Article paru le 29 Septembre 2009 pages 12-13
Saïd Bouamama « La stigmatisation des quartiers
populaires empêche toute critique sociale »
Entretien avec le
sociologue Saïd Bouamama, chargé de recherche à l’IFAR (Intervention,
formation, action, recherche) de Lille.
Auteur
de nombreux ouvrages, Saïd Bouamama revient dans son dernier livre (1) sur
vingt ans d’observation et de - recherche concernant les rapports entre la
paupérisation des quartiers populaires, leur ethnicisation et les idéologies
libérales qui en tirent profit. Le sociologue dissèque le culturalisme,
présenté souvent comme la seule explication des problèmes des quartiers
populaires : leurs habitants ne s’en sortiraient pas du fait d’une
religion, d’une culture ou d’un mode de vie différents. Saïd Bouamama dénonce
cette posture stigmatisante qui évacue les causes socio-économiques du
contexte difficile dans lequel évoluent certains territoires.
L’idéologie de la méritocratie
républicaine est de plus en plus prégnante et sans cesse mise en avant par
Nicolas Sarkozy, notamment à destination des quartiers populaires. Comment
analysez-vous ce discours ?
Saïd Bouamama. Il y a
deux manières de répondre aux revendications d’une population qui vit une
injustice. La première consiste à s’attaquer aux causes structurelles et à ce
qui produit de la précarité. La seconde permet de ne pas toucher à la
structure du système inégalitaire, tout en donnant l’illusion d’agir.
C’est-à-dire ouvrir le système à la marge en faisant monter une couche
moyenne issue des milieux populaires et de l’immigration. Ce fonctionnement
n’est pas sans rappeler la formation d’une élite indigène à l’époque
coloniale. Automatiquement les personnes promues deviennent individualistes
et reproduisent le discours d’une réussite uniquement due à leurs propres
efforts. Les dominants n’ont guère besoin de leur demander de cracher sur les
milieux populaires, ils le font spontanément.
Dans votre livre, vous
constatez l’émergence d’un nouveau rapport de classes fondé sur
l’ethnicisation. Comment fonctionne-t-il ?
Saïd Bouamama.
Progressivement, un marché ethnicisé du travail s’est mis en place avec des
secteurs et des emplois dont les modes de recrutement et de promotion interne
sont fondés sur des critères ethniques. On pourrait croire à une forme de
favoritisme ; en réalité, la vraie question est de savoir quelle est la
nature de ces emplois ? L’immigration étant une variable d’ajustement
structurelle, les populations précaires et immigrées sont les premières
entrées mais aussi les premières sorties. Cette gestion ethnicisée s’appuie
sur une source externe, les sans-papiers, et une source interne, les jeunes
issus de l’immigration. Ces derniers sont contraints à cause de la
discrimination de revoir à la baisse leurs prétentions. Combien de jeunes
femmes issues de l’immigration, avec des bac+4, des bac+5, sont forcées de
travailler dans le nettoyage industriel ? C’est aberrant. Le marché
ethnique du travail est un outil parmi d’autres de la précarisation de la
condition salariale.
Comment s’explique cette
situation de discrimination par le travail ?
Saïd Bouamama. Pour
que ce système puisse fonctionner correctement, il faut ajouter une idéologie
qui rende cette situation non révoltante. Par exemple, les Noirs seraient
meilleurs pour les emplois de - videurs, parce qu’ils seraient plus
diplomates… Les Maghrébins, eux, seraient naturellement bons dans le
bâtiment ; les Asiatiques, minutieux pour la confection… Il y aurait
ainsi des capacités ethniques, des qualités plutôt que des qualifications. La
stratégie consiste à faire admettre au plus grand nombre l’évidence de
cantonner les Noirs ou les Maghrébins à un certain profil de postes. Dans les
entretiens d’embauche, il existe des mécanismes discriminatoires qui ne
nécessitent pas d’être raciste pour les appliquer. Le recruteur aura tendance
à prendre quelqu’un qui lui ressemble. Mais, comme les populations issues de
l’immigration n’ont pas historiquement accès à certains postes, chacun reproduit
à son niveau. Je ne pense pas que la solution soit dans la morale, dans
l’éducation civique ou dans l’antiracisme. Même s’il est nécessaire de
maintenir une lutte contre l’intolérance et contre les racismes, il s’agit
plus ici de combattre les inégalités socio-économiques.
