Article paru le 16 Décembre 2009
Ilan Halevi « Il faut un arrêt total de la
colonisation »
Entretien réalisé par
Pierre Barbancey
Ancien
vice-ministre des Affaires étrangères, Ilan Halevi est conseiller
diplomatique auprès
de la délégation générale de Palestine
en
Allemagne.
Le processus de paix est bloqué. Même
si Israël parle d’un moratoire, il poursuit sa politique de colonisation. La
partie palestinienne dit que, dans ces conditions, le dialogue ne peut
reprendre.
Qu’est-ce qui peut permettre
la
remise sur les rails du processus de paix ?
Ilan Halevi. Je
crois que tant qu’Israël n’arrêtera pas la colonisation totalement. Tant que
l’administration américaine ne trouve pas les moyens de réussir là où elle a
échoué jusqu’à maintenant, c’est-à-dire échoué à imposer le gel des
colonisations, il n’y a pas de perspectives de négociation possibles. Elles
seraient désavouées par l’opinion publique palestinienne, ce qui signifierait
pour les négociateurs palestiniens une perte de mandat et de légitimité
inconcevable. Mais aussi parce que c’est vraiment condamner les négociations
à l’échec. La colonisation, son intensification, est la preuve évidente que
le gouvernement israélien ne recherche pas une paix basée sur la solution à
deux États puisque chaque acte de colonisation rend cette solution plus
difficile. Il est donc impossible de s’approcher d’une solution si,
concrètement, sur le terrain, on ne fait que s’en éloigner et la rendre plus
difficile. L’Autorité palestinienne et les négociateurs de l’OLP vont être
fermes sur cette question-là, en dépit de la reculade de l’administration
américaine qui affaiblit cette position. Il faut amener l’administration
américaine, et là le rôle de l’Europe est important, à réaffirmer que la
colonisation est illégale, injustifiée et un obstacle à la paix, même si elle
a cessé d’en faire une condition. Problème : cette
administration ne pense pas jouir de la marge de manœuvre nécessaire pour
transformer ses positions en actions. Ils ne sont même pas arrivés à faire ce
que Bush père avait fait en 1991-1992 quand il avait refusé à Israël 10
milliards de dollars de garanties bancaires pour protester, précisément,
contre la politique de colonisation d’Israël. L’Autorité palestinienne,
l’OLP, le mouvement palestinien dans son ensemble et la majorité des
Palestiniens ont mis beaucoup d’espoirs dans la position américaine parce
qu’Obama a dit que l’arrêt de la colonisation et la création d’un État
palestinien sont des impératifs de la sécurité nationale américaine. Ce ne
sont pas des faveurs que les États-Unis veulent faire aux Arabes ou aux
Palestiniens. La crise actuelle du processus de négociation est engendrée par
l’absence de capacité de l’administration américaine à défendre sa propre
position. On peut dire la même chose sur les Européens. Au début de la
confrontation avec le gouvernement Netanyahou, l’administration américaine
avait déjà dit : « Si vous ne voulez pas
discuter des colonies, alors discutons des frontières. Parce qu’une fois
qu’on aura défini de façon définitive les frontières de l’État palestinien,
vous saurez exactement où vous pouvez construire et où vous ne pouvez
pas. » Il y a une certaine logique dans la démarche américaine, même
dans la reculade. Mais cette question de la colonisation reste un écueil pour
avancer.
Comment arriver à débloquer
la
situation en sachant que d’habitude la pression est beaucoup plus forte sur
la partie palestinienne, qui souvent cède. Or il semble que cette fois les
Palestiniens sont prêts à tenir bon ?
