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Article paru dans l’édition du 20 Octobre 2009 – page 2 Sommes-nous en train de
perdre la Turquie ?
Par Natalie Nougayrède Les choix
de la Turquie constituent l'un des phénomènes les plus passionnants à suivre
sur la scène internationale. Ils touchent aux grands enjeux du fameux arc de
crise qui court du Proche-Orient à l'Afghanistan. Ils soulèvent la question
de l'évolution identitaire d'un pays soucieux de s'affirmer, à la confluence
de l'Europe, de l'Orient, de l'Asie. La diplomatie turque est
active. Elle assume une posture de puissance régionale et ne recule pas
devant des gestes susceptibles de bousculer les paramètres. La Turquie a
conclu ce mois-ci un accord ouvrant la voie à une normalisation des relations
avec l'Arménie. La Turquie vient d'évincer
Israël d'exercices militaires communs, pour marquer sa désapprobation de la
guerre de Gaza. Le premier ministre turc, Recep Tayyip
Erdogan, a annoncé qu'il serait prochainement reçu par Barack Obama à
Washington, et qu'auparavant il se rendrait en Iran, rappelant ainsi la
volonté turque de jouer les médiateurs sur les dossiers brûlants. En avril, le voyage de deux
jours du président américain en Turquie avait souligné l'importance conférée
à ce pays, perçu comme un appui stratégique et un symbole fort pour le
dialogue recherché avec le monde musulman. La Turquie veut accroître
sa visibilité sur les grands dossiers, mettant en oeuvre les concepts de "profondeur
stratégique" et de "zéro problème" avec ses voisins
mis au point par Ahmet Davutoglu,
le nouveau ministre des affaires étrangères. Cet intellectuel est à l'origine
des orientations prises par les néo-islamistes du parti AKP, au pouvoir
depuis 2002. Parfois surnommée
"néo-ottomane", cette diplomatie soulève chez certains alliés de la
Turquie de fortes interrogations. La Turquie se détournerait-elle peu à peu
de ses attaches euro-atlantiques ? Certains se sont demandés si le phénomène
de l'AKP ne cachait pas des ambitions cachées de panislamisme. Les contacts
avec le Hamas, la volonté de ménager l'Iran malgré ses travaux nucléaires ou
encore les suggestions de dialogue avec les talibans relèveraient, selon
cette logique, d'une filiation idéologique. La Turquie a aussi accéléré
son rapprochement avec la Russie, suscitant d'autres questions. S'agit-il de
sceller l'option "eurasienne" ? Cette relation s'est en grande
partie nouée autour des approvisionnements énergétiques et des projets de
gazoducs. La Russie fournit 66 % du gaz importé par la Turquie. Le récent
rapprochement turco-arménien a été facilité par Moscou. Il a mit sous
pression l'Azerbaïdjan, pays dont Gazprom voudrait contrôler les réserves
énergétiques. Ayant le sentiment d'être
rejetée par l'Union européenne, du moins par certains de ses dirigeants, qui
répètent que les négociations avec Bruxelles n'ont pas vocation à déboucher
sur une adhésion, la Turquie semble chercher des amis sous d'autres cieux. Les représentants de l'AKP
expliquent que le pays ne fait là que s'adapter à de nouvelles circonstances.
La fin de la guerre froide a élargi les options de la Turquie. Il est naturel
qu'elle utilise des cartes régionales, au sud, à l'est, au nord, le long de
nouveaux axes commerciaux. Rien de tout cela,
insistent les responsables turcs, n'entraîne une quelconque remise en cause
des grandes orientations stratégiques : l'ancrage dans l'OTAN depuis 1952 et
la candidature à l'UE. La Turquie entend concilier la diversification de sa
diplomatie avec la préservation des alliances. Elle se dit en mesure
d'apporter ainsi "plus" à l'Europe. Le débat n'est pas clos.
Aux Etats-Unis, la question "Sommes-nous en train de perdre la Turquie
?" est apparue en 2003, au moment des désaccords à propos de la guerre
d'Irak. Le rééquilibrage de la diplomatie américaine par Barack Obama devrait
recréer des synergies, notamment sur l'Afghanistan. Mais beaucoup doutent de
convergences sur l'Iran, Ankara s'opposant à un scénario de sanctions. La Turquie a, de son côté,
discrètement demandé le soutien de Washington sur la question chypriote.
L'Europe se pose-t-elle la question du danger de "perdre" la
Turquie ? Ses propres enjeux de voisinage suffiraient à le justifier. Dans la zone mer Noire -
Caucase, la Turquie ne perçoit pas l'UE comme un véritable interlocuteur.
Seule le face-à-face avec la Russie compte, comme l'a montré l'initiative de
la "Plateforme pour la coopération et la stabilité dans le
Caucase", réactivée en urgence pendant la guerre de Géorgie en août
2008, sans consulter aucun des alliés. La Turquie se prépare à
devenir un pays majeur pour le transit de gaz naturel vers l'Europe en
provenance de la Russie, de la Caspienne, d'Irak, et un jour peut-être
d'Iran. C'est parce que la Turquie a le sentiment d'être au coeur d'une
nouvelle géopolitique qu'il lui est difficile de se contenter d'un statut de
candidat à l'UE. Selon un récent sondage du German Marshall
Fund, seuls 35 % des Turcs jugent l'OTAN indispensable à la sécurité du pays
(contre 53 % en 2004). 48 % restent favorables à l'entrée dans l'UE (contre
73 % en 2004), mais 65 % sont convaincus que cela n'arrivera jamais. Deux
fois plus de Turcs (43 %) veulent que le pays agisse seul, plutôt qu'en
concertation avec l'UE. |