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des Livres du 14
juin 2013 page 10 Ann Laura Stoler Par Raphaëlle
Branche Pour Ann
Laura Stoler, la prise de conscience fut d'abord
politique : " La guerre du
Vietnam a été un déclencheur. " Jeune lycéenne de la
bourgeoisie juive new-yorkaise, elle découvre l'impérialisme américain puis
la contestation qui l'accompagne alors qu'elle fait ses premiers pas à
l'université. Après avoir étudié le japonais et s'être initiée au marxisme,
elle s'oriente vers des études d'ethnologie et choisit comme terrain
d'enquête Java, " parce
que c'était près du Vietnam ". Elle en revient avec le désir
de travailler sur les multinationales américaines : ce sera sa thèse de
doctorat, qui la convainc qu'il faut plonger dans le passé pour éclairer les
structures économiques et sociales observées sur place. Son
expérience indonésienne la marque considérablement : elle a 22 ans quand elle
interroge des paysannes sans terre pour étudier les effets de la révolution
verte, quand elle les suit dans leurs déplacements des montagnes aux marchés
où elles vendent le contenu de leurs lourds ballots. " En
Indonésie, j'ai découvert un autre visage du féminisme, avec les femmes qui
se touchent, qui se font toujours des accolades. Elles sont si fortes entre
elles, si chaleureuses ; elles se moquent des hommes ". Et elle
ajoute : " Elles avaient une puissance qui m'a frappée, surtout
les femmes qui n'avaient rien. " Résolument marxiste, elle
refuse d'appréhender la situation des femmes javanaises uniquement en
fonction de leur place en tant que femmes. Si elle pointe les inégalités et
les discriminations qu'elles subissent, elle insiste sur la nécessité de
faire primer l'analyse en termes de classes sociales. Son objet
d'étude n'est d'ailleurs pas précisément les femmes mais " le
pouvoir, toujours le pouvoir ". La découverte des écrits de
Michel Foucault renforcera définitivement cette orientation. Elle opère, avec
lui, une relecture des sociétés impériales en affirmant que la race et la
sexualité sont au cœur des dynamiques de pouvoir. Ainsi, les catégories utilisées
par les autorités coloniales pour désigner les populations se révèlent des
catégories éminemment politiques par l'intermédiaire desquelles les corps
sont contrôlés et l'autorité s'impose aux individus. Son ouvrage Race and the Education
of Desire. Foucault's "History of Sexuality" and the Colonial Order
of Things (" Race et éducation du désir. L'"Histoire de la sexualité" de Foucault et l'ordre
des choses colonial ", non traduit) est son best-seller à ce jour. Elle
y transgresse de nombreuses frontières : l'intime, placé au cœur de
l'analyse, bouscule la répartition du privé et du public, faisant de la
sexualité et des affections des lieux de production essentiels du politique,
des endroits où observer les mécanismes par lesquels se construit le consentement
à la domination, comme lorsque les législateurs s'intéressent aux enfants
issus d'unions mixtes ou que la manière dont les nourrices indonésiennes
portent les bébés néerlandais se révèle être l'objet de règles implicites. Les colonies
n'y sont plus vues comme des espaces à part, loin des métropoles : au
contraire, Ann Laura Stoler plaide pour un regard
qui embrasse les deux dans un même champ d'analyse. Elle théorisera plus
précisément cette nécessité en 1997 dans un ouvrage dirigé avec l'historien
Frederick Cooper dont l'introduction vient d'être publiée en français sous le
titre Repenser le colonialisme (Payot, 176 p., 17,50 €). Autre
transgression, disciplinaire celle-là : avec Cooper, elle fonde, à la fin des
années 1980, le premier doctorat d'histoire et d'anthropologie, afin de
bousculer les manières traditionnelles de travailler sur les sociétés non
occidentales. A cette
époque, les études sur le passé colonial de ces sociétés étaient marquées par
l'influence du théoricien de la littérature Edward Said
et celle des subaltern studies, qui proclamaient renverser les perspectives
dominantes en donnant à entendre la voix des colonisés. Pour Ann Laura Stoler, cependant, il ne s'agissait jamais que d'une
inversion des polarités ; elle proposait plutôt de changer de paradigme. Ici
comme ailleurs, elle privilégiait la nuance et le doute. Elle identifiait
ainsi des degrés dans la souveraineté de l'Etat et insistait sur leur
évolution et leur articulation plutôt que de dénoncer un pouvoir qui aurait
été dominateur de manière homogène. Elle affiche
aujourd'hui la même volonté à propos des concepts politiques et du
vocabulaire philosophique qui lui servent à penser le réel : elle les veut
labiles, et non rigides, ouverts au doute et non pas rassurants ou définitifs.
