Dominique Vidal :
Israël, ou la tentation du suicide ?
Le sommet de Massada surplombe de près de
500 mètres la mer Morte. C’est là que, selon l’historien Flavius Josèphe, les
plus intransigeants des juifs révoltés, Zélotes et Sicaires, se réfugièrent en
l’an 73 de notre ère, trois années après la prise de Jérusalem par les Romains.
Plutôt que de se rendre, ils préférèrent s’entre-tuer le 1er
mai: près de 1 000 morts. Pour justifier ce sacrifice, leur chef Eleazar
lança : « Nous sommes sûrs
d’être pris à l’aube, mais nous pouvons choisir, avant, de mourir noblement
avec ceux que nous aimons le plus. » Et de reprocher à ses amis de
n’avoir pas su « pénétrer la pensée
de Dieu et se rendre compte que le peuple juif, qu’il avait aimé autrefois,
avait été condamné par lui ([i]) »…
Quel
rapport, dira-t-on, entre le « complexe de Massada » et la politique
de Benyamin Netanyahou, Avigdor Lieberman et Ehoud Barak ? C’est que, sous
couvert de défendre Israël contre ses ennemis de l’extérieur et de l’intérieur
– prétexte des lois liberticides dont la Knesset est actuellement saisie -, la
droite et l’extrême droite israélienne comme ses inconditionnels étrangers en
menacent bel et bel la survie.
Une course de vitesse décisive est
engagée au Proche-Orient. Soit, comme le président américain Barack Obama en a
exprimé le vœu le 24 septembre dernier devant l’Assemblée générale de
l’Organisation des Nations unies (ONU), celle-ci accueillera en son sein, d’ici
à la fin 2011, l’État de Palestine dans ses frontières d’avant la guerre de
1967 et avec Jérusalem-Est pour capitale, soit elle provoquera, en la refusant,
une nouvelle déception qui, en plein « printemps arabe », risque de
mettre le feu aux poudres d’une nouvelle Intifada.
Écrasante est la responsabilité de la
communauté internationale : en ne se donnant pas les moyens d’imposer le
partage de la Palestine qu’elle avait décidé le 29 novembre 1947, elle a
précipité le Proche-Orient dans six décennies de guerre, de terrorisme et de
mal-développement. Par un juste retour des choses, la voici à nouveau sur la
sellette : la paix ne viendra ni du gouvernement israélien, le plus
extrémiste de l’histoire de ce pays, ni d’un mouvement national palestinien
paralysé par la division entre Fatah et Hamas : tout, ou presque, dépend
des États-Unis, de l’Union européenne et, bien sûr, des pays émergents, à
commencer par les États arabes en pleine révolution.
Ce qui est en jeu, c’est donc le droit à
l’autodétermination du peuple palestinien dépossédé de ses droits, mais aussi
l’avenir du peuple israélien qui paraît chaque jour un peu plus en proie à une
tentation suicidaire. Pourquoi ? Et peut-il être guéri ? Tel est le
thème de cette conférence.
« Les
frontières d’Auschwitz » : c’est ainsi que le ministre
israélien des Affaires étrangères de 1966 à 1974, Abba Eban, qualifiait les
limites de son pays avant la guerre dite « des Six-jours ». Pour bien
comprendre cette étrange formule, il faut se replonger dans les folles semaines
au cours desquelles la propagande de Tel-Aviv parvint à convaincre les opinions
occidentales que la plus grande puissance militaire du Proche-Orient risquait
d’être anéantie par ses voisins. L’expression accréditait le danger d’un
nouveau génocide pour les survivants du précédent… et justifiait à l’avance
l’occupation de territoires arabes.
Qui se souvient encore de l’aveuglement
de la presse durant ces journées de mai 1967 annonciatrices, selon elle, d’un
nouvel Holocauste ? Même Le Canard enchaîné
titre « Vers la solution finale du problème d’Israël » et
écrit : « Le Raïs (nom égyptien
du Führer) déclare solennellement, devant les représentants de la presse
mondiale, que, si Israël bouge seulement le petit doigt, il sera procédé à sa
destruction totale, sans préciser toutefois par quels moyens (fours
crématoires ? chambres à gaz ?) ». Et, le 5 juin 1967, France-Soir barre toute la
« une » de sa première édition d’une manchette affirmant « Les
Égyptiens attaquent Israël » - à cette heure-là, l’aviation égyptienne
n’existait plus.
Quelques jours plus
tard, sans le moindre état d’âme, les mêmes journaux tournent casaque pour
saluer les conquêtes d’Israël, qui, soi-disant en danger de mort, vient de
quadrupler son territoire, occupant la Cisjordanie et Jérusalem-Est, le Sinaï
et le plateau du Golan. Le 8 juin, Le
Figaro s’enthousiasme : « Il
semble bien ce soir que la victoire de l’armée de David soit l’une des plus
grandes de tous les temps et que jamais dictateur n’ait reçu si vite une
pareille “volée”. »
Cette manipulation
ne reste pas sans effet sur l’opinion. Des dizaines de milliers de manifestants
défilent dans les rues des villes de France, avec au premier rang la classe
politique au grand complet (sauf le Parti communiste). Malgré son autorité
politique, le général de Gaulle éprouve quelque mal à se faire entendre : « L’État qui le premier emploierait les
armes n’aurait ni l’approbation ni, à plus forte raison, l’appui de la
France », a déclaré le président de la République au Conseil des
ministres du 2 juin.
Logiquement, dès
que le conflit éclate, il annonce un embargo sur toutes les armes à l’encontre
de tous les belligérants. Quelques mois plus tard, dans sa fameuse conférence
de presse du 22 novembre 1967 – dont on n’a retenu que la phrase présentant les
Juifs comme « un peuple d’élite sûr
de lui et dominateur » –, il ajoutera qu’Israël « organise, sur les territoires qu’il a
pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression,
expulsions ; et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour
il qualifie de terrorisme ([ii]) ».
