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Gaza, l'adieu des trois frères
Benjamin Barthe Gaza, envoyé spécial
Article paru dans l'édition du 10 mai 2009
Dans le nord de la
bande de Gaza, 500 mètres avant Erez, le terminal fortifié qui commande
l'entrée sur le territoire israélien, la police du Hamas tient un check-
point de fortune. C'est devant cette cahute à moitié défoncée depuis
l'offensive de janvier que les candidats au départ présentent leurs papiers
d'identité.
Le 25 mars, Khaled
Abdel Shafi, le patron local du Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD), s'y est brièvement arrêté. Le fils aîné du défunt Haïdar
Abdel Shafi, qui fut l'une des "consciences" du nationalisme
palestinien, disait ce jour-là adieu à Gaza. Une promotion au siège des
Nations unies offrait à ce quadragénaire taciturne l'occasion inespérée de
s'envoler pour New York et, ce faisant, de rejoindre dans la diaspora ses
deux frères cadets : Tarek, traumatisé par la guerre, parti fin janvier
pour Amman, et Salah, nommé en 2006 ambassadeur de l'Autorité palestinienne
à Stockholm.
Le policier de
faction a rempli le formulaire d'usage et, cinq minutes plus tard, la Jeep
du haut fonctionnaire international disparaissait derrière les palissades
de béton du corridor d'Erez. Pour l'occasion, les autorités militaires
israéliennes avaient consenti à ouvrir ce point de passage,
traditionnellement interdit aux Palestiniens.
Le rideau est
ainsi retombé sur la saga de la famille Abdel Shafi. Un chapitre de
l'histoire de ce confetti de terre s'est refermé en silence. Un chapitre
modeste, familial. Mais les pages qui le composent ont valeur de symbole,
tant le parcours de cette fameuse fratrie raconte la trajectoire en chute
libre de ce territoire maudit.
"Qu'une famille pareille quitte sa terre natale, une
famille qui a tant donné à la cause de la paix et du développement, cela en
dit long sur l'état de décomposition de notre nation, dit Sami Abdel Shafi, un cousin des trois
frères qui travaille comme consultant high-tech à Gaza. Un héritage entier
disparaît, comme si l'on arrachait les racines d'un grand arbre. Et pour
Israël, dont l'objectif a toujours été de vider la Palestine de son élite,
c'est une aubaine."
Chez Khaled Abdel
Shafi, l'idée du départ a germé le 14 mars de l'année 2006. Ce jour-là, à
Gaza, en représailles à une incursion israélienne à Jéricho, des miliciens
masqués pénètrent dans l'Ecole américaine, le fleuron du système éducatif
local. "Ils ont sillonné les couloirs la kalachnikov à la
main, à la recherche d'étrangers à kidnapper, racontait le représentant du PNUD
quelques semaines avant son départ. Ils se sont emparés d'un professeur sous
le nez de ma fille, Yasmina, qui est restée traumatisée par cet
événement."
Pas facile,
cependant, de songer à émigrer quand on est né à Gaza. L'ombre de la Nakba,
l'exode de 700 000 Palestiniens chassés de leur terre en 1948 par les
troupes de l'Etat juif naissant, pèse lourd sur les épaules. Le "plus
jamais ça" irrigue en profondeur la conscience nationale. Persister,
c'est résister.
Pourtant, dans
Gaza la martyre, à partir de l'année 2006, le tabou commence à vaciller.
Aux bombardements israéliens quasi routiniers s'ajoutent le marasme
économique déclenché par le boycottage du gouvernement du Hamas, la guerre
civile entre les islamistes et le Fatah, la gangrène des groupes armés par
les méthodes djihadistes, les règlements de comptes entre clans... La quête
du permis de travail à l'étranger alimente de discrètes discussions sur les
terrasses chics du bord de mer. Insensiblement, l'exode des cerveaux se met
en place. "L'occupation israélienne, on connaît, on peut la
supporter, dit Khaled Abdel
Shafi. Mais l'essor du fondamentalisme islamique et les violences
internes, c'est beaucoup plus difficile à gérer. Surtout quand il y va de
l'avenir de nos enfants."
A l'été 2006,
profitant d'une brève ouverture de la frontière, Yasmina s'en va poursuivre
ses études en Allemagne, accompagnée par sa mère, Christina, d'origine
allemande. Khaled Abdel Shafi, lui, reste à Gaza dans l'espoir que la
situation s'améliore et pour veiller son père, Haïdar, qui aborde le
crépuscule d'une existence mouvementée.
Le 31 octobre 1991,
le monde entier avait applaudi le flamboyant discours prononcé par Haïdar
Abdel Shafi, médecin à la silhouette de patricien, en ouverture de la
conférence de paix de Madrid. Membre fondateur de l'OLP en 1964, partisan
par réalisme de l'édification de deux Etats, il avait été l'un des rares
Palestiniens à soutenir, en 1947, le plan de partage de l'ONU, "la moins
pire des solutions", selon lui. Pas dupe pour autant des négociations en
trompe-l'oeil, il devint par la suite l'un des critiques les plus résolus
du processus de paix d'Oslo et de l'un de ses principaux artisans, Yasser
Arafat.
