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Le Monde des livres
Article paru dans
l'édition du 30 avril 2010 Rencontre La vie littéraire Que publier de
Mahmoud Darwich en son absence ? Quel barouf pour quelques points
d'interrogation ! Quel ramdam pour une poignée de ratures ! Mais ils sont essentiels
si l'on considère qu'un écrivain passe une matinée à placer une virgule et un
après-midi à la retirer. Le poète Mahmoud Darwich, l'un des plus grands en
langue arabe, était de ceux-là. La parution de son dernier livre, Le Lanceur
de dés et autres poèmes (Actes Sud, 88 p., 21 euros), accompagné de
troublantes images d'Ernest Pignon-Ernest, pose un problème crucial : que
publier d'un écrivain en son absence ? Au lendemain de sa mort en août 2008, son
frère et un petit groupe de ses amis avaient retrouvé dans ses papiers les
poèmes, à peine esquissés ou manifestement achevés, auquel il travaillait.
Qu'en faire ? Certains s'en tenaient à ceux qui étaient vraiment terminés,
d'autres voulaient tout publier. Cette tendance l'emporta, emmenée par le romancier
libanais Elias Khoury, à condition toutefois que l'ensemble ne fut pas
présenté comme un recueil, ce qui avait toujours été le cas, mais sous le
libellé « Les derniers poèmes » afin d'en marquer le statut exceptionnel dans
l'oeuvre. C'est ainsi que, trois mois après, son éditeur Riad El-Rayyes Books
le publia à Beyrouth sous le titre Je ne veux pas de fin à ce poème... 150
pages assorties d'un livret expliquant les conditions particulières de cette
parution. Ce qui ne manqua pas d'entraîner des critiques véhémentes dans la
presse, plusieurs poètes reprochant à l'éditeur et au « comité des amis »
d'avoir diffusé des textes fautifs dans leur prosodie. « Si une partie importante de la poésie
arabe contemporaine relève aujourd'hui du vers libre, Mahmoud Darwich
pratiquait, quant à lui, le «poème cadencé» : tout en se libérant de nombre
des conventions poétiques de l'âge classique, elle n'en conserve pas moins
une part importante de ses règles rythmiques fondées sur une alternance
codifiée de séquences brèves et longues », explique Yves Gonzalez-Quijano,
spécialiste de littérature arabe à Lyon-II, qui a rapporté en détail la
controverse sur son blog Culture et politique arabes. Affrontant les
critiques, l'éditeur s'est aussitôt déchargé de la faute sur Elias Khoury,
accusé d'avoir voulu jouir des retombées de la gloire du poète, et sur le «
comité des amis » qui lui avait confié la mission de mener à bien la
publication du livre. Où l'on s'aperçoit que le règlement de comptes en place
publique est un invariant de toutes les « républiques des lettres ». « C'était un perfectionniste » Une trentaine de poèmes dans le dernier
Darwich publié en arabe, sept dans l'édition française, cherchez l'erreur...
Pas de « comité » pour en décider à Paris mais deux fidèles, son éditeur chez
Actes Sud, Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar, qui ne s'est fait traducteur
que pour chanter la plus grande gloire de son ami. Leur parti pris a été
clair : « Nous n'avons sélectionné que des poèmes lus par lui en public ou
publiés dans la presse de son vivant. C'était un perfectionniste. Maniaque
même. Lorsqu'il mettait un point d'interrogation à côté d'un mot, cela
signifiait qu'il voulait le revoir. Quand il y avait des ratures
pareillement. Dans son esprit, un poème n'était achevé que lorsqu'il l'avait
recopié au stylo à plume et rendu parfaitement propre sur papier blanc. » Darwich était un homme qui détruisait ses
brouillons au fur et à mesure. Il détestait l'idée que quiconque pénètre
jamais dans sa cuisine. Respecter ses premières et dernières volontés, rendre
hommage à son oeuvre, revenait de toute évidence à ne rien publier qui fut
marqué du sceau de l'inachèvement. Moins il était officiellement engagé, plus
il redonnait de la visibilité culturelle aux siens et à la cause
palestinienne (« Notre pays est le coeur de la carte,/ son coeur troué comme
la pièce d'une piastre/ au marché des ferronniers »). Son dernier livre vibre des accents d'un
homme qui ne se croit pas assez grand pour décevoir le néant, et se retrouve
l'hôte de lui-même à force de suivre sa trace et de voir son ombre. Il se
clôt sur Muhammad, un poème à la mémoire du petit Mohamed Al-Doura pris dans
un tir croisé au cours de l'intifada, une « affaire » qui suscita polémiques
et procès. Mettra-t-il à nouveau le feu aux poudres
alors qu'une Esplanade Mahmoud-Darwich doit être inaugurée à Paris, quand
l'agenda du maire le permettra, à l'angle du quai Malaquais et de l'Institut
de France ? L'inscription sur la plaque n'a pas encore été décidée. Ce ne
sera pas simple, et pas seulement à cause des oppositions qu'elle suscitera. Dans son Dictionnaire amoureux de la
Palestine (Plon), Elias Sanbar rappelle que Mahmoud Darwich voulait bien être
présenté comme « poète de Palestine » ou « poète et Palestinien » mais pas
comme « poète palestinien », car la poésie n'a pas de passeport, avant de
l'évoquer comme un « poète d'arabe » tant il faisait corps avec sa langue. Pierre Assouline |