Un an et demi après sa
première parution, voici l'essai-pamphlet de Shlomo Sand, spécialiste dans
l'histoire de la Belle Epoque et du cinéma français, en format poche.
Depuis lors, la polémique n'a pas faibli. Mais on se demande si cette
réception tumultueuse n'est pas d'abord l'effet d'un titre provocateur. Car
le contenu de l'ouvrage lui-même, entièrement de seconde main, a de quoi
laisser perplexe. Y compris celui qui adhérerait aux partis pris de
l'auteur.
Imprégné du jargon d'une
sociologie critique apparemment très en vogue à Tel-Aviv, le livre ne fait,
malgré son épaisseur, que ressasser une proposition unique : le "
peuple juif ", loin d'être une réalité dont on peut suivre les
pérégrinations, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, n'est qu'une "
invention " des historiens juifs du XIXe siècle, en particulier de
l'Allemand Heinrich Graetz (1817-1891). La méthodologie de Sand, qui se
réclame des penseurs contemporains de la nation comme processus de
modernisation (Ernst Gellner) et comme imaginaire organisé (Benedict
Anderson) se résume, sous sa plume, à du Bachelard pour classe de terminale
: " Rien n'est donné, tout est construit "...
Pour Shlomo Sand, les
historiens jouent un rôle décisif dans le processus de création de la
nation (en l'occurrence d'une nation juive moderne), en prétendant asseoir sur
des bases ethniques, voire raciales, une continuité entre les Hébreux de
l'ancien Israël et les juifs d'aujourd'hui. Conséquence : au nom de cette "
fiction " érudite, qui a transformé la Bible en roman national et
en titre de propriété, un " viol " aurait été commis
contre les seuls véritables autochtones, les Palestiniens. Conclusion :
Israël doit choisir : soit demeurer une " ethnocratie "
juive, soit devenir un Etat vraiment démocratique, celui de tous les
Israéliens, quelle que soit leur religion.
Ce qui est problématique dans
cette entreprise, c'est moins cette prise de position idéologique que la
prétention de l'étayer par l'autorité de la recherche et l'administration
de la preuve. Car Sand le reconnaît lui-même : les historiens sionistes ou
nationalistes auxquels il s'en prend, tous formés à l'érudition allemande,
ont excellé dans leur travail sur les sources. Or dans ce registre-là,
c'est peu de dire que son livre à lui déçoit.
Ainsi, radicalisant des
hypothèses récentes, Sand veut-t-il montrer que les " Judéens
" (la population juive vivant sur le territoire d'Israël) n'ont
jamais été " exilés " ni " expulsés " après la
destruction de leur Temple par les troupes romaines commandées par Titus en
70 après J.-C. Et donc qu'ils n'ont aucune consanguinité avec la diaspora.
A la suite de l'historien Israel Yuval, Sand voit dans ce " mythe
" de l'exil une pure et simple intériorisation juive d'une
conception chrétienne : l'errance comme punition pour la Crucifixion.
Soit. Mais, dès lors, d'où
peuvent bien provenir les juifs d'Europe et d'Afrique du Nord ? Pour Shlomo
Sand, essentiellement des conversions résultant d'un prosélytisme juif fort
actif dans l'Antiquité - avant le repli imposé par le christianisme
triomphant au IVe siècle. Autres réservoirs évoqués : les royaumes
berbères, yéménite, etc., passés par le judaïsme à diverses époques. Là où
le bât blesse, c'est qu'aucun argument convaincant n'est apporté à l'appui
de cette audacieuse théorie censée révoquer en doute le grand récit
" sioniste ". Il faut attendre la moitié du livre pour
obtenir une évaluation - des plus vagues - sur l'ampleur du mouvement de
conversion supposé avoir entraîné dans l'Antiquité la formation d'une
population " de centaines de milliers voire de millions de juifs
sur l'aire sud-orientale du bassin méditerranéen ". Pour appuyer
cette assertion, pourtant essentielle à son raisonnement, Sand se rabat sur
quelques piques d'écrivains romains se plaignant de l'influence juive. Il a
pourtant, quelques pages plus tôt, dénoncé la tendance grecque et latine à
l'exagération quand il s'agissait de reprocher à Flavius Josèphe d'avoir
chiffré à plus d'un million le nombre des juifs jetés sur les routes en
70...