Avec le recul,
cette analyse prend des allures de prophétie. Mais à l’époque, elle choque. Le
choix du général rompt avec deux décennies de soutien inconditionnel de Paris
aux dirigeants israéliens - jusqu’à leur permettre de se doter de la bombe A,
puis de la bombe H ! Chez les uns, il heurte le sentiment de culpabilité
engendré par la participation de Vichy, de sa police et de sa milice au
judéocide. Chez d’autres, il gâche la revanche sur « les Arabes »
qu’Israël offre aux nostalgiques de l’Algérie française.
Il faudra
l’invasion du Liban et les massacres de Sabra et Chatila en 1982, puis l’Intifada des pierres fin 1987 pour que
les Français prennent leurs distances avec Israël et appellent de leurs vœux la
création d’un État palestinien. Avec retard sur les successeurs de Gaulle qui –
de Pompidou à Chirac – ont fait leur sa politique proche-orientale.
Le
génocide, accélérateur de l’histoire
Quatre décennies plus tard, l’hypothèse
selon laquelle Israël pourrait être « rayé
de la carte » par ses voisins a perdu toute crédibilité. Même les
rodomontades du président Ahmadinejad n’émeuvent pas Tel-Aviv : comment un
pays qui n’a pas encore sa première bombe en effrayerait-il un autre qui
dispose de 200 têtes nucléaires et de tous les missiles nécessaires à leur
envoi ? Il n’empêche : les insupportables petites phrases du
président iranien, amplifiées par les médias, suffisent à réveiller dans des
mémoires meurtries à la fois le traumatisme du judéocide d’hier et la hantise
de sa répétition demain – des peurs que partagent bien des Juifs en diaspora.
Le génocide nazi marque à ce point la psyché des Israéliens que leur État vit
dans le sentiment d’un danger d’annihilation… malgré sa supériorité militaire
écrasante.
À l’occasion du 60e
anniversaire de l’État Israël, l’historien Georges Bensoussan a rallumé une
ancienne dispute. Quitte à vous surprendre, je dirai que, sur le fond, c’est
lui qui a raison. Ceux qui présentent Israël comme « né du génocide et de lui seul » négligent le rôle du
mouvement sioniste dans la construction du Foyer national juif : à la
veille de la Seconde Guerre mondiale, ce dernier a toutes les caractéristiques
d’un État en gestation. De surcroît, ils passent aussi sous silence l’aile
protectrice de la puissance mandataire britannique et l’impulsion donnée par
l’arrivée au pouvoir de Hitler à l’immigration juive en Palestine - elle double
en sept ans. Sans le Yichouv, jamais Israël n’aurait vu jour, même après la
« solution finale ».
Pour autant, sans la Shoah, le mouvement
sioniste n’aurait pas pu imposer à la communauté internationale (et aux
communautés juives) mieux qu’un Foyer national minoritaire dans une Palestine
arabe indépendante. Sur ce point, Bensoussan tord le bâton dans d’autre sens,
sous-estimant en particulier la fonction décisive d’accélérateur de l’histoire
du génocide nazi :
- la destruction de la moitié des Juifs
d’Europe confère au sionisme une légitimité dont celui-ci n’avait jamais joui
auparavant, y compris au sein des communautés juives. Dès mai 1942, le Congrès
de Biltmore enterre l’utopie binationale, encore très influente dans le
Yichouv ([iii]) et fait sien le mot
d’ordre de « Commonwealth »
juif. David Ben Gourion tire ses leçons de l’horreur en cours : la seule
garantie que cela ne se reproduira pas, dit-il en substance, c’est un État et
une armée ;
- cette légitimité pèse d’autant plus que
les élites occidentales, qui dominent largement la jeune ONU, éprouvent et/ou
manipulent des sentiments contradictoires à l’égard de la Shoah : les
Alliés savent qu’ils ont abandonné les Juifs à leur sort ; les ancien
collabos n’ont pas encore oublié ni souvent renié leur participation au
judéocide ; et les « pragmatico-cyniques » estiment opportun de
transférer le « problème juif »
au Proche-Orient ;
- plus concrètement, les centaines de
milliers de personnes déplacées (DP) encore retenues dans les anciens camps de
concentration forment un réservoir important pour l’immigration illégale vers
la Palestine. Car elles ne peuvent ni obtenir de visa pour un pays de l’Ouest,
ni rentrer dans leur État d’origine à l’Est. Le mouvement sioniste s’en sert
dans l’immédiat de moyen de pression dans la bataille pour l’État juif, avant
d’en faire ses travailleurs et ses soldats – en 1947-1949, les survivants du
génocide représentent plus du tiers des combattants juifs …
L’exemple de la France suffit à en
mesurer la force de ces « évidences ». À l’époque, c’est d’unanimité
qu’il faut parler : tous les partis politiques soutiennent la création
d’un État juif en Palestine, même le Parti communiste français (PCF) – en tout
cas depuis la prise de position du ministre soviétique des Affaires étrangères
Andrej Gromyko en faveur du partage, le 14 mai 1947, et le drame de l’Exodus en juillet-août. Toutes les
grandes personnalités, de Sartre à Camus en passant par Jouvet, Guitry, Claudel
et Kessel, appellent à soutenir les forces juives.
Quant à la presse, elle assimile les
Palestiniens – lorsqu’elle ne les ignore pas purement et simplement – à la
« réaction arabe ». Elle présente en revanche la naissance d’Israël
comme la résurrection d’un peuple
martyrisé et, pour certains, l’incarnation du socialisme ([iv]). Bref, chacun
applaudit à l’apparition de l’État juif, mais reste aveugle à la disparition de
la Palestine. Seule exception, Témoignage
chrétien – mais qui le lit ?
