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Israël a-t-il perdu la guerre ? Shlomo Sand, historien renommé, est l'un des rares intellectuels
israéliens – y compris à gauche – à condamner le pilonnage de Gaza. Il rêve
d'une république israélienne ouverte sur le monde arabe. Il est une des
figures intellectuelles les plus brillantes d'Israël. Historien, ancien
étudiant de l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris,
professeur à l'université de Tel-Aviv, Shlomo Sand, 62 ans, a lâché l'an
dernier une bombe culturelle, avec un livre au titre provocateur : Comment le
peuple juif fut inventé. Plongée à travers l'histoire juive, remise en cause
des mythes fondateurs d'Israël, ce livre a suscité des débats passionnés dans
le pays… et un relatif silence médiatique en France. Avec le romancier
David Grossman et l'historien Tom Segev, Shlomo Sand est un des rares
intellectuels israéliens à crier aujourd'hui sa révolte contre les
bombardements de Gaza. Au-delà, il nous livre sa vision d'une « République
israélienne », enfin ouverte sur le monde arabe, et qui serait l'Etat de tous
ses citoyens... Quel bilan
tirez-vous de l'offensive israélienne sur Gaza ? Le timing électoral était parfait ! Avant les élections israéliennes
et en prenant soin de retirer les chars à la veille de l'investiture d'Obama,
Ehud Barak a planifié ce Blitz, un déluge de bombes qui ne mettait pas en
danger la vie des soldats israéliens. Nous avons semé la désolation, tué 1
300 Palestiniens, en avons blessé plus de 5 000, les deux tiers sont des
femmes et des enfants, presque tous victimes de notre aviation. Le Hamas
est-il éliminé ? Avons-nous renforcé le camp de la paix chez les Palestiniens
? Mais l'opinion
israélienne a soutenu cette guerre. Vous êtes une voix dissonante... Je suis arrivé au sommet de ma carrière universitaire, je n'ai rien à
perdre et je n'ai pas peur. Certes, je me sens très seul. Mais n'oubliez pas
que près de dix mille jeunes ont manifesté le 3 janvier à Tel-Aviv. Même en
2006, au début de la guerre contre le Hezbollah, il n'y avait pas eu une
mobilisation d'une telle ampleur. C'était une manifestation très politisée,
l'extrême gauche ainsi que les Arabes israéliens qui habitent Tel-Aviv ou
Jaffa. “Nous avions le devoir de
privilégier la diplomatie, de ne pas commettre ce massacre de civils.” La gauche, et même
des écrivains comme Amos Oz ou Avraham B. Yehoshua, ont approuvé ces
bombardements... C'est une habitude chez nous. Au début de chaque guerre, depuis 1973,
Israël reçoit le plein soutien des intellectuels de la gauche sioniste. Il
faut attendre quelques semaines pour qu'ils changent d'avis. Une personne
nous manque terriblement aujourd'hui, le professeur Yeshayahou Leibowitz,
grand philosophe mort en 1994 qui s'est toujours battu contre les guerres non
défensives d'Israël, et qui laisse un grand vide moral. Parce que cette guerre était pour vous non défensive ? Des roquettes
tombaient sur les villes israéliennes... Bien sûr, il n'est pas normal que des roquettes tombent sur Israël.