L’ethnicisation des rapports
s’intègre dans une grille de lecture explicative plus large, que vous appelez
le culturalisme. De quoi s’agit-il ?
Saïd Bouamama. Le
culturalisme est l’explication de la réalité sociale à partir du seul facteur
culturel. Il s’est imposé par une - récupération libérale d’une aspiration et
d’une revendication justes et progressistes : la reconnaissance de la
diversité culturelle française et le refus de la logique assimilationniste.
Pendant les années cinquante et soixante, les quartiers populaires d’une part
et l’immigration d’autre part sont analysés à partir des concepts de
« classes » et de « lutte des classes ». Les décennies
1970 et 1980 seront, elles, caractérisées par des luttes visant à intégrer la
diversité des composantes de la classe ouvrière et des milieux populaires
dans les revendications. En France, la Marche pour l’égalité de 1983 et le
mouvement Convergence 84 pour l’égalité revendiquent la nécessité du droit à
la différence à partir de la dissociation entre citoyenneté, nationalité et
culture. Et les think tanks libéraux de la décennie 1980 vont, comme pour
d’autres thèmes, récupérer une revendication juste en la détournant de sa
cible. En absolutisant le facteur culturel, les libéraux visent à éliminer
les explications sociales et économiques des faits. Le culturalisme a alors
été adopté non pas comme prise en compte de la diversité, mais comme négation
du facteur social. La culture devient peu à peu la seule explication des
difficultés rencontrées dans les milieux populaires. L’État libéral y gagne
considérablement puisque les difficultés ressenties sont désormais imputées à
la « culture des pauvres » ou à la « culture des
immigrés ». Ainsi, en novembre 2005, les révoltes des quartiers
populaires ont-elles été présentées par le chef de l’État lui-même comme
« culturelles » : la polygamie, l’intégrisme, les parents
démissionnaires, etc.
Ces arguments culturalistes
sont souvent repris pour expliquer les violences dans les quartiers.
Reprenons l’exemple des parents démissionnaires. Comment
l’analysez-vous ?
Saïd Bouamama. On
peut dire que l’ampleur de la crise économique amène un certain nombre de
parents à gérer d’autres problèmes que ceux de l’éducation de leurs enfants.
Il arrive qu’ils se sentent dépassés. Et heureusement que les mécanismes
associatifs leur permettent de ne pas rester seuls face à ces questions. Si
les parents peuvent se sentir impuissants, ils n’ont jamais été dans la
démission. C’est un terme scandaleux. Tous les parents, qu’ils y arrivent ou
pas, veulent le meilleur pour leurs enfants. Je n’ai jamais rencontré une
personne souhaitant le pire à ses enfants. La thèse de la démission des parents
permet, à mon sens, d’éluder la question des enjeux sociaux. On glisse un peu
vite d’une fragilisation des parents issue des politiques mises en œuvre par
les classes dominantes à une vision culturaliste capacitaire selon laquelle
ils ne sont pas aptes à s’occuper de leurs enfants. On revient alors
doucement à ce discours développé sur les familles ouvrières, qui avaient
besoin d’être « moralisées » par des assistantes sociales.
Historiquement, l’idée demeure que les gens du peuple ne savent pas éduquer
leurs enfants. C’est d’un mépris extraordinaire qui permet de justifier
toutes les exclusions de droit.
En
quoi cette conception culturaliste va-t-elle instaurer des divisions entre
« dominés » ?
Saïd
Bouamama. Si le facteur culturel est la principale explication des
problèmes d’une certaine frange de la population, alors quel est le point
commun entre deux personnes qui ont des cultures différentes ? Lorsque
le niveau de classe sociale, qui unissait auparavant les précaires, devient
secondaire, il ne reste que la différence de culture. En plus de cela,
l’arrivée d’une crise économique signifie toujours une concurrence accrue
pour les biens rares. Chacun va tenter de mettre en avant ce qu’il estime
être des atouts pour accéder à des biens.