Mystérieux royaume khazar
Autre exemple : Shlomo Sand
reprend à son compte la fameuse thèse défendue par Arthur Koestler dans La
Treizième Tribu (Calmann-Lévy, 1976), selon laquelle la plus grande
partie des juifs ashkénazes descendraient du mystérieux royaume khazar,
converti au judaïsme aux alentours du IXe siècle. Mais en l'absence de
documents et de traces laissés par ces cavaliers nomadisant entre le
Caucase et la Volga, dont on ignore partiellement la langue, aucun indice
n'a apporté de l'eau au moulin koestlérien. La contorsion intellectuelle
qui consiste à voir dans le yiddish une langue slave par la syntaxe (donc
peut-être aussi khazare), alors qu'elle est composée à 80 % de mots
d'origine allemande, suggérée par Sand, est plus romanesque que
convaincante.
Finalement, la méthode même de
l'auteur torpille son projet. N'est-il pas obligé de s'adosser à ce qu'il
entend rejeter, l'idée d'une " authenticité juive ", pour réfuter
celle qu'ont imaginée les historiens " sionistes " ? Pour
Sand, une telle identité devrait être fluide et limitée aux valeurs
religieuses. A le suivre, il pourrait y avoir des juifs laïques qui se
sentent tels en tant qu'individus, mais une collectivité juive séculière,
en Israël comme en diaspora, est soit impensable soit nécessairement "
ethnoraciste ". Sa définition crée donc de l'exclusion et, paradoxalement,
rejoint les positions des orthodoxes les plus ultras... Encore un effort,
a-t-on envie de lui dire, pour sortir de l'identité ! p
Nicolas Weill
Comment le peuple juif fut inventé
De la Bible au sionisme
de Shlomo Sand
Traduit
de l'hébreu par Sivan Cohen-Wiesenfeld et Levana Frenk, Flammarion, "
Champs Essais ", 606 p., 12 ¤.
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La vie littéraire
Comment le livre de Shlomo Sand fut accueilli
par Pierre
Assouline
Il y a des livres sulfureux qui se
fraient un chemin vers la notoriété sans crier gare. Une fois qu'ils
trônent, on a beau jeu de s'en remettre aux voies impénétrables du
bouche-à-oreille. Ne reste plus qu'à en déplorer les dégâts ou à en louer
les bienfaits, c'est selon. Pour Comment le peuple juif fut inventé,
de Shlomo Sand, ça s'est passé ainsi. Paru le 3 septembre 2008 chez
Fayard, il se présentait sous une couverture noire arborant un immense
point d'interrogation en surimpression. Il nous était parvenu précédé par
la rumeur des débats orageux lors de sa publication en 2008 en Israël :
un vrai succès de librairie (9 000 exemplaires, 19 semaines dans les
meilleures ventes). Le titre de la critique du quotidien Haaretz était
déjà un signe : " Inventing an invention ".
En
France, la presse quotidienne n'y prêta guère attention, malgré le micro que
lui tendit dès sa parution Daniel Mermet sur France-Inter. Il fallut
attendre le début de l'année 2009 pour voir l'auteur opposé à un
intellectuel, Jacques Attali, dans L'Express. Trois mois après,
l'universitaire Eric Marty s'en prenait vivement aux " mauvaises
raisons d'un succès de librairie " dans une " opinion
" publiée par Le Monde à laquelle Sand répondit. Son livre
venait juste d'être couronné du prix Aujourd'hui, attribué par un jury
d'éditorialistes auprès duquel l'historien Jacques Julliard avait plaidé
sa cause (8 voix pour, 3 voix contre). Cette distinction ne fut pas
étrangère à son décollage dans l'opinion. Dès lors, les revues prirent le
relais. L'Histoire en fit sa couverture en juin en le plaçant face
aux historiens Michel Winock, Esther Benbassa et Maurice Sartre ; puis, à
la rentrée, Claude Klein décortiqua " L'invention de Shlomo Sand
" dans les Temps modernes, peu avant que Mireille Hadas-Lebel
n'en fasse autant dans Commentaire, où elle déplorait que
l'affaire fît " beaucoup de bruit pour peu de chose ",
et que Le Débat lui consacre un important dossier.