Mais est-il plus normal qu'Israël n'ait toujours pas décidé quelles étaient
ses frontières ? Cet Etat qui ne supporte pas les roquettes est aussi un Etat
qui ne veut pas renoncer aux territoires conquis en 1967. Il a refusé l'offre
de la Ligue arabe en 2002 d'une pleine reconnaissance d'Israël dans les
frontières d'avant 1967. Mais le Hamas, lui,
ne reconnaît pas Israël. Le Hamas, ce mouvement bête, pas diplomate, avait proposé une « oudna
», une trêve de longue durée à Gaza et en Cisjordanie. Israël a refusé parce
qu'il veut continuer de tuer les militants du Hamas en Cisjordanie, soit une
quinzaine en octobre-novembre après des mois de calme. Israël a donc eu sa
part de responsabilité dans la reprise des tirs de roquettes. Au lieu de
renforcer le courant modéré du Hamas, Israël pousse les Palestiniens au
désespoir. Nous avons ghettoïsé une population entière et refusons de lui
accorder sa souveraineté depuis quarante-deux ans. Comme je suis indulgent
envers Israël, je dirai seulement depuis vingt ans, 1988, date à laquelle
Arafat et l'Autorité palestinienne ont reconnu l'Etat d'Israël, sans rien
avoir gagné en échange. Qu'on comprenne bien : je n'accepte pas les positions du Hamas et surtout
pas son idéologie religieuse, parce que je suis un homme laïc, démocrate, et
assez modéré. Comme Israélien et comme être humain, je n'aime pas les
roquettes. Mais comme Israélien et historien, je n'oublie pas que ceux qui
les lancent sont les enfants et petits-enfants de ceux qui ont été chassés de
Jaffa et d'Ashkelon en 1948. Ce peuple de réfugiés, moi, Shlomo Sand, je vis
sur la terre qui était la sienne. Je ne dis pas que je peux leur rendre cette
terre. Mais que chaque offre de paix doit partir de ce constat. Quiconque
oublie cela n'arrivera jamais à offrir aux Palestiniens une paix juste. Mais, disent les
partisans de ces bombardements, Israël s'est retiré de Gaza, et les roquettes
ont redoublé. C'est absurde ! Imaginez que les Allemands, comme ils l'ont fait en
1940, occupent aujourd'hui le nord de la France et pas le Sud. Vous diriez
qu'ils respectent le droit à l'autodétermination des Français ? Sharon s'est
retiré unilatéralement de Gaza pour ne pas faire la paix avec Arafat, et ne
pas renoncer à la Cisjordanie. Mais les Palestiniens n'ont pas demandé une
réserve d'Indiens à Gaza ! Ils demandent un Etat palestinien indépendant en
Cisjordanie et à Gaza. “La raison pour laquelle il est
impossible de conclure une paix juste, Tous les torts
seraient du côté d'Israël ? Israël ne comprend malheureusement que la force. La raison pour
laquelle il est impossible de conclure une paix juste en ce début du XXIe
siècle, ce ne sont pas les roquettes, c'est la faiblesse palestinienne.
Israël n'a signé la paix avec Sadate en 1977 que parce que l'Egypte avait
remporté une demi-victoire en 1973. Le grand rabbin de
France, Gilles Bernheim, dit pourtant qu'Israël ne doit pas « courir au
suicide au nom des bons sentiments ». Mais de quoi parle-t-on ? Qu'est-ce qui menace notre existence ? Nous
avons le meilleur armement et le soutien de la première puissance mondiale.
Le monde arabe nous propose une paix globale sur les frontières de 1967. La
dernière guerre qui a menacé l'existence d'Israël remonte à trente-cinq ans !
Est-ce qu'il ne comprend pas ça, ce grand rabbin ? Il n'est pas le
seul. André Glucksmann, à propos des bombardements israéliens, écrit qu'il «
n'est pas disproportionné de vouloir survivre ». Vous me parlez d'un homme qui a admiré Mao ! Ces mecs de 1968, qui
ont soutenu toutes les horreurs chinoises, jamais ils n'ont fait une
autocritique, jamais ils n'ont essayé de comprendre pourquoi ils s'étaient
identifiés au totalitarisme. Aujourd'hui, André Glucksmann, comme
Bernard-Henri Lévy, sont toujours du côté de la force, à Jérusalem cette
fois. Ils n'ont pas changé... “Ah, Israël a téléphoné [aux
habitants avant les bombardements], Israël a pris des précautions ? Mais Bernard-Henri
Lévy rappelle que Tsahal téléphonait aux habitants pour leur dire de fuir les
bombardements, qu'Israël a tout fait pour éviter les victimes civiles... Ah, Israël a téléphoné, Israël a pris des précautions ? Mais où
pouvaient-elles aller, les familles palestiniennes ? C'est vrai, Israël a
pris beaucoup de précautions. Mais pour ses troupes ! Ces morts-là nous
préoccupent beaucoup car nous sommes devenus une société individualiste et
hédoniste, et nos dirigeants sont très soucieux de leur réélection. BHL rappelle aussi
que le Hamas a utilisé la stratégie des boucliers humains... Quelle hypocrisie ! A-t-il oublié Mao : un mouvement de résistance
doit se couler dans la population comme un poisson dans l'eau ? Le Hamas
n'est pas une armée, c'est un mouvement de résistance terroriste qui agit
