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Article paru dans l'édition du 14 Octobre 2009- page 8La galère des marins
pêcheurs de la bande de Gaza sous blocus israélien Par
Laurent Zecchini Le regard embrasse un décor
de carte postale : sur la plage, des pêcheurs, par groupes de cinq ou six,
tirent de grands filets oblongs. Dans l'anse du port, des dizaines de barques
effilées, certaines de couleurs vives, sont à l'ancre. D'autres longent la
côte à petite vitesse, ainsi que quelques chalutiers de faible tonnage, sur
une mer d'huile. Tous restent à peu de distance du rivage. Un coup d'oeil sur
la ligne d'horizon explique pourquoi : ces masses sombres, de loin en loin,
sont des patrouilleurs de la marine israélienne. Le blocus maritime de Gaza
est une nasse : gare aux pêcheurs qui s'y font prendre. Mulets, sardines, rougets,
calamars, petits requins, et casiers de crevettes sont alignés sur le sol de
la criée, attendant les acheteurs. Il n'en vient pas, et Saëd Bakr, le
poissonnier, se désole. "Il y a du poisson mais pas de clients. Avant
le blocus, indique-t-il, nous ramenions 3 ou 4 tonnes de poisson
chaque jour, contre 800 kilos aujourd'hui." Sur la jetée du port, Abdel Rahmane
Miqdad se tient devant sa barque de 8 mètres, et sa colère ne tarde pas à
poindre : "Normalement, je pêche tous les jours, mais quand
j'aperçois les navires israéliens, je ne sors pas. Quand on dépasse la
limite, ils ouvrent le feu immédiatement. Quel est notre avenir ?" Bien des raisons expliquent
le blues des pêcheurs de Gaza. Après la seconde Intifada, en 2000, la limite
de pêche au large avait été ramenée, selon les accords d'Oslo de 1993, de 20
milles marins (37 km) à 6 milles de la côte. Depuis la guerre de Gaza (27
décembre 2008-17 janvier 2009), elle n'est plus que de 3 miles (5,5 km) avec
des zones tampon au sud et au nord, respectivement de 1,5 et 3 miles de
large, interdites à toute navigation. Résultat, le tonnage de poisson ramené
au port est passé de 4 000 à 3 000 tonnes par an. La diminution n'est pas considérable,
mais Adel
Attalah, directeur du département pêche au ministère de l'agriculture,
explique pourquoi : "La crise et les pénuries qui sévissent à Gaza
ont poussé des tas de gens à pêcher pour leur compte, pour nourrir leur
famille." Sur les 3 600 pêcheurs de Gaza, 2 000 seulement sont des
professionnels. Une pêche intensive se déroule ainsi très près des côtes,
dans un périmètre ramené à la portion congrue, ce qui signifie que des
poissons de plus en plus petits sont pris dans les filets, au détriment de la
reproduction. "Les ressources halieutiques s'épuisent, insiste M.
Attalah, à terme, cela signifie un désastre écologique." Les maux que subissent les
pêcheurs peuvent être plus redoutables. Nizar Ayash, président du Syndicat
des pêcheurs de Gaza, raconte les humiliations subies par les pêcheurs
arraisonnés par la marine israélienne : "Quand ils ne tirent pas, ils
forcent les pêcheurs à monter à bord, ils les déshabillent et souvent les
emmènent à Ashdod." De Gaza, on distingue sans
peine les cheminées de ce port qui abrite une partie des navires de guerre
israéliens. Que s'y passe-t-il ? Des interrogatoires et, selon Nizar Ayash et
le pêcheur Abdel Rahmane Miqdad, du chantage : les pêcheurs sont invités à
espionner le Hamas, en échange d'argent ou d'avantages en nature, et parfois
de menaces... La plupart sont relâchés
dans la journée, mais deux pêcheurs, assure Abdel Rahmane Miqdad, ne sont
jamais revenus. Adel Attalah tient ses comptes : "Depuis la fin de la
guerre (de Gaza), nous avons eu plus de deux cents incidents. Quatre
pêcheurs ont été tués, et vingt blessés. Il ne se passe plus de jour sans
qu'un pêcheur soit arrêté ou blessé. Or nous n'avons pas d'instruments de
navigation, comment voulez-vous que nous respections la zone des 3 milles
?" Le 31 août, assure-t-il, la marine israélienne a ouvert le feu
sur un chalutier, qui a pris feu. Celui-ci a été remorqué à terre, et le
gouvernement du Hamas a remboursé 20 000 dollars (13 600 euros) au
patron-pêcheur. Longuement sollicité par Le
Monde, l'état-major des forces israéliennes (IDF) a fini par donner une
réponse (avant de connaître les questions...). "Occasionnellement,
les forces navales peuvent ouvrir le feu sur des bateaux qui ne s'identifient
pas ou qui se trouvent dans des zones interdites, nourrissant ainsi la
suspicion." Le 13 avril, rappelle IDF, un bateau de pêche rempli
d'explosifs s'est approché d'un détachement naval israélien, à 300 mètres du
rivage, et il a été détruit. Le 31 août, la marine israélienne a ouvert le
feu "sur un bateau suspect, qui a rapidement pris feu, justifiant le
soupçon qu'il y avait peut-être une forme de munition ou d'explosif à
bord". Un officier israélien
ajoute qu'il peut arriver que des pêcheurs soient conduits à Ashdod "pour
y être questionnés, avant d'être relâchés". Mais Nizar Ayash n'en
démord pas : "Les Israéliens essaient de nous étrangler avec leur
blocus : plus rien ne rentre à Gaza. Cela ne suffit pas : maintenant, ils
étranglent la mer..." |