Cette ignorance de la Nakba, la
« catastrophe » palestinienne, il faudra quarante ans pour la
surmonter, les « nouveaux historiens » israéliens confirmant, à
partir des archives ouvertes trente ans après les événements, l’essentiel du
récit palestinien de la guerre de 1947-1949. Quiconque s’immerge dans le débat
de cette époque est frappé par les points communs avec celui de 1967 : la
propagande dépeint déjà Israël comme David face à Goliath, alors que les
rapports de force lui sont plus que favorables ; elle présente l’exode
palestinien comme une « fuite
volontaire » alors que tout indique s’agit d’une « expulsion », souvent manu militari ; elle certifie que qu’Israël, la guerre
terminée, aurait recherché la paix avec ses voisins, quand le chef de sa
délégation à Lausanne, après avoir signé le protocole du 12 mai 1949[v]
afin que son État soit admis à l’ONU, n’aura de cesse – selon ses propres
termes – de le « saper »…
Muraille
de fer
Reste qu’aujourd’hui encore, la psychose
d’une disparition de l’État juif imprègne une pensée collective israélienne
profondément manipulée, comme l’a montré Eyal Sivan dans son remarquable
documentaire Izkor. Ce qui est en
cause, c’est moins le rappel obsessionnel de l’horreur du judéocide que les
leçons tirées de cette tragédie.
Outre celle, ultra-orthodoxe, qui
considère le génocide comme une punition infligée par Dieu à son peuple pour
s’être éloigné du judaïsme (sic),
deux « morales » contradictoires se partagent les consciences :
selon la première, la Shoah fut l’apogée de la haine que les Gentils ont
toujours vouée aux Juifs et dont seule leur propre force peut les
protéger ; pour la seconde, l’antisémitisme génocidaire des nazis
s’inscrivait aussi dans la volonté de coloniser à l’Est l’espace vital
nécessaire à l’hégémonie allemande, la réponse résidant dans l’alliance,
effectivement victorieuse, de toutes forces antifascistes. L’une et l’autre
thèses entraînent évidemment des conséquences radicalement différentes pour la
stratégie d’Israël.
La
première, formulée avant même la « catastrophe » par Zeev
Jabotinsky, fondateur du sionisme révisionniste dont le Likoud est le principal
héritier, fonde sa stratégie dite du « Mur de fer ». C’est d’ailleurs
le titre de l’article que ce leader fasciste - dixit Mussolini, un connaisseur ([vi])
- publie en 1923 : « Mon intention n’est pas de dire qu’un accord quelconque avec les Arabes palestiniens
est absolument hors de question. Tant que subsiste, dans leur esprit, la
moindre étincelle d’espoir qu’ils pourront un jour se défaire de nous, nulle
bonne parole, nulle promesse attirante ne les amènera à renoncer à cet espoir,
précisément parce qu’ils ne sont pas une populace vile, mais une nation bien
vivante. Or une nation vivante n’est disposée à faire de concessions sur des
questions vitales que lorsqu’elle a perdu tout espoir de “se défaire de nous”
et que toute brèche de la “muraille de fer” est définitivement colmatée ([vii]). »
Qu’Avi Shlaïm ait donné ce même titre à
son livre consacré à la politique israélienne de 1948 à 2008 ne doit rien au
hasard ([viii]). Pour lui, en effet, « tous les gouvernements israéliens
depuis soixante ans – à la seule exception celui d’Itzhak Rabin, des accords
d’Oslo de 1993 à son assassinat en 1995 – ont mis en œuvre l’orientation de
Jabotinsky. Avec une seule obsession : les rapport de forces. »
Guerre
ou paix ?
Me revient le souvenir d’un dialogue
public improvisé, à Bruxelles, avec l’ambassadeur d’Israël : « Mais vous ne vous rendez pas compte
de notre situation, me lança ce diplomate : nous sommes une île juive au beau milieu d’un océan arabo-musulman. Il
nous faut bien nous défendre. » Je fis remarquer au subtil diplomate
que nous n’étions, ni lui ni moi, à l’origine de l’idée d’établir un « État des juifs » en plein du
Proche-Orient. C’est à Theodor Herzl qu’il aurait fallu en faire le reproche –
encore que celui-ci avait envisagé, comme chacun sait, d’autres localisations
pour son « Foyer national juif ».
Un siècle après la disparition du
fondateur du sionisme (nous étions en 2004), mieux vaudrait néanmoins faire
fonctionner nos petites cellules grises : pour garantir dans la longue
durée l’existence d’Israël, sauf à parier sur une éternelle intangibilité des
rapports de forces militaires, le plus raisonnable ne serait-il pas de miser
sur l’insertion de cet État dans la région, que seule peut garantir un accord
de paix avec ses voisins, Palestiniens en tête ?
Cette conversation résume en fait les
termes de l’alternative à laquelle est confronté l’État d’Israël depuis 1948:
assurer son avenir par la politique de la force, ou par la force de la
politique.
Une
propagande contre-productive
Ce dilemme, la propagande palestinienne
et arabe a longtemps aidé l’establishment israélien à l’obscurcir aux yeux de
ses concitoyens, confrontés à un adversaire clamant haut et fort son désir de
le « rayer de la carte du Proche-Orient ». Encore faut-il noter que
jamais ces menaces n’ont correspondu à une éventualité militaire, ni même à une
stratégie.
Même en 1948, comme les « nouveaux
historiens » l’ont confirmé : chacun des régimes qui envoyèrent leur
armée en Palestine, le 15 mai 1948, entendait moins détruire l’État juif
naissant que résister aux ambitions concurrentes des autres potentats arabes,
tous redoutant en particulier l’annexion de la Cisjordanie par la Transjordanie
– à juste titre, puisque l’accord tacite passé par Golda Meïr avec le roi
Abdallah le 17 novembre 1947, douze jours avant le plan de partage de l’ONU,
aboutit effectivement ce résultat.
Il en alla de même en 1967 : les
historiens – dont, récemment, Tom Segev ([ix])
- ont démontré que Gamal Abdel Nasser ne voulait (ni ne pouvait) mettre « jeter les Juifs à la mer »,
comme le proclamait Ahmed Choukeiry, le premier président de l’Organisation de
libération de la Palestine (OLP), tandis qu’une grande voix chantait « Égorge, Égorge, les
Juifs »…
Plus palpable encore sera la peur éprouvée par la population juive
d’Israël lors de la guerre dite « de Kippour » (ou « du
Ramadan ») en octobre 1973. La percée réussie, durant la première semaine
des combats, par les armées égyptiennes sur le canal Suez et syriennes sur le
plateau du Golan lui fera redouter une catastrophe. Les hauts faits d’armes des
soldats arabes tenaient pour beaucoup à l’effet de surprise obtenu par Sadate,
lequel n’avait nullement l’intention d’aller plus loin : il entendait
avant tout sauver l’honneur et pousser les États-Unis à jeter tout leur poids
dans la recherche d’une solution honorable.
