses études à l'université, y milita au
Parti communiste judéo-arabe, y publia ses premiers
articles, y fut assigné à résidence avant de prendre
les routes de l'exil. La Galilée, c'était
chez lui. Ainsi le cadre de cet hommage prenait-il tout son sens. André Velter qui fut de ses proches
témoigna de ce que celui qui
enflamma les cœurs par son plus célèbre poème
« Inscris ! Je suis arabe » (1964) lui répétait dans
leurs conversations des dernières années : « Inscris
:je suis poète », se désolant que dans
ses poèmes d'amour on crût qu'il
parlait de son pays lorsqu'il pariait d'une femme. Puis Nidaa Khoury, Arabe israélienne
et chrétienne, originaire elle
aussi de la Galilée du nord, professeur à
l'université Ben-Gourion du Néguev, évoqua ses confidences
à propos de son dernier poème « Scénario » : un homme et son ennemi tombent
dans une même fosse ;
survient un serpent : c'est l'Iran ; les deux
ennemis réussiront-ils à attraper la corde tendue
par le poète ? Puis un autre de ses amis israéliens,
de longue date celui-ci, prit la
parole, le romancier Salman Natour, un Druze.
A la fin de son évocation, il raconta une anecdote. Un jour, le ministre de
la culture de l'Autorité palestinienne
Yasser Abed Rabbo devait rencontrer le consul
américain à Ramallah. Il emmena avec lui son copain
Darwich qui ne conduisait pas. Quand il les vit arriver,
le diplomate prit celui-ci pour le chauffeur. On
lui fit comprendre qu'il était poète. Il dit alors :
« Ah, quel grand pays dont le ministre peut avoir un
poète pour chauffeur.' »
Alors Darwich le reprit : « Dites piutôt : quel
grand peuple que celui qui donne à un poète un ministre
pour chauffeur !» Après quoi Nidaa Khoury et Salman
Natour lurent des poèmes de leur
ami disparu, en arabe puis en hébreu. Une
indicible émotion s'insinua qui ressemblait à de l'espoir. Un moment de
grâce. A la sortie, les uns et les
autres firent quelques pas dans la nuit chaude
de Haïfa, la voix et les mots de Mahmoud Darwich
se bousculant encore dans le creux de l'oreille.
Un automobiliste à l'arrêt écoutait les nouvelles à la radio. Il était
question de ce qui se passait non loin à
Saint-Jean-d'Acre, au nord de la baie de Haïfa.
Depuis une semaine. Juifs et Arabes se tapaient
dessus au motif qu'un musulman avait sillonné
le quartier juif au volant de sa voiture le jour
de Kippour. Puis la radio se tut et la rue fut rendue à
la présence invisible de Darwich. L'actualité
évanouie, la poésie
resta.
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