Ilan Halevi. Sur la
question de la colonisation, je crois que la partie palestinienne va tenir
bon parce que l’opinion publique palestinienne est intransigeante à cet égard
et n’acceptera pas une reculade de la direction de l’Autorité. Je crois que
ce qui s’est passé avec le rapport Goldstone est très exemplaire et doit
servir d’illustration à la façon dont les choses se passent réellement. Face
à la certitude d’un veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité
de l’ONU devant toute tentative de transformer le rapport Goldstone en action
juridique internationale, le président Abbas avait cru qu’il serait de bonne
tactique de reporter le débat de façon à matérialiser, sinon un consensus en
faveur du rapport, au moins une division visible au sein du Conseil de
sécurité. La réaction populaire palestinienne unanime, y compris au sein des
directions locale et globale du Fatah, a été d’une telle virulence que le président
a révisé sa décision et a repoussé, représenté la résolution pour un débat
international dans les 48 heures. Or cet alignement du pouvoir sur l’opinion
populaire est remarquable. D’abord, c’est un tribut à la vie démocratique
palestinienne. Cela montre le poids de l’opinion publique et de la société
civile palestiniennes dans une situation où les institutions sont si faibles.
Pour l’ensemble de ces raisons, il est impossible d’envisager qu’à court
terme on puisse reprendre les négociations sans une victoire réelle sur le
terrain de l’arrêt de la colonisation.
Qu’est-ce qui pourra faire
céder Israël ?
Ilan Halevi. Il y a
un ensemble de facteurs. Le premier serait bien évidemment une décision de
l’administration américaine. Si elle prend une décision ferme et si le
gouvernement américain et le président se sentent prêts à affronter la
coalition des lobbies de guerre aux États-Unis. Il y a une alliance assez
considérable entre les néoconservateurs, la droite du Parti républicain, les
sionistes, les fondamentalistes protestants, le complexe militaro-industriel
(les grands marchands d’armes, Bechtel, Halliburton, Blackwater…) qui
encercle le président Obama, littéralement. S’il réussit malgré tout à
avancer, il y a un espoir de ce côté-là. S’il est contraint de capituler ou
de faire profil bas face à ces forces, on est très mal parti parce que cela
signifie que, en dépit des proclamations de changement et d’un discours
du Caire qui semble condamner à mort le discours islamophobe qui s’était
transformé en doctrine d’État depuis dix ans, cela restera lettre morte. Il
n’y aura pas de déblocage au Moyen-Orient. Il faut une volonté politique
très, très forte pour le faire. Les Européens ont des moyens. L’Europe est
même, dans une certaine mesure, le seul acteur suffisamment démarqué pour
avoir une marge de manœuvre. C’est pourquoi il est un peu frustrant de voir à
quel point ils ne s’en servent pas. Ils ont cette possibilité à cause de leur
relation privilégiée avec Israël, à cause de leurs relations commerciales, mais
aussi parce que c’est leur intérêt. Tant qu’il y aura la misère et la guerre
de l’autre côté de la Méditerranée, il n’y aura aucune prospérité, aucune
stabilité sur la rive nord de la Méditerranée. Et toutes les murailles de
Chine administratives qu’ils construiront ne les protégeront pas des flux
migratoires fuyant la pauvreté, la misère et la guerre. Les Européens ont
donc un intérêt propre, réel et profond à la solution de cette question. Ils
le savent mais ils n’agissent pas en conséquence. Leur double pusillanimité,
à l’égard de la politique israélienne d’une part et à l’égard de la puissance
américaine de l’autre, les inhibe dans une action dont ils ont besoin pour
leur intérêt propre. On pouvait donc espérer qu’à la faveur de
l’infléchissement du discours américain, les Européens embraient. On n’en
voit pas vraiment la concrétisation. D’abord parce qu’il y a en Europe des
voix divergentes. Il y en a qui renâclent, qui n’ont pas encore pris le
tournant « obamien ». Ils sont encore dans la soumission au
discours de Bush, le discours de la guerre globale. Depuis que l’islamophobie
a cessé d’être doctrine d’État aux États-Unis, elle continue de l’être dans
plusieurs États européens pour des raisons locales, politiques et autres. Si
l’Europe avait le courage de dire clairement : « Nous
traiterons avec tout gouvernement palestinien d’union nationale qui réunira
les deux parties du territoire palestinien sous la juridiction de
l’Autorité », c’est-à-dire de considérer que le partage du pouvoir avec
le Hamas est une question démocratique, interne palestinienne, et donc qu’ils
n’interviennent pas, alors la pression populaire palestinienne sur le Hamas
serait énorme. Et le Hamas n’est pas plus indemne de la pression populaire
que la direction du Fatah ou de l’Autorité.