De cette attention aux mots, elle a fait un combat et un livre, à paraître en
français chez Armand Colin en 2014 (Along the Archival
Grain, " En suivant la veine de l'archive "). Nul doute
qu'elle veillera de près à sa traduction, comme elle l'a fait pour son nouvel
ouvrage, La Chair de l'empire. Depuis son enfance, elle sait en
effet l'importance du mot juste. C'était ce qui la frappait déjà dans les
poèmes que sa grande sœur Barbara lui récitait pour l'endormir. Plus tard,
cette dernière fut l'une des traductrices de la Bhagavad-Gîtâ, poème épique indien, la précédant à Columbia University où elle enseignait le sanskrit. Dans La
Chair de l'empire, scrutant les documents produits par l'Etat
colonial néerlandais, Ann Laura Stoler montre les
doutes qui habitèrent l'entreprise de domination et comment ils étaient très
précisément incarnés dans la matérialité de l'archive. Les ratures, les
hésitations, la chercheuse les prend au pied de la lettre : l'Etat colonial
tâtonnait et l'ordre qu'il cherchait à imposer aux mots et aux choses était
soumis à de multiples influences. L'archive n'est pas seulement un objet ou
une trace, elle est un processus qu'il convient de décrypter. Le philosophe
Gaston Bachelard est ici son maître à penser ; comme lui, elle prône une
attention au " détail épistémologique ", qu'elle
revendique comme ligne de conduite intellectuelle. Rendre compte des mots de
l'archive, c'est aussi s'imposer une rigueur dans l'écriture et préférer une "
éthique de l'inconfort " à la tranquillité des vérités
d'autorité. La
comparaison est l'autre moyen qu'elle privilégie pour lutter contre les
évidences, qu'elles soient conceptuelles ou politiques. Elle la manie en
permanence, à la recherche d'une intelligence précise des "
formations impériales " qu'elle veut saisir dans leurs
dynamiques, quels que soient les espaces et les moments. C'est ainsi qu'elle
enseigne depuis cinq ans à l'université de Birzeit,
en Cisjordanie, " l'histoire coloniale comparée "avec
un sens très aigu que, là-bas, l'" histoire coloniale est vivante
". Depuis qu'elle a découvert la Palestine, en 2008, elle s'y rend
chaque année pour enseigner à Ramallah, s'est engagée dans l'organisation du
premier programme de formation doctorale de l'université de Birzeit et dans un ambitieux projet de collecte
d'archives privées. Si le mur de séparation construit par Israël, les
implantations des colonies au-delà des frontières reconnues par les Nations
unies et, plus largement, les discriminations qu'elle a découvertes en 2008
lui ont parlé avec force de la situation coloniale qu'elle avait pu étudier
dans les archives, elle a aussi retrouvé dans cette région du monde des
ressemblances frappantes avec ce qu'elle avait observé en Indonésie quarante
ans plus tôt : l'impérialisme américain. Ici, là-bas,
l'histoire est comme un tissu qui se plie sur lui-même, et les engagements de
la chercheuse, telle une boucle, se rejoignent de nouveau, à l'université et
au-delà. Dans son prochain livre, elle se penchera sur les concepts
politiques qui empêchent durablement de penser et interdisent, en
particulier, l'usage de certains mots pour désigner certaines situations.
L'année prochaine, elle ira à Gaza. _____________________________________________________________________________ Parcours : 1950 : Ann Laura Stoler naît à New York. 1972 : Premier travail de
terrain ethnographique en Indonésie. 1995 : Elle publie Race and the Education of Desire.
Foucault's "History of Sexuality" and the Colonial Order of Things. 2002 : La Chair de
l'empire (La Découverte, 2013). 2008 : Premier séjour en
Israël et en Palestine « La Chair
de l'empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial » (Carnal Knowledge
and Imperial Power. Race and the Intimate in
Colonial Rule), d'Ann Laura Stoler,
traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sébastien Roux et Massimo Prearo, La Découverte, " Genre et sexualité ",
298 p., 26 €. Extrait : "
Si les hommes indigènes étaient les seuls à être sanctionnés par le droit
lorsqu'ils étaient accusés d'agression sexuelle, les femmes européennes se
voyaient reprocher de provoquer leurs désirs. On regrettait que les nouvelles
arrivantes d'Europe soient trop familières avec leurs domestiques, imprécises
dans leurs ordres et inconvenantes dans leur manière de parler et de se
vêtir. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, tout le monde s'accordait à penser dans
la communauté australienne que les viols étaient dus à une nouvelle
génération de femmes blanches incapables de gérer leurs domestiques. L'Immorality Act de 1916 a rendu délictueux qu'une "femme blanche
fasse une proposition indécente à un homme indigène". (...)
L'augmentation du contrôle exercé sur les Européens et le consensus qui les
unissait ont engendré une défense de la communauté, de la moralité et du
pouvoir masculin blanc en réaffirmant la vulnérabilité des femmes blanches,
en accentuant la menace sexuelle que représentaient les hommes indigènes, et
en créant de nouvelles sanctions limitant les libertés des deux groupes.
" La Chair de
l'empire, pages 94-95 |