édition du 25 février 2012
Un colloque sur
l'apartheid en Israël à nouveau censuré
Collectif
François Dubuisson,
professeur de droit à l'Université libre de Bruxelles ; Ivar Ekeland, président
honoraire du conseil scientifique de l'ENS et de Paris-Dauphine ; Julien
Salingue, enseignant à l'université d'Auvergne ; et neuf autres
intervenants au colloque
Le Conseil représentatif des institutions juives de France
(CRIF) et le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA)
sont coutumiers des attaques contre toute expression d'idées ne se
conformant pas à leur position de soutien inconditionnel à Israël :
campagnes contre France 2, son journaliste Charles Enderlin
et l'émission " Un oeil sur la planète
", protestation contre la diffusion par Canal+ de la série " Le
Serment ", pressions sur l'Ecole normale
supérieure (ENS) pour interdire une conférence de Stéphane Hessel...
Cette fois, le CRIF et le BNVCA ont appelé la présidence de l'université
Paris-VIII à annuler un colloque intitulé " Des nouvelles approches
sociologiques, historiques et juridiques à l'appel au boycott
international : Israël, un Etat d'apartheid ?
", que Paris-VIII avait préalablement autorisé et financé à hauteur
de 2 500 euros.
Le CRIF se dit "
heurté " que soit
discutée la pertinence du concept d'apartheid pour Israël et considère
que " le thème du
boycott " d'Israël
est illégal. Le colloque serait discriminatoire, illicite et pourrait
provoquer des "
troubles à l'ordre public ". Le BNVCA va plus loin en dénonçant " un colloque - qui -
procède de la pire propagande palestinienne qui, depuis onze ans, incite
à la haine de l'Etat juif ". Le site
du CRIF a même mis en ligne des (pseudo)-biographies des intervenants,
dans une logique maccarthyste.
En notre qualité d'intervenants à ce colloque, et malgré
nos opinions diverses quant aux thématiques abordées, nous nous
insurgeons contre ces accusations graves, et contre le manque de courage
de la présidence de Paris-VIII qui, en retirant son autorisation, a porté
une lourde atteinte à la liberté d'expression, établissant un dangereux
précédent. Des chercheurs ne pourraient plus présenter leurs travaux dans
une université, au motif que le thème de leurs recherches serait "
sensible " ?
Selon la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), " la liberté
d'expression vaut non seulement pour les "informations" ou
"idées" accueillies avec faveur ou considérées comme
inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent,
choquent ou inquiètent ". La CEDH a de plus tracé la frontière séparant
critique d'Israël et antisémitisme en établissant la distinction entre la " critique politique ou
idéologique du sionisme et des agissements de l'Etat
d'Israël ", qui est protégée, et la " diffamation raciale
" ou " l'incitation à la
haine ", qui sont condamnables. C'est cette distinction que le
CRIF et le BNVCA veulent voir s'estomper afin de faire taire toute
critique d'Israël. Les sujets abordés au colloque peuvent donner lieu à
polémiques, mais il ne suffit pas que des associations partisanes les
décrètent "
choquantes " ou " illégales " pour les exclure du débat
public.
La question de savoir si le terme " apartheid "
est pertinent pour qualifier les pratiques d'Israël n'est pas nouvelle.
En 2007, le rapporteur spécial de l'ONU pour les droits de l'homme dans
les territoires palestiniens occupés, John Dugard,
concluait que " les
deux régimes ont beau avoir leurs différences, les lois et les pratiques
israéliennes dans le territoire palestinien occupé rappellent certains
aspects de l'apartheid ". La question n'est pas davantage un
tabou en Israël. Dès 2002, Avi Primor, ex-ambassadeur d'Israël auprès de l'Union
européenne, condamnait la "
stratégie "sud-africaine" " d'Ariel Sharon, tandis qu'un
éditorial du quotidien Haaretz évoquait, en janvier, un " glissement sur la
pente de l'apartheid ". La problématique posée par le colloque
s'inscrit donc dans un débat légitime, en cours sur le plan
international.
Intimidations
Devrait-on en outre s'abstenir de discuter de la campagne
de boycottage, désinvestissement, sanctions visant Israël, lancée en 2005
par un ensemble d'ONG ? Selon le CRIF, cette campagne serait illégale, ce
qui interdirait d'en parler dans un colloque. Si en France certaines
décisions de justice ont condamné des actions de boycottage, le CRIF omet
de préciser qu'un récent courant jurisprudentiel s'est prononcé en sens
contraire : " Dès
lors que l'appel au boycottage des produits israéliens est formulé par un
citoyen pour des motifs politiques et qu'il s'inscrit dans le cadre d'un
débat politique relatif au conflit israélo-palestinien, débat qui porte
sur un sujet d'intérêt général de portée internationale, l'infraction de
provocation à la discrimination fondée sur l'appartenance à une nation
n'est pas constituée. "
Il est dès lors difficile de concevoir en quoi la
discussion de ces sujets serait de nature à" troubler l'ordre
public ". On est pour le moins surpris que la présidence de
Paris-VIII ne se soit pas posée en garante de la liberté d'expression et
donne du crédit aux accusations du CRIF et du BNVCA, qui font planer la
menace de "
troubles " qu'ils
semblent appeler de leurs voeux. Pour la
préservation d'un espace de débat démocratique, il serait déplorable
qu'une institution universitaire cède aux intimidations d'associations
s'érigeant en censeurs.
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