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http://medias.lemonde.fr/mmpub/img/lgo/lemondefr_pet.gif                            Article paru dans l'édition du 6 Février 2011

 

A Paris, l'intelligentsia du silence

Par Thomas Wieder

 

Obnubilés par l'islamisme, incapables de penser une démocratie arabe, ou juste ignorants, les intellectuels se font discrets sur les révoltes actuelles

 

Applaudir, bien sûr. Se réjouir, évidemment. Mais éviter de s'emballer. Et surtout rester prudent. Face à la contestation qui gronde dans le monde arabo-musulman, les intellectuels français semblent tiraillés entre ces deux injonctions contradictoires. D'habitude si prompts à s'enflammer quand un peuple se dresse contre la tyrannie, les voilà qui se font étonnamment discrets. « Cet assourdissant silence n'est pas habituel, convient le sociologue Rémy Rieffel, auteur d'une étude consacrée aux Intellectuels sous la Ve République (Hachette, 1995). Cela dit, il s'explique par le fait que beaucoup de nos intellectuels sont gênés aux entournures. »

La gêne, donc. Voilà ce qui rendrait nos clercs aujourd'hui si peu diserts. Pour le philosophe Régis Debray, l'explication est toute trouvée : « Que voulez-vous attendre de gens qui passent leurs vacances dans leur riad à Marrakech ou dans des palaces en Tunisie ou en Egypte ? » A cet argument, le pourfendeur du Pouvoir intellectuel en France (Ramsay, 1979) en ajoute un second : « Ils sont tétanisés parce qu'ils ont une trouille bleue de l'islamisme et qu'ils ne savent pas quoi penser de mouvements populaires qui, tôt ou tard, risquent de se retourner contre Israël. »

Souvent en désaccord avec Régis Debray, notamment sur la question israélo-palestinienne, Alain Finkielkraut le rejoint sur ce point : « Je dis «admiration», mais je dis aussi «vigilance», car ce qu'on sait surtout aujourd'hui, c'est qu'on ne sait pas comment tout ça va tourner. » Le philosophe prend soin, toutefois, de distinguer les cas tunisien et égyptien : « En Tunisie, vu le rôle des femmes et la retenue des manifestants, tout laisse penser que c'est un vrai mouvement démocratique qui a chassé Ben Ali du pouvoir. En Egypte, c'est plus compliqué : quand on voit les attaques dont les coptes sont victimes, quand on sait que le pays vit depuis des années dans un état de surchauffe anti-israélienne et antisémite, quand on lit des slogans du type «Moubarak sioniste», et quand on apprend que l'Iran se réjouit de ce qui se passe, je ne dis pas que le pire est certain, mais juste qu'il y a de quoi être inquiet, et qu'il faut éviter tout jugement définitif. »

Bannir les « slogans simples », c'est aussi ce que prône Bernard-Henri Lévy. Mais pour le philosophe (membre du conseil de surveillance du Monde), cette « indispensable prise en compte de la complexité de la situation » ne saurait être un frein à l'engagement. Au contraire. « Nous avons deux devoirs, explique le directeur de la revue La Règle du jeu. Le premier est d'aider les démocrates à aller au bout de leur pari politique, et ce, en les encourageant à prendre quelques engagements clairs : pour la liberté d'expression, par exemple ; pour le respect du pluralisme ; et aussi, car c'est aussi ça la démocratie, pour le respect du traité de paix israélo-égyptien de 1979. Le deuxième est de souhaiter l'extension des mouvements démocratiques à l'ensemble du monde arabo-musulman. »

Une légitime « timidité » liée, comme le résume l'historien Jean Lacouture, à une forme d'« incertitude quant à la tournure que vont prendre les événements » et à la « peur de voir les intégristes triompher » : voilà pour l'explication positive, celle du moins qui honore, en les parant de la vertu de prudence, les intellectuels d'aujourd'hui. Mais d'autres explications, moins flatteuses, méritent aussi d'être avancées.