On sait l’usage immodéré qu’un Yehoshafat
Harkabi, chef du Renseignement militaire avant de devenir sur le tard pacifiste
convaincu, fit de la Charte originelle de l’OLP. Entre-temps, le discours de la
centrale palestinienne se modifiait progressivement : en 1974, avec la
réunion du Conseil national au Caire prônant la création d’un État sur « toute partie du territoire
libéré », puis avec la première allocution de Yasser Arafat devant
l’ONU ([x]) ; en 1983, avec le
soutien aux plans Fahd et Brejnev ; en 1988, avec la proclamation d’un
État palestinien sur la base des résolutions 181 et 242 ; et bien sûr en
1993, avec la reconnaissance mutuelle d’Israël et de l’OLP. Sans oublier le
grand tournant de mars 2002 : l’ensemble du monde arabe propose alors à
Israël de « normaliser » toutes ses relations avec lui, en échange de
son retrait des territoires occupés où naîtrait un État palestinien ayant sa
capitale à Jérusalem-Est ([xi]).
Impasse
stratégique
C’est dire que la problématique de la
disparition de l’État juif s’est renversée à la croisée des siècles. Désormais,
si une épée de Damoclès menace Israël, elle n’est plus arabe (si elle l’a
jamais été), mais… israélienne. L’État hébreu se trouve en effet confronté à
quatre grands défis majeurs, qu’il lui faut absolument relever, faute de quoi
il mettrait en danger son existence à long terme.
Le premier, c’est l’impasse militaro-stratégique,
véritable paradoxe puisque Tsahal
figure parmi les plus puissantes armées au monde, dotée qui plus est de 200
têtes nucléaires. De fait, elle a jusqu’ici remporté toutes les guerres : les unes facilement (comme en
1956, 1967 et 1982), celles de 1948 et de 1973 lui ayant donné plus de fil à
retordre.
Mais le caractère asymétrique pris par les
conflits au XXIe siècle brouille les cartes. Pour Tsahal, les
difficultés commencent avec la première Intifada (1987-1991), puis la seconde
(2000-2005), qui la voient se transformer en force de maintien de l’ordre.
L’échec devient patent au Liban, durant l’été 2006. Malgré trente-trois jours
de bombardements meurtriers et d’une offensive terrestre ratée, l’armée
israélienne ne réussit pas à écraser les quelques milliers d’hommes du
Hezbollah. Au dernier jour des hostilités, la guérilla tire encore des missiles
sur le nord d’Israël.
Un scénario similaire, plus sanglant encore, se reproduit durant
les trois semaines d’opération contre Gaza, à l’hiver 2008-200. Là encore,
l’armée israélienne se livre à un massacre - peut-on qualifier de
« guerre » un affrontement qui se solde par 13 morts d’un côté et
plus de 1 300 de l’autre ?). Elle ne parvient toutefois ni à écraser
les milices du Hamas, ni à les empêcher de tirer jusqu’au dernier jour sur
Sderot et les villes de la plaine côtière.
Autrement dit, pour la première fois depuis 1948, les Forces de
défense d’Israël – c’est leur nom officiel - s’avèrent incapables de protéger
leurs propres concitoyens : 1 500 000 au nord, puis
1 000 000 au sud se trouvaient sous le feu de l’adversaire. Et les
spécialistes estiment qu’en cas d’attaque contre l’Iran, les premières
représailles de Téhéran pourraient faire plusieurs milliers de victimes, notamment
dans la région de Tel-Aviv, épargnée depuis soixante-trois ans. Car le nouveau
système anti-missiles, dit « Dôme de
fer », qui a bénéficié d’une aide américaine spéciale de 205 millions
de dollars, peut arrêter les engins à courte portée, mais pas ceux à longue
portée. Certains redoutent que la panique ne pousse alors des dizaines de
milliers d’Israéliens à fuir…
État
juif ou démocratique ?
Le second défi concerne la démographie. Le projet sioniste
implique à la fois la conquête de la terre d’Israël et son peuplement majoritairement
juif. Or cette entreprise comporte une contradiction intrinsèque : au fur
et à mesure que le Yichouv, puis Israël ont occupé la terre palestinienne, ils
ont « hérité » d’une population arabe de plus en plus nombreuse.
C’est pourquoi Benny Morris – qui, pour avoir viré politiquement à droite, n’en
a pas pour autant renié ses travaux historiques – souligne que l’acceptation
d’un partage par le mouvement a toujours été conditionné par la possibilité
d’un « transfert » de tout ou partie de la population palestinienne
du futur État juif, et ce dès le « plan Peel » de 1937.
Depuis l’occupation, en juin 1967, du reste de la Palestine, les
rapports de forces démographiques au sein du « Grand Israël » ont
considérablement évolué. Selon le Bureau palestinien de statistiques ([xii]), une petite moitié des 10,9 millions de
Palestiniens vivent dans leur ancienne patrie : près de 4 millions en
Cisjordanie et dans la bande de Gaza, et 1,25 million en Israël, contre
5 600 000 Juifs au total. Les Arabes représenteront donc bientôt une
majorité, qui deviendra progressivement écrasante, malgré la transition
démographique en cours ici aussi ([xiii]).
Israël, qu’une de ses lois fondamentales définit par l’oxymoron « État juif et démocratique »,
se trouvera confronté à un dilemme cornélien : soit il privilégiera la
démocratie et donnera le droit de vote à tous les habitants, auquel cas ce ne
sera plus un État juif ; soit il préférera préserver son caractère juif,
auquel cas il ne pourra pas être démocratique. Il s’agira même d’une forme
d’apartheid rappelant l’ancien régime de l’Afrique Sud, où une partie de la
population jouit des droits civiques et une autre se les voit nier. Vu les
rapports de forces militaires, un tel scénario débouchera sans doute sur
l’écrasement des Palestiniens, mais il entraînera aussi, à terme, la
disparition d’Israël comme État juif.
