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Article paru dans l'édition du 29 mai 2010 Les chemises moisies de
Gaza
Par Benjamin Barthe Ce devait être la livraison miraculeuse, comme une bouffée d'air frais
en plein désert. A la mi-avril, quand Hamza Abou Helal, importateur de
textile à Gaza, a vu arriver ses premiers conteneurs en l'espace de trois
ans, il s'est précipité sur la cargaison, a déchiré les cartons, ouvert
l'emballage plastique et... manqué défaillir. Les chemises made in
China, avec son patronyme brodé sur l'étiquette, exhalaient une odeur
pestilentielle. Plus de la moitié du chargement était maculée de moisissure.
Huit mille articles bons à jeter, victimes du blocus israélien. "De
la Chine à Ashdod (le grand port israélien, au nord de Gaza), les conteneurs
ont mis vingt-cinq jours, raconte le malheureux, face à un tas de
vêtements en état de putréfaction avancée. Mais d'Ashdod
à Gaza, il a fallu trois ans durant lesquels ma commande a pourri à petit
feu." Les déboires d'Hamza Abou
Helal en disent long sur la mécanique du bouclage israélien de Gaza, où se
mêlent hantise sécuritaire, bureaucratie ubuesque et calculs politiques, le
tout empaqueté dans un feuilleton interminable aux accents tragi-comiques. A
la faveur de la trêve de l'été-automne 2008 et de l'allégement du blocus qui
avait suivi, le marchand gazaoui avait dédouané une partie de ses commandes,
entreposées sur les docks d'Ashdod depuis juin 2007, date de la prise du
pouvoir du Hamas à Gaza et du verrouillage des points de passage avec Israël. Les camions avaient pris la
route de Kerem
Shalom, l'unique canal de ravitaillement de l'enclave, par où transitent
les rares produits autorisés par le ministère israélien de la défense. Mais
au mois de décembre 2008, avec le démarrage de la guerre de Gaza, le terminal
s'était refermé devant le convoi. Dans l'incapacité de renvoyer la cargaison
sous les hangars d'Ashdod, Hamza Abou Helal s'était résolu à la stocker dans
le jardin de son chauffeur, exposée à l'humidité. Un premier mois, un
deuxième, un troisième, et ainsi de suite jusqu'à ce que, en avril 2010,
confronté à une pétition des importateurs de textile gazaouis devant la Cour
suprême, le général israélien Eitan Dangot,
grand ordonnateur de la mise en quarantaine de Gaza, ne consente à faire un
geste. A trois conditions : que les commandes aient été passées avant juin
2007, qu'elles aient été destinées à Gaza et que le type d'article soit
spécifié, suggérant par là que certains vêtements pourraient être plus
dangereux que d'autres... C'est ainsi que, après d'interminables procédures,
Hamza Abou Helal a réceptionné sa pile de cartons empoisonnés. A l'énoncé de cette
histoire, Ali
Al-Hayek, le vice-président de l'Association des hommes d'affaires de
Gaza, lâche un long soupir et saisit le revers de sa veste. "Regardez
ce costume, dit-il. C'est un Pierre Cardin.
Je l'ai reçu vingt-quatre heures après avoir passé commande. Il est arrivé
par les tunnels creusés à Rafah sous la frontière avec l'Egypte. C'est une
évidence : le blocus ne marche pas. Mieux : le Hamas en profite. Il
s'enrichit grâce aux multiples taxes qu'il lève sur la contrebande."
Pour Ali
Al-Hayek, "les seuls qui trinquent sont les marchands
traditionnels", et "si Israël voulait véritablement
affaiblir le Hamas, il lèverait le blocus. Le marché noir s'effondrerait
aussitôt et l'Autorité palestinienne récupérerait à son profit les taxes sur
les importations". Un simple détour par une
épicerie de Gaza corrobore l'analyse : les rayonnages débordent de produits à
l'emballage bosselé ou poussiéreux, signe imparable de leur séjour souterrain.
D'après l'ONG israélienne Gisha, qui tient la comptabilité du blocus, près de
4 300 types de marchandises empruntent les tunnels de Rafah. Même le ciment, introuvable
il y a encore quelques mois, parvient désormais sur le marché local, tirant
les entreprises de la torpeur où elles étaient plongées depuis 2007.
"Environ un tiers des établissements industriels ont repris leur
activité et un quart des compagnies de construction ont recommencé à
travailler, assure un économiste gazaoui. L'économie parallèle
fonctionne à plein régime." L'économie
"officielle", en revanche, est sinistrée. L'armée israélienne
n'autorise l'importation que de 81 articles différents, sélectionnés selon
une logique qui laisse perplexe. La cannelle est permise, mais la sauge et la
coriandre sont prohibées, les conserves peuvent rentrer à l'exception des
fruits au sirop, les désodorisants pour toilettes ont le feu vert, mais pas
la confiture... A quoi rime cet inventaire
militaire à la Prévert ? Silence radio. Justifier ces choix "pourrait
affecter la sécurité nationale et les relations diplomatiques",
affirme le Cogat (Coordinator of the Government
Activities in the Territories), le département de l'armée dirigé par le
général Dangot, qui dose l'approvisionnement de Gaza et qui n'a pas donné
suite à la liste de questions transmise par Le Monde. Dans ces circonstances, le
travail d'Ayman
Hamada ressemble à une partie de poker. Importateur de produits
alimentaires, il ne sait jamais à l'avance si sa commande franchira les
grilles de Gaza. "J'ai 300 tonnes de halwa (un dessert à base de pâte
de sésame) entreposées à Ashdod depuis septembre 2008, dit-il. J'ai
payé 75 000 dollars de frais de stockage pour rien car la date de péremption
vient de passer. Au total, c'est 1 million de dollars foutu en l'air !"
Avec l'usine de production de concentré de tomate qu'il possède, la
frustration est similaire. L'armée l'empêche d'importer les boîtes de
conserve vides qui lui permettraient de relancer son activité, mais laisse en
revanche passer vers Gaza des tubes de concentré produit en Israël... "Le principe du
blocus, c'est "pas de développement, pas de prospérité, mais pas de
crise humanitaire"", affirme un responsable humanitaire français, familier de
ce dossier. Il convient que le blocus a été un peu desserré et que les
convois de médicaments et de nourriture, dont dépendent près d'un million
d'habitants, ne rencontrent jamais de problèmes pour rentrer dans Gaza. |