Les unes renvoient à l'« aveuglement » dont d'aucuns se sont rendus coupables face aux régimes aujourd'hui conspués. C'est la thèse d'Olivier Mongin. « En répétant «mieux vaut Ben Ali que Ben Laden», et «plutôt Moubarak que les Frères musulmans», beaucoup se sont empêtrés dans une contradiction : les mêmes qui défendaient les droits de l'homme en Europe de l'Est soutenaient les dictateurs du monde arabe sous prétexte qu'ils étaient des remparts contre l'islamisme. Toute la difficulté, pour les intellectuels, est de concevoir l'inscription des valeurs démocratiques dans des cultures politiques différenciées », explique le directeur de la revue Esprit.

Au fondement de ce moralisme à géométrie variable, Daniel Lindenberg identifie ce qu'il n'hésite pas à qualifier de « préjugé raciste ». Auteur d'un essai consacré à la dérive « néoconservatrice » d'une partie de l'intelligentsia (Le Rappel à l'ordre, Seuil, 2002), ce spécialiste d'histoire des idées n'y va pas par quatre chemins. « Il faut, hélas, dire ce qui est : beaucoup d'intellectuels pensent au fond d'eux-mêmes que les peuples arabes sont des arriérés congénitaux à qui ne convient que la politique du bâton. »

Hérité de la période coloniale, ce préjugé s'est renforcé après le 11-Septembre. « Beaucoup peinent à sortir de la séquence ouverte en 2001 et marquée par le credo néoconservateur qui veut que l'islam soit le terreau du terrorisme, explique Daniel Lindenberg. Obsédés par la peur de la charia, ils sont pris au dépourvu, comme s'ils n'étaient pas équipés du logiciel leur permettant de comprendre que ce qui se passe, en particulier en Tunisie, est tout simplement un «printemps des peuples». »

Cet état de « confusion mentale », André Glucksmann le perçoit également. Pour le philosophe, la « surprise » qu'éprouvent, comme lui, beaucoup d'intellectuels ne tient pas seulement au fait que « toutes les révolutions, par nature, prennent les gens de court ». Elle repose, plus fondamentalement, sur « l'idée qu'un tel souffle de liberté semblait impossible dans ce qu'il est convenu d'appeler «le monde arabe» ».

Pour André Glucksmann, cependant, les événements actuels doivent surtout nous conduire à « définitivement nous débarrasser des deux grandes théories en vogue au lendemain de la chute du mur de Berlin ». La première, dite de la « fin de l'histoire » et théorisée en 1989 par le politologue américain Francis Fukuyama, veut que « la modernisation économique amène la démocratisation ». La seconde, dite du « choc des civilisations » et défendue en 1996 par le politologue américain Samuel Huntington, tend à faire du monde islamique un bloc monolithique par nature hostile aux valeurs occidentales. « Ce qui se passe aujourd'hui en Egypte rappelle, d'une part, qu'un régime qui se développe économiquement ne se démocratise pas nécessairement, et, d'autre part, que les Arabes ne sont pas condamnés par naissance ou par culture au despotisme », explique André Glucksmann.

Des intellectuels prisonniers de schémas de pensée qui les rendent peu aptes à penser la nouveauté ? Pour Henry Laurens, titulaire de la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, le problème est en fait antérieur à la chute du mur de Berlin. « Si les intellectuels médiatiques n'ont pas grand-chose à dire, c'est parce que la plupart d'entre eux continuent de raisonner avec des catégories issues de la guerre froide : ils analysent le totalitarisme islamiste comme ils analysaient le totalitarisme soviétique. »

Soulignant que « beaucoup, comme Raymond Aron, ont su penser la démocratie libérale mais ont été incapables de penser le tiers-monde », l'historien note toutefois que la « discrétion des intellectuels dits généralistes » ne doit pas faire oublier la « montée en force des experts », autrement dit des chercheurs spécialisés. « Le monde arabe, explique-t-il, est un secteur très bien quadrillé par la recherche française. Mais il est vrai que les «academics», tout en étant ultracompétents dans leurs domaines, sont réticents à prendre position sur des aires géographiques qu'ils ne connaissent pas sur le bout des doigts. Ce sont des gens qui s'expriment de façon généralement nuancée et qui sont donc moins audibles que les «grands» intellectuels prompts à lancer des oukases à tout bout de champ. »

Une façon de dire que ce sont aussi les mutations mêmes de la scène intellectuelle, et pas seulement leur louable circonspection ou leurs coupables oeillères liées à l'enjeu du moment, qui incitent les maîtres à penser à se faire si discrets.

 

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