À ce piège, il n’existe du point de vue de l’establisment
israélien, qui exclut toute solution binatioale, que deux issues : soit la
création d’un véritable État palestinien indépendant, qui permette aux deux
peuples de coexister en toute souveraineté et sécurité chacun dans son État,
soit l’expulsion du maximum possible de Palestiniens afin de préserver la
majorité juive. C’est sans doute pourquoi Ariel Sharon répétait : « La guerre de 1948 n’est pas
terminée. » On en trouve écho chez Avigdor Lieberman, vice-Premier
ministre et ministre des Affaires étrangères, dont on ne saurait nier la
cohérence : cet ancien videur de boîte nuit moldave rêve aujourd’hui de
vider… les Arabes d’Israël – ou plutôt de les transférer au sein d’un futur
bantoustan palestinien ([xiv]) !
Et, d’ici là, il entend les priver progressivement de leur citoyenneté…
Un terrible coût social
Le troisième défi que la société israélienne doit relever concerne
ses tensions propres – à la fois ethniques, sociales et religieuses. Sa
constitution relativement récente à partir d’immigrations hétérogènes, comme
« empilées » les unes sur les autres, offre le spectacle d’une
mosaïque tendant, depuis une vingtaine années, à se défaire. Sur cette
construction fragile, le choix d’un cours guerrier pour « s’imposer »
au Proche-Orient a eu des conséquences contradictoires. Si la nécessité de
serrer les rangs face à un ennemi présenté comme génocidaire a joué un rôle de
ciment, le coût de cet effort, en pleine mondialisation, a accru au contraire
les phénomènes centrifuges.
Au sein de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), dont Israël est devenu membre fin mai 2010 – à la veille de
l’attaque contre la « Flottille de la paix » -, il arrive en tête
pour les inégalités. Le rapport annuel de la Caisse de sécurité sociale pour
2009 ([xv]) indique que les membres de 15 000
familles supplémentaires ont rejoint les rangs des 1 774 800
Israéliens vivant sous le seuil de pauvreté,- soit 25 % de la
population (+1,3 % en un an) et 36,3 % des
enfants (+2,3 % en un an) !
Qui plus est, cette pauvreté recoupe des catégories sociales,
familiales et d’âge, mais aussi ethnico-religieuses : 44 % des pauvres sont des Palestiniens israéliens (770 000 personnes sur 1,2 million), 16 % des Juifs
ultra-orthodoxes (330 000 sur 800 000[xvi]) et 3 % des Juifs
éthiopiens (50 000 sur 150 000). Plus incroyable encore : selon
le rapport de 2007, la pauvreté frappait 80 000 des 260 000 survivants
du génocide, dont certains ont quitté Israël pour finir leur vie en…
Allemagne ([xvii]). S’ajoutent enfin à
ces statistiques la plupart des immigrants non juifs (dont le nombre a été
réduit par les expulsions à quelque 200 000). Plus généralement, le phénomène
des « travailleurs pauvres », caractéristique du marché du travail
israélien, s'amplifie : près de la moitié des salariés vivent en-dessous
du seuil de pauvreté.
Cette aggravation sensible s’explique
bien sûr par les conséquences de la grande crise de 2008. Selon l’association
Latet, 53 % Israéliens déclarent avoir alors réduit leur niveau de vie,
10 % avoir perdu leur emploi - et 25 % craignent de ne pas retrouver
un travail dans l’année. Parmi les enfants bénéficiaires d'une aide sociale,
6 % se disent obligés de voler de la nourriture, et 24 % avouent que
leurs parents les contraignent à travailler ; à l’école, 32 %
souffrent de problèmes sociaux ([xviii]). Et l’Association pour les
droits civiques en Israël (ACRI) relève qu’à Jérusalem 75 % des enfants
palestiniens et 45 % des enfants juifs connaissent la pauvreté. Pourtant
seuls 10 % des Palestiniens bénéficient des services sociaux de la ville –
le budget annuel alloué à chaque enfant fréquentant une école primaire se monte
à 119 euros à Jérusalem-Est contre 493 euros à Jérusalem-Ouest.
Et que dire des écarts, énormes, entre
bas et hauts revenus ! En 2009, malgré un léger recul du chômage
(7,8 % de la population active), le salaire mensuel moyen des Israéliens
ne décolle toujours pas ([xix]) :
1 500 euros (soit -2,8 % en un an) – contre 780 euros dans le cas des
travailleurs immigrés. En revanche, la fortune accumulée, toujours en 2009, par
les 100 Israéliens les plus riches représente près 50 milliards euros – soit
l’équivalent de 35 % du Produit intérieur brut ([xx]). Car, si la crise de
2008 leur a « brûlé » 22 milliards d’euros, soit plus de 40 % de
leur patrimoine, ils ont récupéré ces pertes et même accru leur patrimoine de
37 % en un an grâce au retour à la prospérité et à la hausse de plus de
50 % de la Bourse de Tel-Aviv.
Selon le professeur Paul Liptz, quinze
familles extrêmement riches forment la « crème
de la crème » de la société israélienne. Vient ensuite l’« élite » : 7 % de la population qui réussissent très
bien. Les 50 % suivants mènent une « vie
aisée ». Suit une catégorie « plus
vulnérable », dont les membres peuvent très facilement basculer dans
les 30 % d’en-bas. Lesquels se répartissent en deux tiers de « pauvres » et un tiers de « très défavorisés » -
les premiers jouissent encore d’une certaine mobilité, pas les seconds ([xxi]).
Un isolement sans précédent
Le quatrième défi détermine le caractère soutenable - ou non - des
trois précédents. Si les dirigeants israéliens se refusent à relever ces
derniers et entendent s’arc-bouter sur leurs prétentions hégémoniques
régionales, ils doivent absolument s’assurer un soutien international massif.
Or la nature même de leur politique le leur aliène de plus en plus.