D’où viennent ces
catégorisations essentialistes ?
Saïd Bouamama. Ces
catégories viennent d’un imaginaire colonial non déconstruit et non combattu
par la société française. Les manuels d’histoire ont fait l’impasse sur
l’analyse de ces imaginaires. Car, une fois la guerre d’Algérie terminée,
l’État français a considéré qu’il pouvait tourner la page. Or, le départ des
soldats français et des colons n’ont pas du tout suffi à décoloniser les
imaginaires. Les entretenir revient à faire un excellent cadeau au
libéralisme pour diviser les pauvres entre eux.
Les
médias parlent souvent des « jeunes de banlieue » comme d’une
entité dangereuse et violente. À quoi correspond cette diabolisation ?
Saïd Bouamama. Il suffit de répondre par
une autre question : quelle est la catégorie aujourd’hui qui est entrée
en lutte dans toutes ses composantes : lycéennes, - ouvrières,
sans-emplois ? Ce sont les jeunes. Quand on observe le traitement des
mouvements lycéens et celui des quartiers populaires, la différence est
flagrante. Il y a les bons jeunes et les mauvais. Imaginons qu’une diversité
des jeunesses cesse de s’opposer les unes contre les autres. Imaginons que
les divisions ne fonctionnent pas, ce serait un ciment de contestation à
craindre par le pouvoir. Présenter la jeunesse des quartiers populaires comme
une classe dangereuse relève d’une stratégie politique. Cela ne veut pas dire
que la violence n’existe pas dans les quartiers populaires, ni qu’elle n’est
pas de plus en plus déstructurée. Simplement, cette violence est d’abord subie
avant d’être agie. Quand on interroge des jeunes des quartiers sur leurs
rêves, les réponses ne sont pas irrationnelles ou désordonnées. Pour le dire
vite : ils veulent un boulot, un logement et une voiture. Ce qui est
scandaleux, c’est que ce minimum de « normalité » soit vécu comme
inaccessible pour une grande partie de la jeunesse. Cela conduit, pour
certains jeunes, à une mise en scène d’un rejet du travail. Ils disent
souvent : « Moi, je ne veux pas être un esclave. » C’est là
transformer une contrainte en choix pour garder la tête haute. Il y a de
l’exigence de dignité dans tout cela.
Vous expliquez en partie le
bouleversement de la sphère familiale par les déréglementations économiques.
Quelles ont été les étapes de cette déstructuration ?
Saïd Bouamama. La
culture ouvrière a été massivement déstabilisée dans certains territoires, où
le taux de chômage est passé en vingt ans de 8 % à 45 %. Non
seulement les gens ont été mis à la rue, mais on a réussi à leur faire croire
qu’ils en étaient responsables. Le travail cristallisait l’image de la
famille. La montée du chômage est allée de pair avec un fort recul de la
fierté d’être ouvrier. Un père que j’interrogeais me disait :
« Comment je peux interdire à mon fils de rentrer au-delà d’une certaine
heure, si je ne le nourris même plus et que je vis de ses
allocations ? » La perte objective des emplois n’a même pas pu être
compensée par un réseau associatif, culturel ou politique valorisant. Les
dégâts auraient été moindres si on avait eu une offensive culturelle
ouvrière.
Y a-t-il eu un abandon des
quartiers populaires par les partis de gauche ?
Saïd Bouamama. Pour
moi, la gauche française a eu une vision essentialiste des quartiers
populaires. C’est-à-dire qu’elle a sous-estimé la diversité des milieux
populaires et les clivages qui pouvaient exister. Les clivages ne sont pas
insurmontables si et seulement si on les travaille. Le discours du
« tous des ouvriers » a masqué les inégalités qui étaient en train
de se construire. Par ailleurs, la gauche française a considéré les enfants
issus de l’immigration comme acquis à la gauche. Elle n’avait donc pas
d’efforts à faire. Autre écueil des partis de gauche : un rapport
paternaliste. La gauche n’a pas décolonisé ses esprits et n’a pas pris la mesure
du combat. Pour que ces jeunes Français puissent se reconnaître dans les
autres combats, encore faut-il qu’ils soient pris en compte sur leur propre
oppression.