C'est
donc dans ce contexte que le livre reparaît ces jours-ci en poche après
avoir été vendu à 40 500 exemplaires dans son édition originale - ce qui
est beaucoup pour un essai historique et néanmoins " militant "
qui s'avance sous un titre " brutal ", comme le
reconnaît Mil neuf cent, la revue que Sand fonda avec son ami
Jacques Julliard sous le titre Cahiers Georges Sorel.
"
Réveiller les consciences "
Face
à l'avalanche de critiques, d'articles qui pointent ses erreurs et
approximations, dénoncent sa manière de caricaturer les thèses adverses
et ses généralisations polémiques, ou invalident ses interprétations
hasardeuses, Shlomo Sand ne cille pas. Il n'a rien modifié de son texte.
A peine deux ou trois bricoles (la nationalité d'un linguiste de langue
allemande, la tribu de Tariq Ibn Ziyad). Peu lui chaut qu'on le traite de
" négationniste " puisqu'il nie effectivement l'existence d'une
continuité historique du peuple juif. Provocateur aussi. "
J'appelle cela : réveiller les consciences ", confie-t-il. Il
prend acte que son livre a reçu un large écho dans la presse arabe au
risque de l'instrumentaliser : " Mais cela ne m'a pas empêché de
m'opposer aussi bien à la loi du retour des juifs qu'au droit au retour
des Palestiniens lors de mes conférences à Rabat et Casablanca. "
Des contrats ont été signés pour la traduction en seize langues. Sur le
rabat de la jaquette de l'édition russe, il a ajouté que des soldats de
l'Armée rouge avaient libéré Auschwitz. Pour l'édition palestinienne,
chez Madar, à Ramallah, conclue pour une somme symbolique grâce à feu le
poète Mahmoud Darwich, il a confié la traduction à ses étudiants arabes.
Mais il a refusé de supprimer ou même de réduire son premier chapitre sur
la fabrique des nations, comme le lui demandaient ses éditeurs allemand
et japonais : " Cela aurait donné l'impression que seuls les
juifs ont créé des mythes pour s'inventer un peuple. "
Désormais,
il enchaîne conférence sur conférence. Son succès lui a fait perdre des
amis à l'université (" la jalousie, inévitable "),
compensés par d'" émouvantes " lettres de lecteurs ("
votre livre m'a libéré : je me croyais juif, en fait je suis normal
"). A l'exclusion des menaces de mort : " Je me sens
plus en sécurité en Israël, où on ne touche pas à un soldat qui a fait
deux guerres, qu'en France, où les juifs sont plus excités. "
Son livre l'écrase et le propulse. Il a refusé une chaire aux Etats-Unis
mais en accepterait bien une en France. Dans le Sud, uniquement. Mais
lorsqu'on lui demande s'il réalise les dégâts provoqués par son essai
lorsqu'il dénonce " l'arrogance de peuple élu de la société
judéo-israélienne ", il convient qu'il pourrait retirer ce
passage qui résonnait moins dangereusement en hébreu qu'en français. Ce
regret figurera dans le récit sur la réception de son livre qu'il
pourrait écrire à la suite de la commande d'un éditeur français. Ou dans
le roman policier dont il a déjà l'intrigue : un meurtre dans le milieu
des historiens à l'université de Tel-Aviv. Inspiré d'une histoire vraie.
Pierre
Assouline
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