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Article paru dans l’édition du 11 Novembre2009 – page 2 Le glissement géopolitique
de la Turquie inquiète Israël
par Laurent Zecchini
Avec le temps et la récurrence des résolutions des Nations unies, Israël s'est fait une raison. La dernière en date, qui entérine les conclusions du rapport Goldstone sur les "crimes de guerre" commis lors de la guerre de Gaza de l'hiver 2008, ne fait pas exception à la règle. Mais Israël commence à mesurer que les dégâts diplomatiques causés par son offensive militaire contre le sanctuaire du Hamas, et son intransigeance dans le processus de paix israélo-palestinien, ont fait une victime collatérale : sa relation spéciale, si précieuse, avec la Turquie. L'annulation, début
octobre, par Ankara de la participation d'Israël aux manoeuvres aériennes
"Aigle anatolien", était le signe d'un malaise plus profond. Ce qui
se déroule au Moyen-Orient sur le plan géostratégique s'apparente au
phénomène de la tectonique des plaques. Dans ce "grand jeu"
régional qui voit la Turquie se rapprocher de ses voisins musulmans, Israël
n'a guère d'atouts en main. Or l'Etat juif, eu égard à
son isolement régional, doit cultiver son allié turc. D'autant qu'avec
l'Egypte et la Jordanie, il entretient une paix froide. Depuis l'époque
ottomane, lorsque la Sublime Porte protégeait les juifs, l'histoire des
relations israélo-turques est dépourvue de graves contentieux bilatéraux. Dans
la période récente, Israël a mis au service d'Ankara le crédit dont il
dispose traditionnellement à Washington. Non seulement l'Etat juif
s'est gardé de condamner le génocide arménien de 1915, mais il a oeuvré pour
que le Congrès américain fasse de même. Lorsque les deux pays signent un
accord de coopération militaire, en 1996, la Turquie a des relations
difficiles avec six de ses voisins. Israël, Etat militarisé qui se vit
entouré d'ennemis, a bien de points communs avec une Turquie où l'Etat dans
l'Etat, l'armée, supplante la société civile. La Turquie a bénéficié de
la coopération militaire israélienne, notamment dans sa lutte contre le Parti
des travailleurs du Kurdistan (PKK). En échange, les avions de chasse de
Tsahal s'entraînent chaque année sur la base aérienne de Konya, en Anatolie.
Enfin, sans le dire, la Turquie n'est pas mécontente qu'Israël joue le rôle
du bad cop (méchant flic) vis-à-vis de l'Iran, dont les efforts pour
se doter de l'arme nucléaire l'inquiètent. Deux facteurs vont changer
cette donne : l'émergence en Turquie du parti islamiste AKP, en 2002, et
l'invasion américaine de l'Irak en 2003, qui a mis à rude épreuve les
relations américano-turques. La Turquie s'est peu à peu débarrassée du corset
américain, a revitalisé ses racines musulmanes et ottomanes, s'est fortifiée
grâce à sa croissance économique, et a décidé, enfin, de transformer les
frustrations de sa candidature à l'Union européenne en appétits de puissance
moyen-orientale. Elle s'est rapprochée de la
Syrie, de l'Iran, de l'Irak et de l'Arabie saoudite, notamment sur le plan
commercial, et s'est faite le champion de la médiation tous azimuts. Israël a
été pris de court par cette Turquie vibrionnante. D'abord parce qu'Ankara n'a
plus besoin des bons offices israéliens à Washington. Ensuite parce qu'Israël
a sous-estimé la charge émotionnelle de la question palestinienne à Ankara.
La relation privilégiée israélo-turque était admissible tant que l'espoir des
accords d'Oslo de 1993 perdurait. La seconde Intifada, en
2000, et surtout la guerre de Gaza rendent le partenariat israélien plus
encombrant, a fortiori pour une Turquie qui entend nouer un partenariat
stratégique avec la Syrie, qui accueille, à Ankara, les présidents iranien et
soudanais, Mahmoud
Ahmadinejad et Omar Al-Bachir,
ainsi que le chef politique du Hamas, Khaled Meschaal.
"Les pilotes israéliens qui lâchent des bombes sur les enfants de
Gaza sont entraînés en Turquie", a souligné l'opposition turque. Le premier ministre turc, Recep Tayyip
Erdogan, a souligné benoîtement que son pays ne fait que "normaliser"
sa politique étrangère, mais Israël s'inquiète. La Turquie donne des gages de
bonne volonté, offrant de relancer sa médiation entre Israël et la Syrie. Or,
ce n'est pas le récent arraisonnement du cargo Francop, bourré d'armes
à destination de la Syrie, et sans doute du Hezbollah, qui va établir un
climat de confiance avec Damas. Benyamin Nétanyahou réclame
dorénavant des "négociations directes" avec la Syrie, mais
c'est un trompe-l'oeil. M. Nétanyahou sait que Bachar Al-Assad
prendrait un risque politique important en négociant directement avec l'"ennemi
sioniste". Israël semble davantage intéressé par le
"processus" de paix avec la Syrie, que par la paix elle-même, dont
le prix à payer est connu : la restitution du plateau du Golan. La
perspective d'un Moyen-Orient où les ennemis arabes et musulmans d'hier
deviennent des alliés stratégiques n'est pas de bon augure pour Israël. Sa relation privilégiée
avec Ankara perd de sa substance à mesure qu'elle devient asymétrique : la
Turquie ambitionne de devenir un soft power dans la région, alors que
l'Etat juif croit toujours aux vertus de la diplomatie de la force. Les
relations bilatérales peuvent s'améliorer, mais Ankara y met désormais une
condition : que les Palestiniens
de Gaza et de Cisjordanie puissent renouer avec l'espoir de la paix. Des
deux partenaires, c'est Israël qui a le plus à perdre : il n'a qu'un seul
allié musulman au Moyen-Orient. |