Article
paru dans l’édition du 4 Février 2010
L'armée israélienne a changé sa doctrine
pour la guerre de Gaza
Par Benjamin Barthe
Un an après l'offensive
israélienne sur Gaza (27 décembre 2008 - 17 janvier 2009), tandis qu'Israël
défend la thèse d'une opération conforme au droit international, des
témoignages exclusifs, collectés par Le Monde, jettent une lumière
crue sur les méthodes de l'armée israélienne. Alors qu'Israël refuse toujours
d'ouvrir une enquête indépendante sur les accusations de crimes de guerre
formulées par le rapport Goldstone, commandité par l'ONU, ces témoignages
indiquent que le haut commandement de Tsahal a instauré une procédure
d'ouverture de tir très permissive par rapport aux règles officiellement
admises.
La controverse gravite autour d'une formule-clé du jargon
militaire israélien : "emtza'im vé kavana" ("les moyens
et les intentions"). Ce binôme familier à tous les soldats codifie leur
comportement en terrain hostile.
Selon cette formule, un individu ne sera pris pour cible
que s'il est armé ("les moyens") et qu'il manifeste un désir
de nuire ("les intentions"). Un mémento à destination des
conscrits, daté de 2006, que Le Monde a pu consulter, stipule que
"tirer sur une personne armée ne peut avoir lieu que si l'on dispose de
renseignements concrets, indiquant que cette personne a l'intention d'agir
contre nos forces".
Or au mois d'août 2009, devant un journaliste du quotidien
Yediot Aharonot, un officier supérieur a pour la première fois reconnu
que ces garde-fous, fondement de l'éthique militaire israélienne, avaient été
levés durant l'opération "Plomb durci". "Les moyens et les
intentions, c'est une terminologie qui convient à une opération d'arrestation
en Cisjordanie, affirmait-il. L'armée israélienne est sortie cramée de
la seconde guerre du Liban à cause d'une terminologie inadaptée. Le concept
de "moyens et intentions" provient de circonstances différentes.
Ici, il ne s'agit pas d'une opération antiterroriste classique. (...)
Le type qui doit déclencher les engins explosifs n'a pas besoin de porter une
kalachnikov. Il lui suffit de marcher, d'observer, de parler au téléphone et
boum ! Cinq soldats sautent en l'air. (...) La différence est
nette."
L'enquête du journaliste de Yediot Aharonot n'a
jamais été publiée. Les propos du haut gradé, dont Le Monde a pu
prendre connaissance, contredisent la version officielle qui met l'accent sur
le respect des lois de la guerre et traite la mort de civils comme des "incidents
isolés", inévitables face à un ennemi prompt à se fondre dans les
zones habitées. "Si les propos de l'officier dépeignent effectivement
les règles d'ouverture de tir en vigueur durant "Plomb durci",
alors, il s'agit d'une pièce à conviction qui confirme les accusations auxquelles
Israël fait face", dit l'avocat Michaël Sfard, traditionnel
défenseur de Palestiniens. "Les "moyens et les intentions"
sont les paramètres par lesquels une personne est identifiée comme
combattant. Renoncer ne serait-ce qu'à l'un d'entre eux équivaut à accorder
un permis de tuer des civils", ajoute-t-il.
Les vingt-deux jours d'offensive s'étaient soldés par une
hécatombe côté palestinien (1 385 morts, dont 762 non-combattants, selon
l'organisation israélienne B'Tselem) et par la mort de 13 Israéliens (dix
soldats et trois civils).
En juillet 2009, l'association israélienne Breaking the
Silence avait publié une série de témoignages de soldats engagés à Gaza. "Si
tu n'est pas sûr, tu tues", disait l'un d'eux. "On nous a
dit que c'est une guerre, et que dans une guerre, l'ouverture du feu n'est
pas restreinte", expliquait un autre. L'état-major israélien avait
aussitôt parlé de "campagne de diffamation", assurant que
Tsahal est "l'une des armées les plus morales au monde".
Pour Mikhael Manekin, directeur adjoint de Breaking the
Silence, l'aveu involontaire de l'officier supérieur corrobore a posteriori
les témoignages collectés. "Les règles d'ouverture de tir ont été
modifiées de façon radicale, explique-t-il. Dans certains endroits, il n'y en
avait tout simplement aucune. C'est une violation de la loi et du code
militaire israélien."
Un autre officier, que Le Monde a rencontré,
explique la logique qui sous-tendait cette dérive. Basé dans le quartier
général d'une brigade, juste en face de Gaza, il a pu observer de près le
développement de l'offensive. "L'idée force, c'était que le Hamas ne
respecte pas les règles du jeu car ses militants n'ont pas d'uniforme et ne
portent pas toujours d'armes, dit il. Nous avons alors décidé, nous
aussi, de contourner ces règles." "Nos commandants précisaient que
cela n'impliquait pas de dédaigner la vie des civils. Contrairement à ce
qu'affirme le rapport Goldstone, je ne pense pas que l'armée ait délibérément
tué des civils. Il était clair, en revanche, que nous devions faire du
chiffre ; que de Saïd Siam (l'ancien ministre de l'intérieur du Hamas,
tué dans un bombardement) au simple employé d'une organisation de charité,
tout membre du Hamas était un terroriste qui méritait d'être tué. Il était
également clair que la protection de la vie des soldats avait la
priorité", précise l'officier.
Selon ce témoin privilégié, le principe du risque zéro
s'est traduit par une technique de sécurisation du terrain en trois temps.
D'abord, arroser la zone de tracts intimant à la population de partir dans un
laps de temps donné. A son terme, scruter le terrain, à la recherche de la
moindre présence suspecte. Le cas échéant, envoyer des drones avec missiles
embarqués. "Nos paramètres étaient simples, dit l'officier. Un
individu de sexe mâle qui n'est ni un enfant ni une personne âgée, qui marche
dans la rue au-delà de l'heure butoir, devient un suspect. J'ai connaissance
d'au moins un cas où ce constat a suffi pour envoyer un missile sur un
Palestinien. C'est seulement après que l'agent du Shin Beth (service de
sécurité intérieur) vient dire si le missile a tué la bonne personne. C'est
le principe de l'assassinat ciblé, mais à l'envers. On tue d'abord, et après
on essaie de vérifier que c'était justifié."
Pour toute réponse, l'armée israélienne se réfère à un
rapport de juillet 2009, intitulé "L'opération à Gaza, aspects factuels
et légaux". Selon ce document, les règles d'ouverture de tir durant
"Plomb durci" stipulaient que "seules les cibles militaires
doivent être attaquées" et que "toute attaque contre des
objectifs civils doit être interdite".
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