comme tous ceux qui l'ont précédé, Viêt-cong ou FLN. C'est justement parce
que nos dirigeants savaient cela qu'ils avaient le devoir de privilégier la
diplomatie, pour ne pas commettre ce massacre de civils. Nous avons fait la
preuve que nous n'avons aucune retenue morale, pas plus que la France en 1957
en Algérie qui a détruit des villages entiers. Maintenant, ce qui me choque
plus que jamais, c'est que cet Etat que j'ai servi comme soldat durant deux
guerres, et qui se définit depuis sa Déclaration d'indépendance en 1948 comme
l'Etat de tous les juifs, appartienne davantage à Bernard-Henri Lévy qu'à mes
amis universitaires qui vivent ici, payent leurs impôts ici, mais sont d'origine
arabe. Qu'est-ce que ça veut dire être sioniste quand on vit en France, qu'on
ne veut pas vivre sous l'autorité juive, et qu'on s'identifie au pire de la
politique des dirigeants d'Israël ? Ça veut dire contribuer à la montée de
l'antisémitisme. Justement,
n'avez-vous pas été choqué que, lors des manifestations à Paris, des drapeaux
israéliens ont été brûlés ? Bien sûr que cela m'inquiète. C'est pour cela qu'il est important que
les Israéliens qui pensent comme moi soient entendus. Pour mettre un coup
d'arrêt à cette dérive. Et faire qu'on ne confonde pas la politique de nos
dirigeants avec tous les Israéliens, et bien sûr avec les juifs, car je suis
certain que beaucoup de juifs français, hors de l'establishment, partagent
mon point de vue. Les Palestiniens de
Cisjordanie n'ont pas bougé... Cette guerre renforce leur désespoir. Depuis la conférence
d'Annapolis en novembre 2007, Mahmoud Abbas se prête à n'importe quoi pour
faire avancer la paix. Il emprisonne les militants du Hamas. Et Israël le remercie
en multipliant les check-points, en poursuivant la colonisation, en
construisant un mur sur le territoire du futur Etat palestinien. Quel
Palestinien qui se respecte peut maintenant soutenir Abbas ? Et les Arabes
israéliens, quel est leur état d'esprit ? Je suis sans arrêt au contact de mes étudiants arabes. C'est
terrible. Ils parlent hébreux souvent mieux que moi. Je les vois chaque jour
devenir plus Israéliens du point de vue culturel, et plus anti-Israéliens du
point de vue politique. Comment peuvent-ils vivre dans un pays qui ne les
accepte pas comme citoyens à part entière ? Je crains que leur aliénation
n'aboutisse à un Kosovo en Galilée. Vous demandez aux
Israéliens quelque chose d'énorme, abandonner toute prétention au-delà des
frontières de 1967 - hormis le Mur des lamentations -, mais aussi créer une
République israélienne qui ne soit plus l'Etat des seuls juifs. C'est
réaliste ? Beaucoup de gens en Israël soutiennent ma cause. Mon livre a été
best-seller pendant dix-neuf semaines, j'ai fait une dizaine d'émissions de
télé. Nous sommes peut-être une société raciste et pas totalement
démocratique, mais profondément libérale et pluraliste. Que peut-on objecter
à quelqu'un comme moi qui demande qu'Israël soit l'Etat de ses propres
citoyens, juifs, arabes ou autres ? D'autant que j'ajoute qu'après Hitler, on
ne peut nier la solidarité entre juifs. Et que l'Etat d'Israël doit rester un
refuge pour les juifs persécutés. Mais pas automatiquement être l'Etat de
Bernard-Henri Lévy et de tous les juifs qui ne veulent pas vivre en Israël. Vous êtes
antisioniste ? Non, car se définir comme antisioniste peut signifier être
anti-Israélien. Or, je défends l'existence de l'Etat d'Israël, parce que
j'accepte le fruit de l'entreprise et de l'histoire sioniste - la société
israélienne. Mais je ne suis pas sioniste, car ce qui justifie mon existence
ici, c'est le fait d'être démocrate. Cela signifie que l'Etat doit être
l'expression de son corps social, pas celle des juifs du monde entier. Vous
pouvez dire que je suis post-sioniste. “C'est une bêtise raciste de dire
qu'il nous faut divorcer des Arabes. Mais ne
risquerait-on pas de voir les juifs en minorité dans l'Etat qu'ils ont créé ? Je comprends cette peur. C'est la raison pour laquelle je suis contre
l'Etat binational, qui serait un Etat à majorité arabe, et que je propose aux
Israéliens de se fixer le plus vite possible sur les frontières de 1967,
c'est-à-dire de garder l'hégémonie judéo-israélienne. Mais pas une hégémonie
exclusive. La République israélienne doit être laïque et démocratique. Reste
toutefois que dans mon utopie, dans mon monde imaginaire, l'Etat binational
serait le plus juste possible... Y compris avec les
juifs en minorité ? La distance qui me séparera de mes petits-enfants sera au moins
culturellement équivalente à celle qui me sépare de mes grands-parents. Cela
signifie que vivre au Proche-Orient se fera en symbiose avec la culture
arabe. Je souhaite d'ailleurs une confédération israélo-palestinienne
immédiatement après qu'Israël se sera retiré sur les frontières de 1967.
