Article paru le 25 Janvier 2010 – Page 19
Joe Sacco, ou la Palestine à Angoulême
Par Lucie Servin
Invité de la
37e édition du festival, le grand BD-reporter Joe Sacco crée l’événement
cette année avec Gaza 1956, en marge de l’histoire. Une thématique pionnière.
« L’histoire peut se passer d’annexes. Les
notes de bas de page sont au mieux superflues. Au pire, elles font trébucher
le grand récit », rapporte Sacco, qui développe avec Gaza 1956, sur
plus de 400 pages, six années de recherches, une enquête historique
minutieuse sur le massacre oublié de plusieurs centaines de Palestiniens dans
la bande de Gaza en novembre 1956, une tragédie simplement mentionnée dans un
rapport de l’ONU en bas de page. Le BD-reporter, qui voyage depuis plus de
vingt ans, a publié en deux tomes deux grands reportages (pour lesquels il a
reçu l’American Book Award en 1996) : Palestine :
une nation occupée (1993) et Palestine :
dans la bande de Gaza (1995).
la violence de la situation vécue par
les Gazaouis
Après avoir dessiné la guerre en ex-Yougoslavie, il
revient quinze ans après sur Gaza en interrogeant l’histoire, en décryptant cet
événement singulier et terrible au cœur de la crise du canal de Suez, en
confrontant les éléments par la vérification systématique des sources, avec
cette manière d’interroger l’esprit critique du lecteur et d’opposer la
distance de la réalité actuelle. Le massacre apparaît tragiquement
anecdotique face à la succession des guerres et la violence de la situation
vécue par les Gazaouis aujourd’hui.
la bande dessinée du réel
Sacco travaille sur une mémoire qui n’a pas eu le
temps de se construire, élaborant les souvenirs avec les témoins vivants,
cinquante ans après, dans les camps de réfugiés et les territoires occupés.
La rigueur journalistique lui impose un regard critique permanent. Avec sa
sensibilité et son expérience, Sacco se met en scène, regarde, pense, écrit
et dessine dans une réalité que, déontologiquement, il n’a pas le droit de
trahir. Le dessinateur incarne ce potentiel de puissance de la BD à informer
du fond, car sa matière, à lui, c’est le réel. Observateur expérimenté, il
nous livre une histoire de la vie quotidienne en rapportant les propos écrits
et visuels. Il jongle avec les narrations journalistiques, graphiques et les
dialogues, avec sincérité. Le récit acquiert une modestie, une humilité et
questionne la vérité. Scientifiquement, il collecte les témoignages, met en
doute, nous invite dans l’intimité de ses entretiens et les coulisses de
l’impuissance médiatique. Le genre s’impose ici comme une évidence, tant le
jeu des digressions, des changements de décor, la multiplication de personnages
sont efficaces, condensés et équilibrés entre texte et dessin. En noir et
blanc, Sacco écrit comme il dessine. Avec une écriture graphique riche et
sensible. Le crayon vibre dans l’expression des visages, la minutie des mises
en scène. La BD s’arrête sur l’actualité, le temps d’une case, pour
contempler le passé avec l’exigence critique d’un auteur qui ne triche pas et
qui donne à comprendre les graines du chagrin et de la colère. Sa voix
témoigne du pire : de la souffrance, de l’horreur et de
l’oubli du peuple palestinien.
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