Article
paru dans l'édition du 12 Octobre 2010
Jéricho, 10 000 ans et des
projets
Par Benjamin Barthe
Au
plus fort de l'Intifada, entre 2002 et 2004, la petite route d'accès à
Jéricho, l'oasis de la vallée du Jourdain au passé multimillénaire,
ressemblait à un parcours d'obstacles. Gondolée par le soleil, zébrée par les
chenilles des blindés, elle était coupée par un barrage militaire israélien,
dont le franchissement tenait de la partie de dés. Sur les côtés, le parking
désert de l'Hôtel Intercontinental, témoin de l'exode des touristes, la
verrière en morceaux du casino attenant et les décombres d'une station de
police, bombardée par Israël, peaufinaient l'impression de désolation.
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Aujourd'hui, grâce au calme relatif qui prévaut en
Cisjordanie, l'antique Jéricho revit. Le barrage a été remplacé par une haie
de palmiers. La mauvaise route est devenue un boulevard à quatre voies, un
ruban d'asphalte luisant, emprunté chaque jour par des dizaines de bus de
pèlerins, en route pour les hôtels, les restaurants et les sites bibliques ou
archéologiques dont Jéricho regorge. D'ici la fin de l'année, plus d'un
million de touristes devraient avoir visité la ville qui a fêté dimanche 10
octobre, à une date symbolique (10/10/2010), un anniversaire peu banal : 10
000 ans.
L'événement a été marqué par des
activités modestes, discours et fanfare militaire. Il sonne le départ d'un
programme de rénovation et de construction, qui s'étalera sur cinq ans.
Modelé sur "Bethléem 2000", un projet qui avait permis de dépoussiérer
la cité de la Nativité, "Jéricho 10 000" a pour ambition d'ancrer
la ville sur la carte des tours-opérateurs internationaux.
"Il y a ici un énorme
potentiel qui est totalement sous-exploité, dit Khouloud Daibès, la
ministre du tourisme de l'Autorité palestinienne. Nous avons une
stratégie de développement global, avec des projets ambitieux comme une zone
industrielle et un aéroport." Pour bien faire, la cité la plus
basse au monde, avec une altitude d'environ 250 mètres sous le niveau de la
mer, a été décrétée, également, la plus vieille au monde. "Les
vestiges de Tell Al-Sultan, la vieille ville de Jéricho, remontent à huit
mille ans avant Jésus-Christ, assure Hassan Saleh, le maire. Les
premiers hommes à avoir quitté la vie nomade se sont installés ici. Jéricho,
c'est le début de la civilisation urbaine."
Et le premier magistrat de rappeler
les grandes heures de sa ville : le développement d'exploitations qui firent
fleurir la vallée durant la Haute Antiquité, si bien que Marc Antoine offrit
ce domaine luxuriant à sa bien-aimée, Cléopâtre ; l'épisode de Zachée, le
collecteur d'impôts que Jésus-Christ, de passage en ville, convertit aux
bienfaits de la charité ; le palais Hicham, l'un des plus beaux de la période
omeyyade, qualifié de "Versailles du Proche-Orient" par certains
archéologues ; l'essor de l'industrie sucrière à la période croisée, dont
témoignent les ruines de quelques moulins... "Jéricho, c'est comme
la grotte d'Aladin, dit M. Saleh. Quel que soit l'endroit où l'on
pose la main, on découvre un trésor."
Puis vient l'occupation israélienne,
en 1967. Des dizaines de milliers d'habitants de la vallée s'enfuient en
Jordanie. Pour verrouiller son emprise sur cette zone stratégique, Israël
accapare les ressources en eau. "L'exploitation de mon père était un
petit paradis, se souvient Fathi Khdarat, le patron du Comité de
solidarité avec la vallée du Jourdain. Nous cultivions sept types de
pommes différentes. Mais les Israéliens ont détourné la source qui irriguait
notre terre et ils ont décrété que les rives du Jourdain étaient un no man's
land. La ferme de mon père s'est transformée en désert."
Très vite, les colons juifs
remplacent les paysans palestiniens. Une vingtaine d'implantations agricoles
sont bâties. Les accords d'Oslo entérinent la situation : à l'exception de
Jéricho et de cinq hameaux, la totalité de la vallée est classée en zone C,
ce qui prive l'Autorité palestinienne de tout pouvoir.
Comment, dans ces conditions,
développer la vallée du Jourdain ? Deux catégories de projets sont sur les
rangs. Les premiers sont situés dans Jéricho même, en zone A, où les
Palestiniens sont autonomes. Il s'agit de chantiers de réhabilitations, de
construction d'hôtels, de restaurants et d'usines. Sous réserve que le
financement ne fasse pas défaut et que la situation politique ne dégénère
pas, ces projets devraient voir le jour.
Ce qui n'est pas forcément le cas de
l'autre catégorie de projets. Situés en zone C, ils sont dépendants du bon
vouloir d'Israël. Sans permis, les travaux ne commenceront jamais. L'enjeu
est d'autant plus important qu'il s'agit des chantiers les plus ambitieux :
un aéroport entre Jéricho et Jérusalem et un complexe de luxe dont la
construction est estimée à 2 milliards de dollars, sur les rives de la mer
Morte, toute proche, avec balnéothérapie, centre de conférences et palaces
cinq étoiles.
Ces deux projets, pour l'instant
restés dans les cartons, sont utilisés par le régime palestinien comme des
outils de relations publiques. "Israël et la Jordanie ne se privent
pas pour construire sur la mer Morte, dit Mme Daibès. Pourquoi n'en
aurions-nous pas le droit ?"
Pour des raisons sécuritaires, répond
Israël. Ses dirigeants estiment que le contrôle de la vallée du Jourdain est
indispensable à la défense de leur propre territoire. Même s'il parle d'Etat
palestinien, le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ne conçoit pas de
renoncer au contrôle de cette zone. La ville de Jéricho a beau avoir 10 000
ans, ce n'est pas demain qu'elle commencera à grandir.
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