Article paru dans l’édition du 6
Janvier 2010
Faut-il sauver le
soldat israélien Gilad Shalit ?
Par Laurent Zecchini (Correspondant à Jérusalem)
La
question posée à Benyamin Nétanyahou, premier ministre israélien, représente
le plus difficile des dilemmes : faut-il sauver le soldat Gilad Shalit,
prisonnier du Hamas depuis le 25 juin 2006 ? Si, du point de vue humanitaire,
la réponse va de soi, il n'en va pas de même dès que l'on charge le fléau de
la balance : en échange d'une seule vie, l'Etat juif doit-il libérer près
d'un millier de prisonniers palestiniens, dont une minorité, auteurs ou
commanditaires d'attentats, ont du sang sur les mains ?
Qu'Israël,
pays qui a construit sa capacité de dissuasion sur la réputation
d'invincibilité de son armée, l'efficacité de ses services de renseignement et
aussi la brutalité de ses représailles, en vienne à considérer comme
acceptables les termes d'un tel marché ne laisse pas de surprendre. En Europe
et en Amérique, la raison d'Etat dicterait sans doute une réponse négative :
un gouvernement démocratique, comptable de la sécurité de ses citoyens, ne
saurait assumer sans difficulté la responsabilité politique de relâcher des
meurtriers susceptibles de récidiver.
Mais
la vérité est grise, car Israël a une longue histoire de négociations avec
ceux qu'il qualifie de "terroristes". Le précédent du 20 mai
1985, lorsque l'Etat juif avait obtenu la libération de trois de ses soldats
en échange de celle de 1 150 Palestiniens, l'atteste. Si la guerre de Gaza a
été déclenchée au cours de l'hiver 2008, c'est en partie parce que la
réputation de Tsahal avait été sérieusement entamée lors de la guerre du
Liban de l'été 2006.
Enfin,
l'affaire Shalit est avant tout un constat d'échec : celui de l'armée et des
services de renseignement Shin Beth (sécurité intérieure) et Mossad (sécurité
extérieure), incapables, en trois ans et demi, de libérer Gilad Shalit. Ce
soldat de 23 ans est devenu une icône nationale et une épine politique pour
le gouvernement. Celui-ci se doit de faire avancer les négociations pour sa
libération et, au minimum, de donner cette impression à l'opinion publique.
52 % des Israéliens demandent une libération "à n'importe quel
prix", et une partie du rabbinat invoque le "commandement
religieux" de "racheter le captif".
Cette
détermination tient à l'essence de la société israélienne : l'armée est
étroitement identifiée à l'Etat et représente une part intime de chaque
famille. Garçons et filles sont censés consacrer, respectivement, trois et
deux années de leur vie à Tsahal. En échange de ce sacrifice consenti à la
défense de la nation, chacun attend de l'armée qu'elle veille, coûte que
coûte, au sort de ses soldats. Mais les opposants à un compromis avec le
Hamas forment un parti puissant : l'Association des parents de victimes du
terrorisme dénonce par avance une "capitulation" et compare
M. Nétanyahou à Chamberlain.
Se
situant souvent à l'extrême droite de l'échiquier politique, c'est un lobby
idéologiquement proche de celui des colons. Pour un premier ministre connu
pour temporiser devant l'obstacle, ce double front représente un risque
politique majeur. Car le scénario de l'éventuelle libération de Gilad Shalit
est écrit : à la formidable liesse qui se déclenchera en Israël feront écho
les manifestations de victoire à Gaza et en Cisjordanie. M. Nétanyahou peut
craindre que la première se dissipe vite, alors que les images de la seconde
imprimeront durablement les esprits.
S'il
donne son accord aux termes de l'échange que souhaite lui imposer le Hamas,
M. Nétanyahou doit payer le prix de lui consentir un formidable élan
politique. Il ne s'agit donc pas seulement de "sauver le soldat
Shalit", mais de poser un acte déterminant pour le processus de paix
israélo-palestinien. Car le grand perdant risque d'être Mahmoud Abbas,
président de l'Autorité palestinienne. A plus forte raison si son rival
Marouane Barghouti, emprisonné en Israël, est élargi.
Le
Hamas espère tirer prestige d'un compromis pour accroître sa popularité en
Cisjordanie, au détriment du Fatah. Un accord donnerait du crédit à sa
rhétorique selon laquelle seule la violence est susceptible d'arracher des
concessions à Israël et rendrait plus flagrante l'inanité de la démarche
modérée de M. Abbas. Est-ce ce que souhaite M. Nétanyahou ? Suit-il la
stratégie de privilégier le Hamas - pour affaiblir le Fatah et faire perdurer
un statu quo favorable à la colonisation en Cisjordanie -, qui fut celle
d'Ariel Sharon ?
S'agira-t-il
d'exciper du renforcement du Hamas pour éradiquer le "foyer
terroriste" de Gaza ? Certains experts, comme Matti Steinberg, qui
fut conseiller pour les questions palestiniennes de trois chefs successifs du
Shin Beth, le pensent. "Je ne sais pas si c'est la stratégie de
Nétanyahou ; je constate simplement que la montée en puissance du Hamas est
une conséquence constante de sa politique", note-t-il. Le médiateur
allemand dans l'affaire Shalit va reprendre prochainement son bâton de
pèlerin. Israël et le Hamas s'efforcent de faire retomber sur l'autre la
responsabilité des errements de la négociation, voire de son échec, en
utilisant l'arme de la désinformation. Cette effervescence médiatique n'est
peut-être qu'un écran de fumée destiné à dissimuler la détermination d'Israël
de refuser les exigences du Hamas. Si ce n'est pas le cas, la décision de M.
Nétanyahou est celle d'un homme seul, probablement le test le plus exigeant
de sa carrière politique.
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