L’isolement d’Israël sur la scène mondiale ne date pas de son
offensive meurtrière contre Gaza. Certes, longtemps, le profond sentiment de
sympathie pour les Juifs victimes du génocide nazi s’est reporté sur l’État
Israël, interdisant quasiment toute critique de sa politique. À quoi s’est
ajoutée, à partir de 1956, la prise de conscience par l’Occident de sa
communauté de combat avec l’État juif contre le nationalisme arabe. L’alliance
étroite entre Paris et Tel-Aviv, dans les années 1950 et 1960, découlait ainsi
de l’idée - aussi absurde qu’elle puisse paraître avec le recul de l’histoire -
que, sans le soutien du Caire, la « rébellion » algérienne
s’éteindrait d’elle-même…
Mais l’occupation du reste de la Palestine en 1967, l’invasion du
Liban en 1982 (et notamment les massacres de Sabra et de Chatila), la
répression brutale de la première Intifada (« Break
the bones », ordonnait alors le ministre de la Défense…. Itzhak Rabin)
creusèrent un fossé entre Israël et l’opinion publique mondiale. Même l’échec
du sommet de Camp David en juillet 2000, dont Ehoud Barak fit porter le chapeau
à Yasser Arafat, et la seconde Intifada avec ses attentats-kamikazes ne le
combleront pas.
« Une menace pour la paix
dans le monde »
Les sondages ne représentent que des photographies instantanées,
pas toujours fiables. Ils éclairent cependant parfois des tendances lourdes.
Ainsi, dans celui réalisé pour l’Union européenne en novembre 2003, 7 500
citoyens des quinze pays membres (à l’époque) devaient indiquer quels États
étaient « une menace pour la paix
dans le monde » : 59 % répondirent Israël, devant l’Iran
(53 %), la Corée du Nord (53 %) et les États-Unis (52 %). Huit
ans plus tard, le sondage annuel de la BBC à l’échelle mondiale (28 000
personnes interrogées dans vingt-sept pays) donne des résultats
comparables ([xxii]) :
Israël arrive en tête - juste devant le Pakistan, la Corée du Nord et l’Iran –
des États les plus mal vus. Son influence est jugée « négative dans le monde » par 49 % des sondés,
contre 21 % qui l’estiment « positive ».
C’est que le spectacle des bombardements indiscriminés contre le
Liban en 2006, puis contre la bande de Gaza 2008-2009, suivis de l’attaque
pirate contre la « Flottille de la paix » ont soulevé une émotion
sans précédent. N’en déplaise au juge Richard Goldstone, littéralement harcelé
jusqu’à ce qu’il se rétracte ([xxiii]),
le rapport rédigé par sa commission et adopté par l’Assemblée générale de l’ONU
le 5 novembre 2009 (par 114 voix pour, 18 voix contre et 44 abstentions) accuse
bel et bien Israël – comme le Hamas – de « crimes
de guerre, voire contre l’Humanité ».
Quand Barack
Obama slalome
Isolé dans l’opinion, Israël commence à perdre
ses alliés les plus étroits. Même l’Amérique de Barack Obama lui garantit plus
le soutien inconditionnel que lui offrait George W. Bush. Le premier hôte noir
de la Maison Blanche entend réaffirmer le leadership mondial des États-Unis
dans un contexte de basculement des rapports de forces. Pour ce faire, il mise
sur le soft power plutôt que sur le hard. C’est pourquoi il oppose au « choc des civilisations »
cher à Samuel Huntington un nouveau « dialogue
des civilisations », dont sa main tendue à l’islam, lors du
remarquable discours du Caire, le 4 juin 2009, a donné le signal. Mais cette
approche bute sur le blocage du processus de paix israélo-palestinien par
l’intransigeance de Benyamin Netanyahou.
Si le président américain n’a cessé de slalomer pour détourner les
attaques du lobby pro-israélien, le général David Petraeus - chef du Centcom et
concepteur du « surge » qui
a sauvé la face des États-Unis en Irak - ne mâche pas ses mots. Devant le
Sénat, au printemps dernier, il a déclaré : « Le conflit (israélo-palestinien) provoque un sentiment anti-américain, à
cause de la perception du favoritisme des les États-Unis à l’égard d’Israël. La
colère arabe sur la question palestinienne limite la puissance et la profondeur
de nos relations avec des gouvernements et des peuples et affaiblit la
légitimité des régimes modérés dans le monde arabe. Pendant ce temps-là,
Al-Qaida et d’autres groupes militants exploitent la colère pour mobiliser. Le
conflit offre également à l’Iran une influence dans le monde arabe via ses
clients, le Hezbollah libanais et le Hamas ([xxiv]). »
Commentaire du chef du Mossad, Meïr Dagan, devant la Knesset : « D’atout, Israël devient
progressivement un fardeau pour les États-Unis ([xxv]). »
Reste à savoir combien de temps la Maison Blanche
« vétoïser » - seule – au Conseil de sécurité, comme en février
dernier, une résolution reprenant, qui plus est, ses propres position…
Schizophrénique Union
européenne…
Israël s’inquiète moins des réactions de l’Union européenne, tant
le comportement de celle-ci à son égard est schizophrénique. Le 8 décembre
2008, le Conseil des ministres des Affaires étrangères avait décidé, contre
l’avis du Parlement européen, de « rehausser »
(upgrade) les relations entre
Bruxelles et Tel-Aviv. Comme un feu vert à l’attaque contre Gaza, qui, en
retour, contraignit l’Union à « oublier » ledit « rehaussement ».
Plus : le 8 décembre 2009, le même Conseil adoptera une
déclaration très ferme, affirmant notamment que « l’Union européenne ne reconnaîtra
aucune modification du tracé des frontières d'avant 1967, y compris en ce qui
concerne Jérusalem » ; que « les
colonies de peuplement et la barrière de séparation ont été érigées sur des
terres occupées, que la démolition de maisons et les expulsions sont illégales
au regard du droit international » ; qu’elle n’a « jamais reconnu l'annexion de
Jérusalem-Est. Si l'on veut parvenir à une paix véritable, il faut trouver un
moyen de résoudre par la voie de négociations la question du statut de Jérusalem
comme future capitale de deux États ([xxvi]) ».
