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International - Article paru le 18
décembre 2008
Entretien Entretien avec
Elias Sanbar
Palestine-Israel : le piège du diktat américain
Rencontre avec Elias Sanbar, écrivain et
représentant de la Palestine à l’UNESCO, où il a reçu l’Humanité. Comment
négocier avec l’occupant et résister quand même ? De ce paradoxe central
découlent une série d’autres qui rendent inextricable la situation des
Palestiniens. Comment sortir du piège tendu par Washington ? Comment
réunifier le mouvement national tout en combattant l’influence du
Hamas ? Comment forcer l’UE à sortir du silence complice, elle qui paie
tout ? Elias Sanbar répond. Un
an après la conférence d’Anapolis, le Conseil de sécurité de l’ONU vient de
réitérer l’engagement pris par le président des États-Unis de la création
d’un État palestinien, en repoussant l’échéance. Quel crédit apporter à cette
nouvelle promesse, quand on voit le résultat catastrophique d’Anapolis :
depuis un an, tout sur le terrain va à contresens du chemin de la paix ? Elias Sanbar. C’est
vrai, la situation s’est aggravée car Anapolis n’a pas empêché le
développement de la colonisation et de mesures spécifiques à Jérusalem.
Anapolis était d’avance un projet mort-né. Peu auparavant, Bush, dans la
conférence de presse la plus brève de l’histoire, avait fixé les règles en
deux choses dites et une omission. La première chose dite, c’est le refus net
d’une solution à la question des réfugiés. La seconde, c’est que
« nouvelles réalités de terrain empêchent le retour aux lignes de
cessez-le-feu de 1949 ». C’est là qu’il y a eu brouillage : il a
dit 1949 alors que tout le monde parle de 1967. En fait, c’est la même chose,
c’est la ligne verte. Cela voulait dire clairement qu’il n’y aurait pas
d’application des résolutions 242 et 338 de l’ONU, pas de retrait sur la
ligne de 1967. Que les « nouvelles réalités », c’est-à-dire les
colonies, sont là pour toujours. La troisième chose, l’omission, c’est qu’il
n’y a pas eu un seul mot sur Jérusalem, comme si la question était déjà
réglée. Après cela, il ne restait pas grand-chose à négocier. Que
restait-il ? Elias Sanbar. Deux
choses importantes aux yeux des Américains : ne laisser personne entrer
dans le jeu (ni l’Union européenne, ni la Russie, ni l’ONU) et permettre le développement
de faits accomplis sur le terrain en multipliant les effets d’annonce. Toute
la négociation menée sous l’égide des Américains ces trois dernières années
avait ce seul objectif : garder la mainmise totale sur le processus pour
permettre à Israël de continuer la colonisation. Tout était bloqué, sauf
cela : l’extension des colonies et la construction du mur. Pourquoi
les Palestiniens ont-ils accepté de jouer ce jeu ? Elias Sanbar. C’est
une question légitime. Je dirais : par faiblesse profonde. Il n’y avait
aucun moyen de contrer le diktat américain. Il ne fallait pas apparaître
comme celui qui ne voulait pas la paix. C’est un jeu pervers : on peut
venir et tout saboter, mais ne pas venir, c’est être celui qui refuse la paix
qu’on lui propose. Il faut ajouter à cette faiblesse une dose d’illusion
: on espérait que les Américains pouvaient obtenir quelque chose des
Israéliens. Il y a un autre élément, interne celui-là : quand vous avez
négocié pendant trois ans en n’osant pas dire à votre opinion publique que ça
ne donne rien, c’est difficile de venir dire au bout du compte :
« On s’est fait avoir pendant trois ans. » Car alors, c’est le
Hamas qui marque des points, lui qui a toujours dénoncé le processus de paix.
