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Le Monde.jpg   15 janvier 2015

 

Non à l'union sacrée !

http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/15/non-a-l-union-sacree_4557288_3232.html

 

 

La sidération, la tristesse, la colère face à l'attentat odieux contre Charlie Hebdo, mercredi 7  janvier, puis la tuerie ouvertement antisémite, vendredi 9  janvier, nous les ressentons encore. Voir des artistes abattus en raison de leur liberté d'expression, au nom d'une idéologie réactionnaire, nous a révulsés. Mais la nausée nous vient devant l'injonction à l'unanimisme et la récupération de ces horribles assassinats.

Nous partageons les sentiments de celles et ceux qui sont descendus dans la rue. Mais ces manifestations ont été confisquées par des pompiers pyromanes qui n'ont aucune vergogne à s'y refaire une santé sur le cadavre des victimes. Manuel Valls, François Hollande, Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux, Jean-François Copé, Angela Merkel, David Cameron, Jean-Claude Juncker, Viktor Orban, Benyamin Nétanyahou, Avigdor Lieberman, Naftali Bennett, Petro Porochenko, les représentants de Recep Tayyip Erdogan, Vladimir Poutine, Omar Bongo… : quel défilé d'abjecte hypocrisie. Cette mascarade indécente masque mal les bombes que les Occidentaux ont larguées sur l'Irak depuis une semaine ; les milliers de morts à Gaza, où Avigdor Lieberman, le ministre israélien des affaires étrangères, imaginait employer la bombe atomique quand Naftali Bennett (économie et diaspora) se rengorgeait d'avoir tué beaucoup d'Arabes ; le million de victimes que le blocus en Irak a provoquées. Ceux qu'on a vus manifester en tête de cortège à Paris ordonnent ailleurs de tels carnages.

" Tout le monde doit venir à la manifestation ", a déclaré M. Valls en poussant des hauts cris sur la " liberté " et la " tolérance ". Le même qui a interdit les manifestations contre les massacres en Palestine, fait asperger de gaz lacrymogène des cheminots en grève et matraquer des lycéens solidaires de sans-papiers expulsés nous donne des leçons de liberté d'expression. Celui qui déplorait à Evry, quand il était maire PS, de ne pas voir assez de " Blancos " nous jure son amour de la tolérance. Le même qui fanfaronne de battre des records dans l'expulsion des Roms se gargarise de " civilisation ". En France, la liberté d'expression serait sacrée, on y aurait le droit de blasphémer. Blasphème à géométrie variable, l'" offense au drapeau et à l'hymne national " étant punie d'amendes et de prison. Que le PS et l'UMP nous expliquent la compatibilité entre leur condamnation du fondamentalisme et la vente d'armes à Riyad, où les femmes n'ont aucun droit, l'apostasie est punie de mort et les immigrés subissent un sort proche de l'esclavage.

 

Chantage

Nous ne participerons pas à l'union sacrée. On a déjà vu à quelle boucherie elle peut mener. En attendant, le chantage à l'unité nationale sert à désamorcer les colères sociales et la révolte contre les politiques conduites depuis des années.

M.  Valls nous a asséné que " Nous sommes tous Charlie " et " Nous sommes tous des policiers ". Non, nous ne sommes pas Charlie. Si nous sommes attristés par la mort de ses dessinateurs et journalistes, nous ne pouvons reprendre à notre compte l'obsession qui s'était enracinée dans le journal contre les musulmans, assimilés à des terroristes, des " cons ", des assistés. On n'y voyait plus l'anticonformisme, sinon celui, conforme à la norme, qui stigmatise les plus stigmatisés.

Nous ne sommes pas des policiers. La mort de trois d'entre eux est un événement tragique. Mais elle ne nous fera pas entonner l'hymne à l'institution policière. Les contrôles au faciès, les rafles de sans-papiers, les humiliations quotidiennes, les tabassages parfois mortels dans les commissariats, les Flash-Ball qui mutilent, les grenades offensives qui assassinent, nous l'interdisent à jamais. Et, s'il faut mettre une bougie à sa fenêtre pour pleurer les victimes, nous en ferons briller aussi pour Eric, Loïc, Abou Bakari, Zied, Bouna, Wissam, Rémi, victimes d'une violence perpétrée en toute impunité. Dans un système où les inégalités se creusent de manière vertigineuse, où des richesses éhontées côtoient la plus écrasante misère, sans que nous soyons encore capables massivement de nous en indigner, nous en allumerons aussi pour les six SDF morts en France la semaine de Noël 2014.

Nous sommes solidaires de celles et ceux qui se sentent en danger, depuis que se multiplient les appels à la haine, les " Mort aux Arabes ", les incendies de mosquées. Nous nous indignons des incantations faites aux musulmans de se démarquer ; demande-t-on aux chrétiens de se désolidariser des crimes, en  2011, d'Anders Behring Breivik perpétrés au nom de l'Occident chrétien et blanc ? Nous sommes aussi aux côtés de celles et ceux qui subissent le regain d'antisémitisme, dramatiquement exprimé par l'attaque de vendredi  9.

Notre émotion face à l'horreur ne nous fera pas oublier combien les indignations sont sélectives. Non, aucune union sacrée. Faisons en sorte que l'immense mobilisation se poursuive en toute indépendance de ces gouvernements entretenant des choix géopolitiques criminels en Afrique et au Moyen-Orient et ici chômage, précarité, désespoir. Que cet élan collectif débouche sur une volonté subversive, contestataire, révoltée, inentamée, d'imaginer une autre société, comme Charlie l'a longtemps souhaité.

 

Cette tribune est l’oeuvre d’un collectif: Ludivine Bantigny, historienne; Emmanuel Burdeau, critique de cinéma; François Cusset, historien des idées; Cédric Durand, économiste; Eric Hazan, éditeur; Razmig Keucheyan, sociologue; Thierry Labica, historien; Marwan Mohammed, sociologue; Olivier Neveux, historien de l’art; Willy Pelletier, sociologue; Eugenio Renzi, critique de cinéma; Guillaume Sibertin-Blanc, philosophe; Julien Théry, historien; Rémy Toulouse, éditeur; Enzo Traverso, historien.

 

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