Il est vrai qu’entre-temps une série d’institutions européennes
ont commencé à pratiquer le « Boycott-Désinvestissement-Sanction »
sans le savoir, comme le Monsieur Jourdain du Bourgeois gentilhomme de Molière faisait de la prose. Ainsi, dans
son jugement de février 2010, la Cour de justice de l’Union rappelle que
l’importation de produits des colonies sous l’étiquette « made in Israël » est interdite. Plusieurs gouvernements
exigent des Israéliens un étiquetage spécifique. Des Fonds souverains et de
pension, de grosses banques et de grandes entreprises désinvestissent des
colonies juives de Cisjordanie. Même Veolia, mise en cause pour sa
participation au tramway illégal de Jérusalem, annonce la vente de ses parts à
une société israélienne.
Mais la question posée à l’Union européenne va
au-delà de mesures ponctuelles. Si Israël, comme prévisible, rejette les
exigences du Conseil des ministres des Affaires étrangères, l’Union européenne
se retrouvera au pied du mur : prendra-t-elle des sanctions, à commencer
par la suspension de son accord d’association avec Israël ? Car la
politique de ce dernier viole de manière flagrante le texte et l’esprit de
l’accord. Or Israël réalise avec l’Union – sans taxes - plus du tiers de son
commerce extérieur ([xxvii]). On imagine sans peine les conséquences d’une
suspension de cet accord…
Dernier facteur, et non des moindres, de l’isolement
d’Israël : le « printemps arabe ». Cette Intifada – au sens littéral du terme : « relever la tête »
- contre soixante ans d’humiliations prive Tel-Aviv d’un atout majeur. Israël
avait défait militairement ses voisins en 1967, puis écarté le péril d’une
guerre sur plusieurs fronts en signant une paix séparée avec deux d’entre
eux : l’Égypte d’Anouar Al-Sadate en 1979, suivie de la Jordanie du roi
Hussein en 1994. Les nouveaux maîtres du Caire n’affichent certes pas
l’intention de dénoncer le premier traité, pas plus que le régime hachémite le
second. Mais c’en est fini de la docilité avec laquelle ses alliés arabes
permettaient à Israël de poursuivre une colonisation sans fin de la Palestine.
Cette solitude, Benyamin Netanyahou la touchera sans
doute du doigt à la rentrée prochaine, lors de l’Assemblée générale annuelle de
l’ONU. Un an après le discours de Barack Obama l’appelant de ses vœux,
l’adhésion de l’État de Palestine se matérialisera-t-elle ? Aux gouvernements ayant déjà reconnu la
Palestine proclamée en novembre 1988 s’ajoutent depuis quelques mois la presque
totalité de ceux d’Amérique latine – Colombie exclue. Les États membres de
l’Union européenne ont annoncé, le 13 décembre dernier, qu’ils en feraient
autant « le moment venu ([xxviii]) ». Et le ministre français des
Affaires étrangères Alain Juppé a déclaré à la mi-mars : « Nous
n'en sommes pas là, mais, personnellement, je pense que c'est une hypothèse
qu'il faut avoir en tête. » Et de préciser : « Il faut le faire avec les autres pays de l'Union européenne
([xxix]). »
L’enjeu ? Décisif ! Si l’ONU admet en son
sein la Palestine, dans ses frontières d’avant la guerre de 1967 et avec
Jérusalem-Est pour capitale, tout restera certes à faire, mais rien ne sera
plus comme avant. Au bout du chemin, aussi long qu’il puisse encore être, il y
aurait la paix – enfin – entre un État de Palestine enfin construit et l’État
d’Israël reconnu par tous ses voisins…
C’est d’ailleurs ce que souhaite l’immense majorité
des Français : selon un sondage réalisé par l’Ifop en mars 2010 ([xxx]),
ils sont 70 % (contre 8 %) à estimer que « la création d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël
serait la meilleure solution au conflit israélo-palestinien » .
Au terme de ce panorama, il paraît vraisemblable
qu’Israël ne jouira bientôt plus de l’impunité nécessaire pour poursuivre une
politique fondée sur les seuls rapports de forces. Continuer, malgré tout, à
miser sur les armes risquerait de compromettre, à long terme, son insertion
dans un Proche-Orient très majoritairement arabo-musulman. Pourrait alors
prendre corps la perspective d’une disparition de l’État juif, non du fait de
ses voisins, mais de son propre fait. Un suicide, en somme...
« S’il
est une tradition de l’histoire juive, c’est celle du suicide collectif, s’écriait Maxime Rodinson en juin
1967, à la veille de la guerre des Six Jours, dans un article littéralement visionnaire ([xxxi]).
Il est permis aux purs esthètes d’en
admirer la farouche beauté. Peut-être, comme Jérémie à ceux dont la politique
aboutit à la destruction du premier Temple, comme Yohanan ben Zakkaï à ceux qui
causèrent la ruine du second, peut-on rappeler qu’il est une autre voie, si
étroite que l’ait rendue la politique passée. Peut-on espérer que ceux qui se
proclament avant tout des bâtisseurs et des planteurs choisiront cette voie de
la vie ? »
Merci de votre attention !
([ii]) Cité par Farouk
Mardam-Bey et Samir Kassir, Itinéraires
de Paris à Jérusalem : La France et le conflit israélo-arabe, Les livres de
la Revue d’études palestiniennes,
deux tomes, Paris, 1993.
([iii]) Aux élections internes au Yichouv, en
1944, les partis favorables à la perspective d’un État binational obtiendront
encore 44 % des suffrages, contre 66 % aux partisans du
« programme de Biltmore ».
([iv]) Cf.