L’Autorité palestinienne a été prise dans cet étau en permanence. Cela,
me semble-t-il, dure depuis plus de trois ans. C’est la raison pour laquelle
le Fatah a perdu les élections de 2006 : le processus de paix n’avait
pas donné de résultats. Elias Sanbar. Ce
n’est pas la principale raison. Les gens ont voté par rapport à trois
choses : la première, c’est l’insécurité. Dans une société occupée, on
peut à la rigueur admettre la violence contre l’occupant, pas la violence
intérieure. Ce qui relève du pénal apparaît comme inqualifiable : les vols,
les enlèvements, les bandes armées, le clientélisme. Deuxième raison :
ce qui apparaissait comme l’accaparement du pouvoir par le Fatah et son
manque d’unité. Et
la corruption ? Elias Sanbar. Aussi,
mais cela a été considérablement monté par les médias. Il y en a eu, je ne le
nie pas, mais pas autant qu’on l’a dit. L’Union européenne a fait une grande
enquête dont elle n’a pas eu le courage de publier les résultats. Il en
ressortait que de tous les pays aidés la Palestine était celui où le
pourcentage de détournement était le plus faible. Une enquête de la Banque
mondiale a abouti aux mêmes conclusions. Il
y avait aussi l’impression, alors très forte, que l’Autorité ne protégeait
pas les citoyens contre les exactions d’Israël, qu’elles viennent de l’armée
ou des colons. Elias Sanbar. En
fait, le problème fondamental, c’est qu’il est difficile d’être occupé et de
négocier en même temps avec l’occupant. C’est un cas complètement fou. Si tu
es occupé, tu dois t’opposer à l’occupant, et en même temps, tu négocies avec
lui. Mais ce qu’il faut dire aussi, à propos de la perte des élections, à 3%
seulement d’écart avec le Hamas, c’est la faute inqualifiable du Fatah qui
s’est fait hara-kiri en présentant 288 can- « Le problème fondamental,
c’est qu’il est difficile d’être occupé et de négocier en même temps avec
l’occupant. » est une donnée fondamentale : le Fatah est en train
de se détruire. C’est une des raisons de la faiblesse du président Abbas. Ne
devait-il pas y avoir un congrès pour le remettre en ordre de marche ? Elias Sanbar. Cela
fait vingt ans qu’il n’y a pas eu de congrès du Fatah. On a annoncé la tenue
du prochain il y a trois ans et il n’est toujours pas en vue. La vieille
garde ne veut pas bouger et les jeunes qui ont mené le combat patriotique de
l’Intifada estiment qu’ils n’ont pas ce à quoi ils avaient droit en termes de
pouvoir. Il y a des critiques acerbes contre le gouvernement actuel qui est
pourtant très bon. Pour la première fois, nous avons de finances
rationnelles. 57 % du budget va à Gaza. Pas un salaire ne reste impayé.
Personne ne le dit. Les assurances médicales sont payées. On n’avait jamais
eu ça avant. Le ministère de l’Éducation marche très bien, avec une
excellente ministre qui était, auparavant, responsable à l’UNRWA. La sécurité
s’améliore en Cisjordanie, aussi paradoxal que cela paraisse. À Naplouse et
Jenine, la police palestinienne, désormais unifiée, a repris les choses en
main. Tout cela n’apparaît pas, car il y a trop de paradoxes. Celui d’être
occupé en même temps que négociateur. Celui d’un Fatah qui se saborde alors
que les islamistes montent. Celui d’une Amérique qui négocie pour tout
bloquer. Et enfin celui d’une Europe qui n’ose pas forcer la porte alors
qu’elle en a les moyens. C’est elle qui paie le plus, mais accepte de n’avoir
rien à dire ! C’est
pire que cela, avec la décision annoncée la semaine dernière, sous présidence
française, de hausser le statut des relations de l’UE avec Israël. Elias Sanbar. La
décision de Bernard Kouchner est absolument incompréhensible. Il a suffi
qu’il voie Tzipi Livni cinq minutes en tête-à-tête, il est sorti et a annoncé
cela. Alors que les députés européens avaient voté dans le sens contraire
quelques jours plus tôt. C’est très inquiétant. Est-ce
que cela vaut la peine de continuer ce jeu de dupes ? Certains, comme
Sarih Nusseibeh, disent qu’il faut tout reprendre à zéro. Dissoudre
l’Autorité, remettre la responsabilité des territoires occupés et des
Palestiniens qui y habitent à Israël. D’autres disent qu’avec l’extension des
colonies la solution des deux États n’est plus possible, qu’il faut revenir à
l’idée d’un État démocratique binational. Elias Sanbar. La
vraie question, c’est : qui a les moyens de sortir du jeu ? Pas
nous en tout cas. Je connais la thèse de Sarih et de ceux qui demandent la
dissolution de l’Autorité. C’est impossible. On ne peut pas lâcher comme cela
la population, laisser tomber le système de santé, les écoles, les 190 000
familles qui vivent du salaire que leur verse l’Autorité. La taille moyenne
d’une famille est de 10,3 personnes, cela fait deux millions de gens qui
n’auraient plus un centime pour vivre. Israël n’aurait plus qu’à les pousser
vers les frontières pour une autre Nakba. Voyez ce qui se passe à Gaza où de
plus en plus de gens, pris dans la nasse du blocus, songent à partir. Le seul
résultat c’est qu’on dira : « Regardez ces irresponsables,
incapables de gérer un État. » Quant à l’idée d’Azmi Bichara, un État
binational, c’est très bien, c’est magnifique. Le seul problème, c’est que les
Israéliens ne veulent pas. Dans binational, il y a « bi ». Cela
veut dire qu’il faut être deux pour le faire. Sinon, bien sûr que c’est la
solution idéale, un État binational laïque et démocratique, un État de tous
ses citoyens. Mais on en est très, très loin. Les gens simples le savent.
