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Article paru dans
l'édition du 3 juillet 2010 «
Jérusalem, un laboratoire de la biodiversité humaine » Propos recueillis par Josyane Savigneau Un prêtre orthodoxe, Jean-Yves Leloup, et un essayiste
palestinien, Elias Sanbar, sont les auteurs de deux dictionnaires amoureux.
L'un sur Jérusalem, l'autre sur la Palestine. Ils ont accepté de dialoguer. Vous avez écrit, Jean-Yves
Leloup, un « Dictionnaire amoureux de Jérusalem » (Plon, 960 p., 27 €), et
vous, Elias Sanbar, un « Dictionnaire amoureux de la Palestine » (Plon, 496
p., 24,50 €). Auriez-vous accepté ce dialogue si l'auteur du « Dictionnaire amoureux
de Jérusalem » avait été un juif israélien ? - Elias Sanbar : S'il
s'agissait d'attachement personnel, non d'un quelconque droit exclusif sur la
ville fondé sur la religion, oui, sincèrement. Symboliquement, l'éditeur a
publié ces deux livres en même temps, mais l'un est fait par un Palestinien,
donc de l'intérieur, l'autre par un chrétien français. - Jean-Yves Leloup : Un
chrétien ouvert aux Palestiniens, aux juifs et à toutes les traditions qui
sont vivantes à Jérusalem. Jean-Yves Leloup, que
pensez-vous du propos d'Elias Sanbar sur Jérusalem, une ville qu'il faut
concevoir en fonction du partage, « une capitale pour deux Etats » ? - J.-Y. L. : Est-ce
possible, quand on connaît l'attachement des uns et des autres à cette terre
et à cette ville, et la confusion qui y règne entre le politique et le
religieux ? - E. S. : Moi, j'y crois.
Il faudra y parvenir, car il n'y a pas d'autre solution. La grande
difficulté, bien avant que les négociations ne débutent, c'est la confusion
permanente entre la strate spirituelle, la symbolique de la ville, ce qui
fait son universalité, et la question des souverainetés. Pour le moment, les
négociations et les discours abordent la ville comme un lieu de dispute entre
des souverainetés divines : à savoir, quel dieu serait le plus souverain ?
C'est d'autant plus compliqué que c'est le même dieu pour les trois
monothéismes ! Il faut reconnaître à la ville sa place spirituelle et, sur ce
plan, elle appartient à l'humanité. Mais il faut aussi l'aborder comme une
ville, simplement, non différente d'autres villes du pays, sans renier pour
autant sa dimension de future capitale de la Palestine. Je parle, vous
l'aurez deviné, de Jérusalem-Est. A ce moment, on peut négocier. - J.-Y. L. : Toute réalité
est une réalité « construite » ou imaginaire. Particulièrement à Jérusalem où
chacun investit tant d'affectif et tant de mémoires sur ses pierres...
Comment retrouver la terre qui est dessous ? - E. S. : Les Palestiniens
ont l'avantage de ne pas avoir de travail à faire pour la considérer
également comme une ville réelle. Nous y sommes. Nous entendons tant de
discours délirants, sur la Terre sainte, les Lieux saints, mais pour nous
c'est aussi notre terre, banalement. Nous avons payé cher le prix de ces
imaginaires. L'imposition du mythique sur les lieux a été source de mort et
non de vie. Sans renier sa dimension universelle, si on ne réalise pas aussi
que ce pays existe, on ne trouvera pas la solution. Que signifie pour vous deux
l'idée de « la ville sainte » ? - J.-Y. L. : La sainteté,
c'est l'altérité. Une ville sainte, c'est le lieu de rencontre des altérités.
Jérusalem est une sorte de laboratoire de la biodiversité humaine. Ne pas
faire entrer ces altérités en relation rend la vie impossible à l'humanité. Dans votre dictionnaire,
Elias Sanbar, à l'entrée « Fondamentalisme » vous écrivez : « C'est une
maladie qui atteint les trois monothéismes. » - J.-Y. L. : Je le pense
aussi, c'est une pathologie qui veut réduire l'autre à soi : faire de
Jérusalem une ville juive, une ville musulmane ou une ville chrétienne.
