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Point de vue Comment critiquer un livre Article paru dans
l'édition du 05 avril 2009 Mon livre Comment le peuple juif fut inventé a été,
pendant six mois, ignoré par la critique ; ce mur du silence ne l'a,
cependant, pas empêché de connaître un étonnant succès en librairie, et il a
donc bien fallu y faire référence ! Celle-ci n'a, hélas, pas émané d'un
historien mais d'un critique littéraire : Eric Marty, qui s'est invité pour
donner son point de vue (Le
Monde du 30 mars), avec une véhémence digne d'un militant nationaliste.
Je ne souhaite pas réagir, ici
et maintenant, à ses accusations stupéfiantes ! Je ne puis que sourire en
apprenant mon statut d'"historien autodidacte" ! A cet énoncé
inexact (je suis professeur d'histoire à l'université de Tel-Aviv depuis
vingt-quatre ans), il me faut ajouter une seconde correction : je ne suis pas
l'auteur de l'hypothèse selon laquelle les Palestiniens seraient les
descendants des Judéens de l'Antiquité ; la paternité en revient à David Ben
Gourion, fondateur de l'Etat d'Israël, et à Isaac Ben Zvi, qui en fut le
deuxième président. Cette thèse a été, ensuite, formulée à plusieurs reprises
par d'autres qui ont observé que la population juive en Palestine fut
convertie à l'islam au VIIe siècle. Je suis fondé à demander si Eric
Marty a vraiment lu mon livre. S'il l'a lu, il aura pu mieux comprendre que
les grands textes sacrés ne construisent pas des peuples ou des nations, mais
donnent naissance à de grandes religions. Malheureusement pour lui, la Bible
n'a pas créé un peuple juif, tout comme le baptême de Clovis n'a pas fondé un
peuple français. Dans Comment le peuple juif fut inventé, je ne traite
pas directement de l'histoire des juifs mais j'analyse l'historiographie
sioniste, en essayant de démontrer que le récit national juif sur le passé relève
davantage d'un empilement de mythes mobilisateurs successifs que de
l'écriture historique qui nous est familière depuis les trente dernières
années. A cet égard, mon livre ne témoigne d'aucune originalité ; j'ai, en
effet, appliqué à l'historiographie sioniste des principes théoriques
développés antérieurement dans d'autres contextes historiographiques. Je n'ai
mis en évidence que très peu de données réellement nouvelles ; je me suis
"contenté" d'ordonner différemment un savoir historique déjà
existant. Voici un exemple de "mon
manque d'originalité" : il apparaît dans tout manuel d'histoire en
Israël, mais également en Europe, que le "peuple juif" a été exilé
de sa patrie au premier siècle après J.-C., à la suite de la destruction du
Temple. Or, très étrangement, on ne trouvera pas le moindre ouvrage de
recherche consacré à cet acte d'exil ! Les Romains emmenaient, certes, des
rebelles en captivité mais ils n'ont pas exilé de peuple du Moyen-Orient : la
chose est connue de tout historien de métier, spécialiste de cette époque,
mais demeure ignorée du grand public. D'où viennent, dans ce cas, les
juifs apparus en grand nombre, de l'époque romaine jusqu'au Xe
siècle ? Il faut y voir le résultat d'un processus de conversions massives
qui touchaient des individus isolés mais aussi des royaumes entiers d'où
seront issues de nombreuses communautés religieuses. Faut-il les définir
comme un "peuple" ? Au Moyen-Age, ce terme était
appliqué aussi aux religions : il était habituel de parler du "peuple
chrétien". Dans les temps modernes, le mot "peuple" désigne,
en langage courant, des groupes humains qui partagent une même langue, des
habitudes de vie et une culture laïque commune. Je recommande, à ce propos,
la lecture des Mémoires de Raymond Aron - célèbre "négateur du peuple juif" ! -, qui
ne craignait pas de s'interroger : "Que
signifie le peuple juif ? Existe-t-il ? Peut-on parler du peuple juif comme
on parle du peuple français ? Ou comme on parle du peuple basque ? La seule
réponse valable me paraît celle-ci : si l'on parle du "peuple
juif", on emploie la notion de peuple en un sens qui ne vaut que dans ce
seul cas" (p. 502-503). UN "ETHNOS"
ERRANT Tout historien sérieux
reconnaîtra l'impossibilité conceptuelle et l'illogisme d'une telle chose
que, précisément, j'ai voulu clarifier dans mon livre. Le sionisme a décrit
les juifs non pas comme un ensemble religieux important mais comme un
"ethnos" errant, non pas comme une race pure mais tout de même
comme un groupe humain relevant d'une origine commune qui lui donne un
"droit historique" à une certaine terre. Le sionisme, encore aujourd'hui,
ne voit pas Israël comme une république au service de son "démos",
c'est-à-dire de tous les citoyens israéliens qui y vivent mais comme l'Etat
des juifs du monde entier. Une telle situation fait planer sur l'avenir
d'Israël une interrogation peut-être plus grave, encore, que la conquête des
territoires en 1967. Si l'on a pu affirmer, un jour,
que la patrie constitue l'ultime recours de l'impie, on pourrait,
aujourd'hui, dire que la Shoah est devenue l'ultime recours des démagogues
prosionistes ! Pourquoi se priver d'assimiler mon approche à celle des
négateurs de l'existence des chambres à gaz ? C'est direct, plus c'est gros
et plus ça passe, et c'est la garantie de mobiliser beaucoup de monde contre
mon livre. Je tiens à souligner qu'en
Israël, dans tous les débats tempétueux autour de ce livre, jamais une telle
comparaison n'a été évoquée. Mais Paris n'est pas Tel-Aviv. En France, rien
de plus facile, pour faire taire des contradicteurs que d'insinuer qu'ils
sont antisémites, ou peut-être pire encore : qu'ils n'aiment pas suffisamment
les juifs ! On a pu dire, jadis, que la
France est toujours en retard d'une guerre. J'ai, aujourd'hui, l'impression
que la France a plutôt tendance à être en retard d'une souffrance ! Jusqu'à
quand va-t-on, en effet, continuer à dilapider l'héritage moral de la
souffrance précédente qui fut, certainement, la plus terrible d'entre toutes
? Là se situe, en fin de compte, le réel danger. Shlomo Sand Voir aussi : http://www.france-palestine.org/imprimersans.php3?id_article=11582 |