C'est une bêtise raciste de dire comme Amos Oz qu'il nous faut divorcer des
Arabes. Dans la paix, on deviendra un peu plus arabes, comme vous Français
devenez un peu plus européens. Mais face à une
société israélienne qui reste majoritairement laïque, il y a une société
palestinienne plus islamiste qu'il y a trente ou quarante ans ? La jeunesse arabe en Israël ne devient pas plus religieuse, surtout
pas les femmes. Le fondamentalisme se cristallise face au monde occidental.
Ce n'est pas une victoire du religieux, c'est l'échec du socialisme laïc au
Proche-Orient, renforcé par la façon dont vous les Européens accueillez les
travailleurs immigrés, dont les Américains mènent leur guerre en Irak, dont
Israël traite les Palestiniens. C'est le fruit de conflits, pas d'une
tendance historique naturelle. Regardez ce qui se passe en Algérie : la
politique pourrie du FLN a fait naître l'islamisme, mais ce n'est pas une
évolution en profondeur, l'Algérie ira vers la modernité. Le Hamas, de son
côté, habillé de vêtements islamistes, n'a pas cessé d'être un mouvement
nationaliste moderne. Dans votre livre,
vous détruisez les mythes fondateurs d'Israël - le peuple de l'exil qui
revient sur sa terre. Mais par quoi les remplacez-vous pour légitimer
l'existence de ce pays ? On m'a récemment posé cette question à l'université palestinienne de
Jérusalem. J'ai répondu de façon un peu dramatique que même un enfant né d'un
acte de viol a le droit de vivre. La création d'Israël par des juifs dont
beaucoup étaient des rescapés des camps d'extermination a été un acte de viol
contre les populations arabes de Palestine. Il a fait naître la société
israélienne qui vit déjà depuis soixante-dix ans, et qui a développé sa
culture. On ne règle pas une tragédie en en créant une autre. Cet enfant a le
droit d'exister. Sauf qu'il faut l'éduquer pour qu'il ne perpétue pas l'acte
de son père. Il y a trente ans, je n'aurais peut-être pas tenu ce discours.
Mais le monde arabe a reconnu Israël. L'OLP aussi, après la demi-victoire de
l'Intifada. Donnons une chance au Hamas aussi. N'oublions pas, sans les excuser,
que ceux qui tirent sur Ashkelon savent qu'elle a été construite sur le grand
village arabe d'Al Majdal, d'où leurs pères ont été expulsés en 1950. On est très loin de
la politique israélienne... Israël ne fera la paix que si l'on fait pression sur elle. Je
souhaite, j'espère, je supplie, qu'Obama soit Carter et pas Clinton. Carter a
forcé Israël à faire la paix avec l'Egypte, Clinton n'a pas forcé Israël à
faire la paix avec les Palestiniens. Le risque est évidemment que Hillary
Clinton, proche du lobby pro-israélien, prenne trop de place en politique
étrangère. Mais je ne veux pas être fataliste. J'espère. Propos
recueillis par Vincent Remy Pour lire les réactions : |