Considérez-vous le modèle
d’intégration français comme un échec ?
Saïd Bouamama. Pour
moi, ce n’est pas un échec mais un mythe. Le concept d’intégration nous
empêche de penser la réalité. L’intégration n’est pas une formule magique. Il
s’agit d’un mythe car même pour les immigrations européennes, il n’y a pas eu
« d’intégration nationale » mais une « intégration de
classes ». Il paraît impossible de demander aux immigrés des anciennes
colonies françaises d’être dans une logique d’assimilation. Cela impliquerait
l’abandon de leur trajectoire. Le mythe est encore plus problématique et
visible pour les jeunes Français issus de l’immigration qui, eux, sont nés
français, socialisés et culturellement français. À ces derniers on pose
toujours la question de l’attestation française. Il s’agit d’une parade pour
éluder la vraie question : celle des discriminations racistes comme
vecteur de la reproduction des inégalités sociales.
Pendant longtemps, l’école a
été considérée comme un moyen de réussite. Pourquoi ?
Saïd Bouamama.
L’école républicaine a permis à « l’élite » des classes populaires
de pouvoir tirer la famille vers une promotion sociale. Mais l’école reste
aussi le lieu, y compris au moment des Trente Glorieuses, où on orientait
massivement les enfants d’ouvriers vers des emplois manuels. La sélection à
base de catégories sociales a toujours existé. Le système scolaire continue à
fonctionner comme un mécanisme de tri des orientations en fonction de la
classe sociale d’appartenance, mais aussi en fonction de la couleur de peau.
On cultive cette focalisation des parents sur l’école comme fonction de réussite
sociale. Du coup, lorsque l’école ne remplit pas le contrat, les parents la
fustigent. Ils finissent par perdre de vue que l’école peut d’autant moins
pallier les problèmes sociaux que l’État lui enlève les moyens nécessaires
pour donner à tous un enseignement de qualité. Le mythe d’une école qui
aurait été inégalitaire permet d’opposer parents et enseignants alors qu’ils
sont victimes des mêmes politiques libérales.
L’idée des quartiers comme
repaires de communautaristes fait-elle partie de la stratégie de
stigmatisation d’une catégorie de la population ?
Saïd Bouamama. Oui.
Si on observe la manière dont se structurent les territoires, on se trouve
face à des politiques sociales qui restreignent le champ des possibles pour
certains. Donc, il s’agit avant tout de productions systémiques. Ceux qui
précisément ne choisissent pas de vivre ensemble et dont la situation sociale
ne permet pas d’aller ailleurs que dans les cités HLM sont taxés de
communautaires. Or, il y a communautarisme à partir du moment où on choisit
volontairement de se regrouper. S’il faut parler de communautarisme, c’est
celui des riches qu’il faut analyser car eux choisissent de vivre dans
l’entre-soi. Le repli communautaire serait lié à la culture des gens et
serait la cause des problèmes. Ce repli n’est en fait que la conséquence des
politiques sociales. Dans le discours sur le communautarisme des quartiers
populaires, il y a aussi le discours sur l’islam. Les jeunes issus de
l’immigration seraient plus musulmans que leurs parents et surtout adeptes
d’un islam plus agressif. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas plus religieux
que leurs parents. Simplement, ils sont Français et ne veulent plus de
l’injonction d’invisibilité qui était faite à leurs parents. De manière plus
globale, ces jeunes se sentent regardés comme non-Français et comme immigrés.
Pourquoi l’injonction d’aimer la France leur est demandée et pourquoi ne
l’est-elle pas aux « autres jeunes » ? Je ne connais aucun
Français qui aime toute la France. On ne peut pas aimer à la fois les
Communards et les Versaillais.
(1) Vient de paraître les Classes et
quartiers populaires. Paupérisation, ethnicisation et discrimination, de Saïd
Bouamama. Éditions du Cygne, 2009. 22 euros. Entretien réalisé par Ixchel
Delaporte
http://www.humanite.fr/2009-09-29_Societe_Said-Bouamama-La-stigmatisation-des-quartiers-populaires-empeche
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