C’est l’intelligentsia qui confond le souhaitable, tout à fait légitime
d’ailleurs, et le réel. Ce qu’il faut, c’est se battre sur les principes et
trouver le meilleur chemin du court terme au long terme. N’êtes-vous pas inquiet des déclarations
de Tzipi Livni qui veut un État palestinien pour y déverser tous les Arabes
israéliens ? Elias Sanbar. Si bien sûr, et encore plus de
Netanyahou qui, avec les pires extrémistes au sein du Likoud, risque de
gagner les élections. Ce qu’il faut dire, c’est qu’une illusion fantastique a
été entretenue pendant quinze ans à coups de sondage. On demandait aux
Israéliens : « Êtesvous pour un État palestinien ? » et
selon les moments, 60 à 80 % répondaient oui. « Formidable ! »
s’écriait-on, les Israéliens sont pour la paix ! Mais jamais on n’est
rentré dans le détail de ce que signifiait pour eux un État palestinien.
Quand on demande aux gens : « Voulez- vous la paix ? »,
il n’y a que les malades mentaux pour dire non. Si on ne donne pas un contenu
à cette paix, ça ne veut rien dire. Y
a-t-il un risque de voir la main mise du Hamas sur Gaza s’étendre à la
Cisjordanie ? Elias Sanbar. Il
existe, mais atténué par le fait que le gouvernement est plus présent, la
police plus entraînée, mieux déployée et parce que le terrain est différent.
En Cisjordanie, les zones israéliennes et palestiniennes sont totalement
enchevêtrées. C’est difficile pour Hamas de faire la jonction. Mais il faut
reconnaître leurs points forts. Par exemple, ils ont la meilleure chaîne de télévision,
qui fonctionne sur le modèle de celle du Hezbollah libanais, Al Manar. Pensez-vous
une union nationale encore possible entre le Hamas et le Fatah ? Elias Sanbar. Oui,
mais le problème n’est pas là. La seule revendication légitime, c’est celle
de l’unification du peuple de Palestine. C’est cela qui est fondamental et
qu’il faut à tout prix restaurer. Le
mouvement national palestinien n’est-il pas trop émietté ? Elias Sanbar. Non,
absolument pas. Ce sont les superstructures qui sont émiettées. Le peuple,
lui, est pris en otage. Il est coincé entre la répression et les impératifs
de la vie quotidienne. Les gens, les hommes, les femmes, les vieux, les
enfants vivent des situations ahurissantes sur le plan humanitaire et social.
C’est mon obsession. Faire quelque chose pour libérer ces gens. Qu’attendez-vous
de l’élection de Barak Obama ? Elias Sanbar. Son
élection m’a beaucoup ému au plan humain et politique. Il est jeune,
brillant, il est issu d’une minorité. Mais beaucoup de gens ont oublié
l’essentiel : il est américain et il va continuer à travailler dans le
sens de la suprématie de son pays. Là où j’ai un peu d’espérance, c’est qu’il
veut désamorcer certains conflits, se retirer d’Irak, parler avec l’Iran. Or
toute décompression dans la région ne peut qu’être favorable à la Palestine.
Si on veut enlever de la tension au Moyen-Orient, on ne peut pas continuer à
en accumuler dans ce qui en est l’épicentre. D’ailleurs, il y a une chose qui
ne trompe pas : Israël n’est pas tranquille. On sent une inquiétude dans
la presse. Jérusalem
sera en 2009 « capitale culturelle du monde arabe ». Comment cela
se prépare-t-il et est-ce qu’Israël va l’admettre ? Elias Sanbar. Israël
ne l’admet pas mais cela va se faire. Célébrer Jérusalem à Jérusalem et dans
tout le monde arabe, c’est important. On prépare des célébrations partout.
Par exemple, la grande cérémonie d’ouverture n’aura pas lieu à Jérusalem,
mais à Bethléem, le 22 janvier. Il y aura toute une série de manifestations
culturelles, mais elles seront aussi politiques dans la mesure où l’intitulé
même : Jérusalem, capitale culturelle du monde arabe, est politique. Entretien
réalisé par Françoise Germain-Robin |