Laurent Rucker, Le Parti communiste
français et l’État d’Israël (Université Paris VIII Vincennes à Saint-Denis,
1988), et notamment cet extrait d’un article du dirigeant communiste Florimond
Bonte dans les très orthodoxes Cahiers du
communisme de juillet 1947 : « Le
partisan grec, le soldat de l’Armée populaire chinoise, le combattant espagnol,
les démocrates du Vietnam, les patriotes indonésiens, les résistants hindous
sont des compagnons de lutte des soldats de la Hagana. »
([v]) Israël et les États voisins – les
Palestiniens en sont pas représentés à Lausanne - y reconnaissent les
résolutions 181 (partage de la Palestine, 29 novembre 1947) et 194 (droit au
retour des réfugiés, 11 décembre 1948) de l’Assemblée générale.
([vi]) « Pour que le sionisme réussisse, il vous faut un Etat
juif, avec un drapeau juif et une langue juive. La personne qui comprend
vraiment cela, c'est votre fasciste, Jabotinsky », a confié le Duce en 1935 à David Prato, futur grand
rabbin de Rome : cf. Lenni
Brenner, Zionism in the Age of the
Dictators, Croom Helm, Londres et Canberra, 1983, p. 117 .
([vii]) Sionismes.
Textes fondamentaux, réunis et présentés par Denis Charbit, Albin Michel,
Paris, 1998.
([x]) On se souvient du fameux : « Je suis venu portant un rameau
d’olivier et un fusil de combattant de la liberté. Ne laissez pas le rameau
d’olivier tomber de ma main. » Mais on a oublié cette anecdote :
aux manifestants pro-israéliens qui protestent devant le siège de l’ONU contre
la venue du chef de l’OLP en brandissant une banderole affirmant « Arafat
go home », celui-ci répond : « It’s
precisely what I want »…
([xi]) Adopté le 28 mars 2002, ce plan de paix
arabe est littéralement écrasé par la reconquête militaire de la Cisjordanie
déclenchée peu après par Ariel Sharon après une succession d’attentats, le plus
souvent revendiqués par le Hamas, qui firent 120 morts en un mois parmi les
civils israéliens.
([xiii]) Selon les données publiées à la fin
2008, la natalité baisse en Cisjordanie : la population y double désormais
tous les vingt-sept ans, contre vingt-trois ans auparavant. Le nombre de
personnes par foyer a également diminué en dix ans de 6,1 à 5,5. En matière de
fécondité, les femmes juives mettent au monde 2,1 enfants en moyenne, contre
3,1 pour les musulmanes, 2,7 pour les Druzes et 2,2 pour les chrétiennes
(www.israelvalley.com/news/2010/05/06/27388/israel-recensement-le-compte-est-bon-la-publication-du-recensement-de-la-population-israelienne-de-2008-reserve-des-surpr).
([xiv]) Le 26 juin 2010, dans une tribune du
quotidien The Jerusalem Post intitulée
« Mon plan pour une résolution du
conflit », Lieberman soulignait qu’il ne s’agirait pas de procéder à
un « transfert physique de
population ni de démolitions d’habitations », mais de « créer une frontière là où il n’en
existait pas, en fonction de la démographie », si bien que « les Arabes qui vivaient, jusque-là,
en Israël recevront la citoyenneté palestinienne ».
([xvi]) Au sein de la population juive, les
« ultra-orthodoxes » sont estimés à 7 %, les « orthodoxes»
à 18 %, et les « laïcs et religieux modérés » à 75 %. Les
familles ultra-orthodoxes, où seule la femme travaille, ont perdu une grosse
partie de leurs revenus du fait de la baisse des allocations familiales.
([xvii]) Et le site www.terredisrael.com
commente : « Ces survivants de
la Shoah sont dans leurs 70e ou 80e années, mangent aux
soupes populaires et reçoivent leurs vêtements d’organisations charitables. Il
leur faut choisir entre produits alimentaires ou médicaments, et ils n’ont pas,
bien entendu, suffisamment d’argent pour se payer un appareil auditif, des
lunettes ou un dentier ». Et d’ajouter : « Les
gouvernements d’Allemagne, de France et d’Autriche donnent davantage d’aide
financière à leurs survivants de la Shoah que le gouvernement d’Israël aux
siens. C’est vrai, ces pays furent des responsables directs de la Shoah. Mais
en même temps, Israël est le seul État qui reçoive des réparations d’un autre
pays (…) On
peut se poser la question : pourquoi des centaines de millions de dollars
sont-ils dépensés par des Juifs d’Amérique surtout, mais aussi en Israël pour
des musées de la Shoah, pour des statues et pour d’autres monuments ? Certes,
faire connaître à la nouvelle génération l’extermination des Juifs d’Europe et
garder en mémoire les événements de cette période sont des sujets importants,
mais cela ne devrait pas empêcher que certaines sommes soient destinées à aider
les derniers survivants à vivre plus décemment. »
([xviii])
http://blog-correspondant-a-jerusalem-tf1.lci.fr/article-la-pauvrete-en-israel-44411745.html
([xix])
/www.israelvalley.com/news/2010/03/09/26679/israel-emploi-le-salaire-moyen-a-baisse-de-2-8-en-2009-la-plus-forte-baisse-de-salaire-a-ete-enregistree-dans-le-secteur-
([xx]) www.israelvalley.com/news/2009/09/21/24400/israel-richesse-les-israeliens-les-plus-riches-ont-ete-epargnes-par-la-crise-la-fortune-des-100-plus-riches-israeliens-a-grossi-de-37-en-un-an
([xxiii]) Les pressions allèrent jusqu’à
l’interdiction signifiée à Richard Goldstone, au printemps 2010, d’assister à
la bar-mitzva (communion) de son
petit-fils en Afrique du Sud. Il put finalement s’y rendre.
([xxvii]) En 2008, selon son ministère des
Affaires étrangères (www.mfa.gov.il/MFAFR/Facts+About+Israel/ISRdes Affaires
étrangèresL+EN+BREF.htm), Israël a importé de l’UE pour 14 milliards d’euros de
biens (sur un total d’importations de 37,95 milliards), et y a exporté 11
milliards d’euros (sur un total d’exportations de 31,74). L’UE absorbe
notamment 25 % de la production agricole d’Israël, et 75 % de ses
produits frais (fruits, légumes, fleurs…).