Jérusalem à l'origine est une source dans un désert, un puits ; il faut
prendre soin du puits, pas seulement pour soi, mais aussi pour les chameaux
de l'autre. Elias Sanbar, qu'avez-vous
pensé de l'entrée « Palestine » du « Dictionnaire amoureux de Jérusalem » ? - E. S. : C'est une brève
entrée historique. Je reviens à l'espace réel et à la terre familière, ce qui
est compliqué pour les enfants de cette terre, car on oppose toujours à leur
familiarité des lieux l'immensité du sacré. Mais elle est aussi terre
familière. L'identité de la Palestine est souvent analysée à tort à l'aune du
voisinage communautaire du Liban tout proche. En Palestine, on n'est pas dans
le voisinage. Mais dans une réalité, forgée dans la durée, qui fait que les
enfants du lieu, tout en appartenant chacun à une religion, s'estiment
dépositaires, à travers le lieu, de tout ce qui s'y est passé. On parle
beaucoup de cette pluralité de la Palestine, aujourd'hui menacée, puisque le
sionisme comme le fondamentalisme musulman essaient de lui donner une seule
couleur. Les croisades, jadis, ont aussi essayé de lui donner une couleur,
exclusivement chrétienne cette fois. Dans la seconde moitié du
XIXe siècle, des affrontements communautaires sanglants ont eu lieu dans les
pays voisins, Liban et Syrie, dus fondamentalement à l'arrivée de la
modernité industrielle, qui bouleversait les structures traditionnelles. En
Syrie, par exemple, ce fut une alliance des communautés juive et musulmane
contre la communauté chrétienne, au Liban, des affrontements entre druzes et
maronites. Chez nous, cela n'a pas eu lieu. Certains invoquent, c'est
ridicule, une sorte d'« aptitude démocratique » précoce chez les
Palestiniens. Il s'agit tout simplement du sentiment des Palestiniens d'être
les dépositaires de tout ce qui s'est passé chez eux. C'est ce que
j'appellerai leur pluralité. Aujourd'hui menacée d'ailleurs et ce pour la
première fois dans leur histoire. Jean-Yves Leloup, votre
entrée « Terrorisme » est très brève. Pourquoi avoir abordé le sujet ? Dans
un « Dictionnaire amoureux », on est totalement libre du choix des entrées. - J.-Y. L. : Les
terroristes se présentent malheureusement aussi comme des amoureux de la loi,
de la religion, de la terre. Ils tuent au nom de leur amour. De quel amour
parlent-ils, de quel dieu parlent-ils ? Pour moi, je dis avec Albert Camus :
« Quelle que soit la cause que l'on défend, elle restera toujours déshonorée
par le massacre aveugle de la foule innocente. » Vous, Elias Sanbar, vous
avez de longs développements sur « Résistants », « Commandos-suicides »... - E. S. : J'ai abordé, non
pas le terrorisme, mais la question qui me semble englober tout cela, dans
l'entrée « Vivre et mourir ». Ce qui est très inquiétant aujourd'hui, c'est
que la mort, non la liberté, devienne la finalité du combat. Je comprends la
métaphore qu'emploie Jean-Yves Leloup sur terrorisme et amour. Elle ne dit
pas la terrible réalité, cette réalité nouvelle qui fait dire à des jeunes :
« Je me bats pour mourir. » Les générations précédentes ont certes risqué et
souvent perdu la vie, mais elles se battaient pour vivre, la finalité de leur
combat était la liberté : vivre libres au risque, non dans le but, de mourir
pour cela. Votre « Dictionnaire
amoureux », Elias Sanbar, est celui d'un exilé. - E. S. : Oui, mais j'ai
voulu dire aussi la Palestine réelle. Nous sommes vivants et il y a un rire
palestinien, d'autodérision, qui s'exprime bien dans nos films et notre
littérature. C'est une forme supérieure de résistance, car elle dit la foi
dans la vie qui habite, en dépit de tout, cette terre simple, prise dans un
conflit interminable. A Jérusalem plus
qu'ailleurs, selon vous Jean-Yves Leloup, on peut s'interroger sur l'idée
d'une éthique universelle. - J.-Y. L. : Retrouver la
réalité de Jérusalem, c'est retrouver le sens de l'autre, du visage unique de
chacun. N'est-ce pas là le commencement de l'éthique qui peut vous délivrer
de toute idolâtrie, c'est-à-dire de toute forme d'appropriation exclusive ? Vous dites aussi être parti
de l'idée d'un dictionnaire d'une certaine légèreté amoureuse et avoir abouti
à de la gravité. - J.-Y. L. : On ne peut
être léger ni avec la Shoah, ni avec l'exil des Palestiniens, ni avec
l'émigration des chrétiens. Mais, malgré tout, tant de fois détruite et tant
de fois reconstruite, Jérusalem témoigne d'une vie plus forte que la mort. |