Article
paru dans l'édition du 13 Octobre 2010
Sari Nusseibeh :
"L'idée d'un Etat est aujourd'hui en régression chez les
Palestiniens"
Par Laurent Zecchini
Ancien
représentant de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) à
Jérusalem-Est en 2001, aujourd'hui indépendant, Sari Nusseibeh, écrivain, est
président de l'université palestinienne Al-Qods à Jérusalem-Est.
Peut-on encore imaginer que
Jérusalem-Est puisse devenir la capitale d'un Etat palestinien ?
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Théoriquement, tout est possible : nous pouvons obtenir une
partition de Jérusalem acceptable pour les Arabes, et probablement aussi pour
les Israéliens les plus rationnels. Sur le plan politique, en revanche, c'est
totalement hors de question. Les Israéliens ne le cachent pas : leur objectif
est de réduire la population palestinienne de Jérusalem à un minimum de 22 %
à 25 %. Ils veulent conserver le contrôle sur "leur" Jérusalem-Est,
qu'ils ont conquise en 1967, et qui est la Jérusalem arabe, qu'ils doivent
nous rendre.
Vous avez soutenu une annexion
des territoires palestiniens par Israël. Pourquoi ?
Israël ne peut à la fois conserver son
gâteau intact et le manger, il ne peut pas nous garder sous son occupation et
refuser de nous donner des droits égaux. Soit il nous donne ces droits en
nous annexant, soit il cesse son occupation, totalement. Israël insiste pour
avoir un "Etat juif", et j'en suis venu à accepter ceci : qu'ils
conservent tous les attributs d'un Etat (armée, Parlement, gouvernement,
etc.) du moment qu'ils nous accordent, à nous, Arabes, les mêmes droits qu'à
eux.
Sous le drapeau israélien ?
Oui, mais avec la garantie que nous
aurons tous nos droits : liberté de mouvement, liberté d'habiter où nous
voulons, de travailler, d'avoir les mêmes emplois, les mêmes avantages
sociaux, de santé, etc. En revanche, nous ne demanderons ni à être élus, ni à
devenir ministres, ni à voter. Ils peuvent garder leur gouvernement, le
conserver aussi juif qu'ils le veulent, du moment que nous pouvons bénéficier
de tous les droits de l'homme. Personnellement, je ne veux pas d'Etat. S'ils
veulent être en charge de tout, et qu'ils m'offrent les services que procure
un Etat, cela me va. Ce que je veux, ce que veulent les Palestiniens, c'est
vivre une vie décente.
Ce serait la fin de la lutte
historique des Palestiniens pour avoir leur Etat ?
Ce qui existe depuis le début, c'est
une lutte des juifs pour un projet juif, un projet sioniste. Les Palestiniens
n'ont jamais eu de projet : ce que nous voulions, c'est vivre des vies
décentes et dignes, comme individus, comme personnes humaines, c'est tout.
L'Etat palestinien n'est pas un projet : c'est une réaction à un projet juif,
un moyen, non une fin. Les sionistes, eux, sont venus sur cette terre avec
l'idée de créer un Etat juif. Nous pouvons nous contenter de vivre dans un
seul Etat binational, où juifs et Arabes bénéficieraient des mêmes droits.
S'ils ne veulent pas, s'ils insistent pour avoir un Etat juif, que
pouvons-nous faire ? Au moins qu'ils nous laissent vivre dans notre pays,
parce que, s'ils veulent avoir "leur" Etat, cela reste malgré tout
mon pays.
L'objectif d'un Etat palestinien
dans les frontières de 1967 est-il partagé aujourd'hui par une majorité de
Palestiniens ?
Je ne crois pas. Il y a vingt ou
trente ans, dans les années 1980, oui. Avant, les gens n'en voulaient pas :
ceux qui défendaient cette idée étaient qualifiés de traîtres ! Il a fallu
convaincre les Palestiniens. Cette idée est devenue populaire par la suite,
notamment durant la première Intifada, mais elle est aujourd'hui en
régression. Pour au moins deux raisons : d'abord, on ne peut pas dire que les
Palestiniens sont très enthousiasmés par leur leadership ; ensuite, au lieu
de cet Etat, la réalité, c'est plus de soldats, et plus de colonisation.
Est-ce une perte de temps de
participer à des négociations directes ?
Non, les responsables de l'Autorité
palestinienne doivent le faire, puisqu'ils sont payés pour cela. Je leur
souhaite bonne chance, j'espère qu'Israël acceptera de se retirer sur les
frontières de 1967, nous rendra Jérusalem-Est, nous permettra d'avoir un Etat
palestinien indépendant, que le problème des réfugiés sera réglé et que le
conflit se terminera... Politiquement, je ne crois pas que cela arrivera :
étant donné l'évolution très à droite d'Israël - pas seulement son
gouvernement, celle du pays -, étant donné la division des Palestiniens, ce n'est
plus possible. Aujourd'hui, les Israéliens âgés de 20 ou 30 ans, ne pensent
pas du tout que nous, Palestiniens, puissions avoir des droits, ils pensent
que ce pays leur appartient.
Si cet Etat devait voir le
jour, au mieux sur 22 % de la Palestine historique, serait-il viable ?
Un Etat palestinien n'a jamais été, au
vrai sens du terme, un projet "viable". Nous utilisons ce terme,
mais cela renvoie simplement à une construction géopolitique : la Cisjordanie
et Gaza, avec un point au milieu qui serait la capitale. Nous pourrions avoir
des industries comme le tourisme, qui permettrait au secteur des services de
se développer. C'est le mieux que nous puissions espérer.
La solution ? La voici : Barack Obama
invite MM. Benyamin Nétanyahou et Mahmoud Abbas, pour leur dire ceci : "Voilà
un plan pour deux Etats, sur la base des frontières de 1967. Je ne vous
demande pas de négocier, ou même de l'appliquer, je vous demande de le
soumettre à vos concitoyens en leur disant que c'est ce que les Etats-Unis,
les Nations unies, l'Union européenne considèrent comme un compromis
acceptable. Si vous l'acceptez, nous, la communauté internationale, vous
aiderons à le mettre en pratique, notamment sur le plan financier. Si vous
refusez, vous vous débrouillerez sans nous à l'avenir."
Si tout cela est bien expliqué, que
cette question est posée en même temps des deux côtés, un accord est
envisageable. Malheureusement, les négociations en cours ne vont pas dans
cette direction. Si les Américains et les Européens voulaient exercer une
réelle pression sur Israël, tout serait possible, mais ce n'est pas le cas.
Après toutes ces années de négociations et de conflits, en continuant le même
type de processus, vous n'obtiendrez rien.
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