« Le roman, c’est le genre de
l’histoire »
Interview de Rachi El Daïf
Romancier à succès, Rachid El Daïf reste un observateur acéré et
lucide de la complexité du Liban contemporain.
Avec Fais voir tes jambes, Leïla (*), Rachid El Daïf
poursuit, dans la veine de Qu’elle aille au diable, - Meryl Streep !
une chronique drôle et amère du Liban contemporain. Les déboires d’un jeune
homme, confronté au possible remariage d’un père encore vert, et aux
obligations que cela pourrait lui créer, encombré de surcroît d’une voiture
américano-japonaise invendable, dépassent la cocasserie pour explorer
profondément les rapports entre hommes et femmes, parents et enfants.
Amour, sexe, conventions sociales et nécessités économiques tissent une
toile où chaque mouvement du héros le ligote plus serré. Échappant à un
problème pour se jeter dans une catastrophe, il semble le parfait exemple
d’une génération désenchantée. Entré en littérature par la poésie pendant
la guerre civile, Rachid El Daïf se tourne ensuite vers le roman, d’abord
grave et tragique, puis d’une ironie tour à tour féroce et tendre. Cet -
ancien militant, aujourd’hui professeur de littérature à l’université, a
trouvé un public jeune et sans complexe. Guerre, politique et littérature
au menu d’un entretien sans concession.
Vos derniers livres contrastent avec ceux que vous avez
publié dans les années quatre-vingt-dix, marqués par l’expérience de la
guerre, comme Cher monsieur Kawabata.
Rachid El Daïf. C’est un - roman sous forme de lettre adressée à
l’écrivain japonais Yasunari Kawabata, prix Nobel en 1968, qui s’est
suicidé peu après. Il s’est donné la mort parce qu’il était attiré par le
néant. Pour nous, le suicide, la mort ne se concevait qu’au service d’une
cause. Je lui ai écrit pour faire part de la déception de toute une
génération, qui entendait construire un pays et qui n’a récolté que la
destruction. C’est un peu autobiographique. Je lui dis comment, communiste
d’origine chrétienne maronite, rallié aux forces
« palestino-progressistes », j’ai découvert que l’histoire
n’était pas la somme des volontés individuelles, que croyant en être
l’acteur, je n’en étais qu’un jouet. Il a été publié en France en 1998 chez
Actes Sud.
Passage au crépuscule parle de la guerre aussi, de la
peur de l’intégrité physique, du chaos, de la mise en question de toutes
les évidences. Il est tellement fictionnel qu’il est terriblement vrai.
Comment avez-vous vécu la guerre ?
Rachid El Daïf. J’ai passé presque toute la guerre à Beyrouth. J’ai
porté les armes pendant une brève période. Mais j’ai vite réalisé
l’absurdité de la chose, et que nous, les communistes, nous n’avions rien à
faire dans cette histoire, que nous n’étions que des alliés sans aucune
possibilité d’influer sur le cours des choses. On suivait aveuglément ceux
avec qui nous étions alliés. J’ai rapidement pris mes distances. Mais la
guerre a continué et continue encore, sous d’autres formes. C’est
maintenant la guerre entre l’Iran et les USA et leurs alliés arabes. Je
vais être très dur. Les Libanais se prêtent facilement aux causes des
autres. Dans l’histoire, nous avons été plus occidentaux que les
Occidentaux, plus palestiniens que les Palestiniens, plus nassériens que
les nassériens, et maintenant plus iraniens ou plus saoudiens, etc. Il y a
énormément d’argent dans tout ça. Cela n’a rien à voir avec ce qu’a été la
Résistance française, populaire, ouvrière. Ici, nous sommes des résistants,
des anti-impérialistes ou pro-impérialistes payés par l’argent du pétrole.
Les élections de 2009 n’y changeront rien.
Vos romans actuels sont
le portrait d’une génération plus jeune.
Rachid El Daïf. C’est jeune comme écriture, comme ton, mais pas
nécessairement comme « problème ». Cela dit, mes romans actuels
sont surtout apprécies par les jeunes. Parce que ça parle d’eux sans doute.
La sexualité est décrite dans le roman d’une manière
très libre. Est-ce plus facile aujourd’hui ?
Rachid El Daïf. Était-ce possible d’écrire cela en arabe il y a dix
ans ? Je ne sais pas. Mais la moitié des événements sont transposés à
partir d’un livre écrit il y a de plus de mille ans. Ils collaient -
parfaitement à mon propos. Dans la tradition arabe, parler de sexe est très
normal. Aujourd’hui, on s’étonne de lire des choses sur le sexe, sur
l’homosexualité, qui était monnaie courante à Bagdad à l’époque d’Haroun Al
Rachid. Il y a eu une coupure, c’est vrai, mais elle est dans l’expression
littéraire et non dans la pratique. Le problème n’est pas d’écrire en
arabe, il est de publier en arabe.
