Article paru dans l'édition du 25 Janvier
2011
Une censure indigne
Par Régis Debray, écrivain (ENS 1960) et
Stéphane Hessel, ex-diplomate (ENS 1937)
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http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/01/24/une-censure-indigne_1469809_3232.html
Que fallait-il donc interdire aux
normaliens d'écouter ? Qu'aurions-nous dit à l'assistance pour qu'elle en
discute, pour ou contre, si l'Ecole de la rue d'Ulm était encore celle que
nous avons aimée et qui nous a élevés ; un cloître républicain libre de
préjugés, indépendant des puissances d'opinion et des ukases, ouvert à tous
les vents de l'esprit comme aux nouvelles du monde entier ? Convaincus qu'il
faut toujours parler de ce qui fâche sans se fâcher, nous aurions simplement
témoigné. De Gaza, où venant d'Égypte, nous avons passé quelques jours à la
fin d'octobre 2010. Sous l'égide de la Voix de l'enfant, ONG présidée par Carole Bouquet,
et aux côtés de sa directrice, Martine Brousse,
venue enquêter sur le sort fait aux centres aidés par l'association.
Nous aurions alors parlé d'une ville
abîmée, mais nettoyée de ses décombres, sans mendiants, sans famine,
survivant à petit feu au blocus, alimentée en produits surcoûteux
à ses risques et périls, par des centaines de tunnels (cent soixante morts
depuis trois ans dans les travaux d'excavation).
Nous aurions salué l'admirable travail
de l'Organisation des Nations unies pour les réfugiés et de son directeur
irlandais, John
Ging. Cet organisme assure l'éducation de 213 000 élèves et les soins de
santé de 850 000 personnes. Il inclut dans ses 237 écoles en activité
l'enseignement des droits de l'homme et de la Shoah en tant que fait
historique. Et il se bat vaillamment pour pouvoir importer les matériaux
permettant de rebâtir les 200 écoles détruites par l'opération "Plomb
durci", sans se résigner au chiffre de huit retenus par les autorités
israéliennes, lesquelles, reconnaissons-le, laissent passer de quoi rebâtir
150 maisons (sur les 2 500 détruites et les 6 000 atteintes).
Nous aurions dit notre bonne surprise
de découvrir au milieu des ravages des lieux raffinés et actifs, comme le
Conservatoire de musique, la rutilante médiathèque Al-Qattan
et un élégant Musée d'archéologie au nord du territoire.
Nous aurions évoqué le beau travail de
l'Institut culturel français, le seul établissement occidental ayant pignon
sur rue, qui continue de tenir portes et table ouvertes aux Gazaouis de
toutes opinions, avec un remarquable dévouement.
Nous aurions relaté une longue et
insolite conversation avec le premier ministre du Hamas, Ismaël Haniyé, dont la moitié consacrée au sort inacceptable
de Gilad Shalit, que nous
n'avons pu finalement rencontrer, malgré notre insistance. Nous aurions
exposé, au vu des mouvements djihadistes sévèrement
battues en brèche par le gouvernement local, mais omniprésentes dans les
camps misérables de réfugiés, les dangers de la politique du pire. Celle que
représente le blocus physique et politique d'un territoire étranglé et qui
verra sa population doubler d'ici vingt ans.
Le couvercle sur cette chaudière
humaine ne tiendra pas longtemps. C'est cette évidence qui a conduit la
Suisse, la Norvège, ainsi que l'ancien patron du Mossad, un Israélien bien
informé, à la conclusion qu'il est opportun de nouer un dialogue avec le
Hamas, comme cela fut fait, en son temps, avec l'OLP "terroriste"
de jadis. Ne serait-ce que pour hâter la décantation des mouvances en son
sein (entre islamo-nationalistes d'un côté et djihad global de l'autre). Et
relayé l'avis de tous les connaisseurs de la région qui déplorent la
politique de l'autruche d'une Union européenne pusillanime, dont l'inertie
complice joue contre nos intérêts à long terme et contre la paix à moyen
terme.
Nous aurions, in fine, manifesté notre
sympathie active envers la résistance non violente désormais prônée par
beaucoup de Palestiniens, jusqu'à ce que finissent par s'imposer les énoncés
du droit international, à savoir les résolutions des Nations unies et les
conventions de Genève.
Rien là, on le voit, de bien subversif.
Rien qui n'admette le débat étayé et sans injure que nous appelons de nos voeux. Mais déjà trop, semble-t-il, pour la chambre
d'enregistrement des sectarismes dominants qu'est devenue l'Ecole de Jaurès,
de Péguy et de Brossolette.
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