Né à Gaza en 1919,
Haïdar Abdel Shafi s'était fait connaître dans les années 1950, au retour
d'un séjour aux Etats-Unis, où il s'était spécialisé en chirurgie. A
l'époque déjà, le dilemme entre la carrière à l'étranger et le combat sur
la terre natale s'était posé. "Il était inconcevable de ne pas
rentrer, raconte Mustafa
Abdel Shafi, le frère octogénaire de Haïdar, qui avait suivi sa trace aux
Etats-Unis. On m'avait proposé un job en or dans une clinique privée du
Connecticut. Mais il me fallait revenir pour servir mon peuple. L'inverse
aurait été antipatriotique."
Dans les années
1980, les trois frères reproduisent ce parcours type. Khaled, le sage de la
bande, choisit l'architecture à Moscou ; Tarek, le second, qui a hérité de
l'allure et de l'affabilité de son père, opte pour le droit à Caen, en
France ; Salah, le dernier, le plus extraverti des trois, se forme à
l'économie en Allemagne de l'Est. A l'orée des années 1990, ils rentrent au
pays, leur épouse étrangère au bras. "Notre père représentait un modèle de
sacrifice au nom de l'intérêt public, affirme Tarek, 48 ans, joint par téléphone à Amman. C'est sûr que cela
a joué dans notre décision de rentrer." Khaled renchérit : "A cette
époque, tous les jeunes formés à l'étranger rêvaient de mettre leurs
diplômes au service du futur Etat de Palestine promis par les accords
d'Oslo."
Très vite, les
trois frères décrochent des postes prestigieux. Khaled prend la direction
du PNUD, chargé de développer l'infrastructure de Gaza ; Tarek pilote pour
l'USAID (Agence des Etats-Unis pour le développement international) des
projets de formation au sein du tout nouveau Parlement ; Salah monte une
boîte de consultant qui aide à la mise en oeuvre de projets internationaux.
Le processus de paix patine déjà, mais la vie est encore douce. En lisière
du rivage, Tarek et sa femme française, Sonia, se font bâtir une belle villa
aux murs couleur sable. Khaled investit dans la construction d'un hôtel de
luxe, le Deira, destiné à devenir le QG des diplomates et des journalistes.
Dans la bulle économique made in Oslo, gonflée par les dollars des
donateurs étrangers, leurs talents, leur patronyme illustre et leur réseau
de relations font des merveilles. Quelques jaloux aussi.
Salah est le
premier à partir. Au début de l'année 2006, le triomphe électoral du Hamas
a coupé net le fragile élan né de l'évacuation, six mois plus tôt, des
colons juifs de Gaza. La communauté internationale se raidit. Israël donne
un tour de vis supplémentaire au bouclage du territoire côtier. Salah s'en
va diriger la représentation palestinienne en Suède avec son épouse et
leurs deux garçons.
A l'été 2006, c'est
au tour de Yasmina et Christina, la fille et la femme de Khaled. Tarek,
Sonia et leurs deux enfants tiennent encore bon. Paradoxalement, la prise
de pouvoir du Hamas, en juin 2007, les réconforte. Certes, il faut mettre
en sourdine ces fêtes qu'ils sont parmi les derniers à organiser. Mais la
sécurité est revenue. "Ce fut le grand changement par rapport au Fatah, dit Tarek. Les milices et les
clans ont été mis sous contrôle. Il n'y avait plus de kidnapping, plus de
vols, on pouvait se promener seul le soir en ville."
En septembre 2007,
la famille est une dernière fois réunie à Gaza, au chevet du patriarche
mourant. Hind, la fille aînée, pédiatre aux Etats-Unis, a fait le voyage.
Haïdar Abdel Shafi s'éteint le 25 septembre, à l'âge de 88 ans, sous les yeux
de sa femme Hoda. Sa disparition amorce le mouvement de dispersion.
D'autant que l'année qui suit est l'une des pires de l'histoire de Gaza.
Les raids incessants de l'aviation israélienne, les tirs de roquettes par
les milices du Hamas, les pénuries de pain, d'eau et d'électricité
engendrées par le bouclage creusent un abîme sous les pieds des habitants.
Cinq mois de trêve
rallument l'espoir. Et puis c'est le coup de massue du 27 décembre 2008.
Deux cents morts en vingt minutes de bombardements. Plus de mille autres
dans les vingt et un jours de guerre qui suivent. Fin février, Khaled
dresse pour le PNUD le bilan des dégâts : "14 000 maisons démolies complètement
ou partiellement, 85 % des usines de production de béton détruites, 140
millions de dollars de dégâts dans le secteur agricole..."Ce sera son ultime rapport. Tarek et
Sonia, eux aussi, baissent les bras. Sitôt le cessez-le-feu déclaré, ils
sont évacués par le consulat de France, direction Amman. "On est parti
le coeur lourd, dit Tarek. C'est triste de se
dire que les Abdel Shafi quittent Gaza. La guerre a été le point critique.
Mais depuis longtemps, le manque de liberté était dur à supporter,
notamment pour Sonia qui avait les pires difficultés à voyager parce que
les Israéliens refusaient de lui accorder un visa."
Adieu ou simple au
revoir ? "Ce n'est pas un départ définitif", dit-il, sans grande conviction. Le cousin
Sami est plus pessimiste. "Cette terre est damnée, elle est
décidée à expulser ses propres enfants", disait-il en 2007. L'Histoire est en
train de lui donner raison.
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