Justement, la division
géographique et politique du mouvement palestinien est grave. Où en sont
les
négociations entre le Hamas
et le Fatah ?
Ilan Halevi.
L’opinion populaire palestinienne, dans sa majorité, renvoie le Hamas et le
Fatah dos à dos en les rendant également responsables de la division. Elle
réclame pourtant l’unité entre les deux. C’est cette pression de l’opinion
populaire qui fait que les deux directions se sont formellement et
verbalement engagées à la réconciliation et au partage du pouvoir. À
contre-courant d’une partie importante de leurs appareils respectifs, en
particulier les appareils de sécurité des deux camps qui, eux, sont encore
dans une logique de vendetta. L’opinion populaire désavouera quiconque
apparaît clairement comme un obstacle à l’unité. Mais, dans la situation
actuelle, le Hamas est face au dilemme suivant : soit conserver
le monopole absolu du pouvoir sur la bande de Gaza, soit le partager sur
l’ensemble du territoire. Cette dernière éventualité signifie passer par un
processus de réconciliation et d’union nationale et des élections à court
terme. Tous les sondages donnent le Hamas perdant aux élections prochaines.
Pour le Hamas, l’alternative n’est donc pas seulement tout le pouvoir à Gaza
ou le partage sur l’ensemble du territoire, mais tout le pouvoir à Gaza ou le
partage du pouvoir dans une configuration où ils sont le partenaire mineur.
Donc, pour le moment il n’en veut pas. Ce qui est désastreux pour l’avenir du
peuple palestinien parce que ça approfondit la césure politique et
géographique entre Gaza et la Cisjordanie et maintient le territoire dans un
état de blocus et donc pratiquement de famine. Or, à chaque fois qu’on a eu
un gouvernement d’union nationale, la communauté internationale l’a boycotté.
Il n’y a aucun stimulant pour le Hamas d’aller à l’unité puisque de toute
façon ça ne résoudra rien. Si la population palestinienne voyait que l’unité,
le partage du pouvoir seraient immédiatement récompensés par la reprise de
l’aide économique à Gaza dans des proportions qui vont changer la vie, ça
constituerait une pression considérable. Là encore, l’Europe peut jouer un
rôle politique dans le dénouement de la crise interpalestinienne.
Les opinions publiques
européennes ont-elles un rôle à jouer ?
Ilan Halevi. Il y a
un ras-le-bol des pratiques israéliennes. Comme me le disait il y a quelques
mois un parlementaire allemand : « Même
les gens qui, comme nous, ont cherché des excuses pour Israël n’en trouvent
plus. » Il y a un point de saturation avec l’arrogance israélienne qui a
été dépassé. Il y a une mutation profonde du regard. Il en est des
perceptions comme du discours. Ça ne se transforme pas immédiatement en actes
politiques. Mais ce serait une erreur de ne pas prendre en considération
l’accumulation souterraine de ces perceptions qui, à un moment donné, vont
faire sauter un barrage et vont se transformer en opposition. Sur ce terrain,
les opinions populaires en Europe vont beaucoup peser sur le monde politique
et médiatique. Il s’instaure un écart grandissant entre la servilité et la
frilosité du monde politique à l’égard de la politique israélienne et la
saturation de l’opinion populaire avec les pratiques d’Israël. Ce genre
d’hiatus est très dangereux pour les sociétés européennes elles-mêmes :
c’est quand s’installe le vide entre le discours desdites élites et le pouls
de la rue que le fascisme a un espace où grandir.
|