Ce qui fait qu’aujourd’hui cela paraît audacieux.
Rachid El Daïf. Au point que certains m’accusent carrément de
pornographie. Cela gêne des gens. C’est pourquoi je mets en garde mes
lecteurs : s’ils pensent que mon livre peut les choquer, qu’ils
s’abstiennent de le lire.
C’est aussi le personnage de Leïla qui peut choquer.
Elle est libre, généreuse.
Rachid El Daïf. C’est un beau personnage. Elle n’est peut-être pas
représentative, mais il y en a beaucoup comme elle. Et puis il faut faire
attention. Le monde arabe n’est pas uniforme. Au Liban même, on passe du
Moyen Âge à Broadway.
Le héros est aussi prisonnier d’un
« personnage » maléfique, une voiture japonaise qu’il ne peut ni
réparer ni vendre, et dont il sait qu’un jour ou l’autre les freins vont
lâcher.
Rachid El Daïf. Au Liban, on importe surtout des voitures d’occasion
d’Europe. Lui se fait persuader par un ami de lui acheter une voiture
japonaise importée des États-Unis. Beaucoup de pièces sont différentes. Et
comme il est honnête quelque part, malgré le fait qu’il vive du piratage de
CD, il est l’otage de cette voiture. Je voulais appeler le roman Disques de
freins américains. Le titre final, en arabe, est devenu Oublie la voiture.
Faut-il y voir un symbole ?
Rachid El Daïf. À chacun de l’interpréter comme il veut. Je suis
persuadé que le livre est propriété du lecteur. L’auteur ne peut investir
son livre d’un message unique ou d’un sens unique. Le sens des livres
change en permanence. Ce n’est pas seulement une question d’interprétation.
Le ton du livre est assez ironique, le personnage est
décalé, en retrait.
Rachid El Daïf. C’est la situation qui l’impose. L’ironie est dans
l’événement, quelle que soit sa gravité. Parce que l’événement est vrai. Je
veux dire pas aseptisé. Le personnage, lui n’est pas un ironiste. Il n’est
pas conscient du caractère comique de ses réactions. Le conflit avec son
père est très sérieux. Ainsi la scène où il s’inonde la tête d’huile, en
juin, un dimanche, à Beyrouth, un moment sans voiture, et donc sans
pollution, pour essayer de se suicider par insolation est grave. Dans ce
sérieux et dans cette gravité de la situation réside l’ironie. Et on peut
en voir des effets comiques avec la réaction de père qui tourne avec le
soleil pour lui faire de l’ombre. Et, là encore, cela vient du personnage
du Madjnoun de Leila, dont Aragon s’est inspiré pour le Fou d’Elsa. C’est
un conte très populaire en arabe, dont il existe plusieurs versions,
d’ailleurs. La scène, inversée, vient du Madjnoun de Lubna, où c’est le
père, pour obliger le fils à divorcer d’une femme stérile, qui s’expose et
le fils qui suit le soleil.
Comment ce livre a-t-il été reçu ?
Rachid El Daïf. Sans enthousiasme par les censeurs des pays arabes
(interdit dans certains pays). Très bien par les lecteurs, compte tenu de
ce qu’est la lecture dans nos pays. Mon éditeur est très satisfait. Je suis
lu surtout par des jeunes. J’ai été contacté par producteur français pour
une adaptation cinématographique, mais l’affaire en est restée là.
Comment se porte la littérature libanaise ?
A-t-elle été changée par la guerre ?
Rachid El Daïf. Énormément. La guerre est une épreuve très dure, qui a
changé beaucoup de certitudes, de visions du monde. Elle a permis de
prendre conscience de la réalité des individus et des sociétés. Pour moi,
par exemple, la patrie était une donnée naturelle, quelque chose comme le
soleil qui se lève chaque jour. Tout cela a changé de façon dramatique.
Avant la guerre, la poésie dominait la scène littéraire. Maintenant, c’est
le roman qui est au premier plan. Les romanciers, et surtout les
romancières, étaient occultés par les poètes, qui tenaient les pages
culturelles des journaux, par exemple. Dans la culture arabe, la poésie se
range du côté de l’absolu, de la conception métaphysique du monde. Elle
s’écrit dans une langue conçue comme a-historique, qui intervient sur
l’histoire mais que l’histoire n’influence pas. Même chez les plus grands,
on ne sent pas les odeurs du temps présent, de la ville, des
embouteillages, de la pollution. Le paradoxe veut qu’au moment où le
sentiment religieux monte dans les pays arabes, le roman se développe
aussi. C’est que, vraiment, le roman est le genre de l’histoire. Le roman
s’écrit dans une langue conçue comme historique.
(*)
Actes Sud, 2006. Traduit par Yves Gonzales-Quijano. 176 pages, 18 euros.
Entretien réalisé par Alain Nicolas
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