Ali se tient debout, devant le petit logement qu'il
occupe dans le camp palestinien de Jalil, à l'entrée de Baalbek, dans la
Bekaa. Sa femme le supplie de ne pas parler de politique. Cet étudiant de
27 ans, originaire de Yarmouk (le plus grand camp de réfugiés palestiniens
de Syrie), dans le sud de Damas, parle avec hésitation, joue nerveusement
avec ses lunettes. Pourtant, à Yarmouk, le jeune homme n'est pas resté
inactif. Aux nombreux déplacés venus de la capitale depuis les violents
combats de juillet, ou plus tôt, d'autres régions harcelées par le régime
et dévastées par les affrontements, Ali a distribué de l'aide et ouvert les
écoles comme abris. Un acte politique ? "
Un geste de bienfaisance, un devoir. Je suis neutre ", se défend
Ali, sous le regard des chats qui ont colonisé les rues de Jalil.
Comme Ali, plus de 1 000 Palestiniens de Syrie, pour
la plupart originaires de Yarmouk, ont gagné le camp de Jalil - 7 000
habitants - depuis juillet. Les nouveaux venus ont fui les violences qui
ont ensanglanté Yarmouk au cours de l'été. L'endroit, où vivent quelque 150
000 Palestiniens mais aussi des dizaines de milliers de Syriens, est
entouré par des quartiers rebelles, théâtres de combats entre insurgés et
militaires. Il a plusieurs fois été bombardé par l'armée, notamment en
septembre. " Le
danger est incessant, la vie s'est arrêtée, les enfants sont perturbés
", raconte Ali, qui vit à la lisière de Tadamoune, l'un des fiefs
rebelles.
De nombreux habitants de Yarmouk se sont montrés
solidaires " des
Syriens qui souffrent du régime ", selon les mots d'Ali. C'est le
cas de Yassine, 42 ans. Portant une fine moustache, ce commercial dans
l'industrie pharmaceutique raconte, dans un salon aux murs dénudés, avoir
accueilli des civils, mais aussi des combattants ou des manifestants
blessés dans les quartiers voisins. L'un de ses proches amis, médecin
palestinien, vient d'être relâché ; il a été torturé pour avoir soigné
clandestinement des blessés dans le camp.
Pour Yassine, tout a basculé avec la révolte
syrienne. "
Jusqu'alors, j'avais vécu dans cet idéal d'un régime syrien défenseur de la
cause palestinienne. Avec la répression de la révolte, ce credo s'est
effondré, sans que je rejoigne l'opposition. Mais je me disais, comment
soutenir un régime qui s'affiche pro-palestinien mais tue son peuple ? Au
fond, quelles opérations de résistance contre Israël a-t-il jamais lancé ?
", explique Yassine. Il estime que " pour la majorité des
Palestiniens, le masque des Assad est tombé. Les réfugiés sont du côté de
la révolte, mais en silence, car ils ont peur pour leur avenir ".
Selon lui, seule une poignée de Palestiniens ont pris part aux
manifestations qui ont eu lieu avant l'été à Yarmouk. " Ce n'est qu'en juillet,
avec les bombardements, que les Palestiniens sont vraiment descendus dans
la rue. Mais l'ampleur reste limitée ", ajoute-t-il.
Dans le petit labyrinthe des ruelles pauvres de
Jalil, où l'intimité est un luxe, Yassine est l'un des rares à s'exprimer
aussi directement. Peut-être encore plus que d'autres en Syrie, les
réfugiés palestiniens redoutent de prendre parti, et de perdre ce qu'ils
ont pu construire. "
Personne ne peut dire qui l'emportera en Syrie. Le sang qui coule nous fait
horreur. Mais par le passé, les Palestiniens ont toujours perdu, quand ils
se sont impliqués sur la scène nationale de leurs pays hôtes, comme au
Liban ", croit Amal, l'épouse de Yassine. Le mot d'ordre, répété
par les factions politiques, est la prudence. " Les Palestiniens ont
besoin d'amis, pas d'ennemis. La neutralité est notre meilleure protection
", affirme un responsable du Fatah à Jalil, selon qui personne ne
veut, à Yarmouk, de la présence de l'armée ou des rebelles, afin de
préserver le camp.
Le sort peu enviable des Palestiniens du Liban,
soumis à de sévères restrictions (sur l'accès à l'emploi, la propriété...)
n'est pas pour encourager les nouveaux arrivants à risquer d'être chassés
de Syrie. " Nous y
sommes parfaitement intégrés, les réfugiés ont mieux vécu que dans d'autres
pays d'accueil arabes ", reprend Amal l'ingénieur.
Pourtant, les craintes des Palestiniens de Syrie
renvoient à un statut peut-être moins favorable. " Nous sommes égaux avec
les Syriens, même si, par exemple, nous n'avons pas le droit de vote. Mais
nous restons à la merci des dirigeants. Chaque partie, opposition ou
régime, instrumentalise la cause palestinienne et réclame notre soutien, juge Sleimane, 19 ans, lycéen, un
bandeau de poignet à la main droite sur lequel est écrit " I love
Palestine ". "
Moi, j'ai participé aux manifestations palestiniennes près du Golan occupé
en 2011, et j'ai perdu trois amis, le régime s'est joué de nous. Même s'il
nous a donné beaucoup de droits par le passé, dit Sleimane, devant un
parterre d'enfants qui font claquer des pétards. Quelles garanties nous offre
l'opposition ? Les Palestiniens sont solidaires, sur un plan humain, et pas
seulement à Yarmouk. Mais risquer de mettre la communauté en danger par des
opinions politiques est une ligne rouge. Pourquoi devenir une cible facile
? "
|