Palestine: le pouvoir
du Fatah et du Hamas face à la société civile
Par René Backmann
Un colloque en
vidéoconférence entre Gaza et la Cisjordanie et un sondage d’opinion dans les
deux territoires confirment l’impopularité et le discrédit des pouvoirs
palestiniens, mais montrent que le président Mahmoud Abbas a toujours le
soutien de ses compatriotes face à Trump.
Tout en condamnant
l’autoritarisme des régimes de Ramallah et de Gaza, les Palestiniens
approuvent le refus de négocier avec Washington de Mahmoud Abbas et
continuent de préférer l’indépendance à la promesse de prospérité économique
contenue dans le plan de la Maison Blanche. Ces rapports paradoxaux des
habitants de la Cisjordanie et de la bande de Gaza avec leurs dirigeants sont
l’un des enseignements du colloque de la société civile palestinienne qui
vient de se tenir à El-Bireh et dont Mediapart a pu obtenir la traduction des
principaux échanges. Enseignements confirmés et complétés par les résultats
d’un sondage réalisé au même moment dans les deux territoires palestiniens
par un institut de recherches politiques de Ramallah connu pour la qualité de
ses enquêtes régulières sur l’opinion publique palestinienne.
Une centaine de kilomètres seulement, c’est-à-dire une heure et
demie de route, séparent Gaza d’El-Bireh, localité jumelle de Ramallah, mais
c’est grâce à une liaison vidéo que les participants de Gaza et de
Cisjordanie ont pu dialoguer et débattre, fin juin, à l’initiative du Masarat
Center for Policy Research and Strategic Studies. Le blocus imposé par Israël
à la bande de Gaza et la réglementation de plus en plus stricte des passages
entre l’enclave côtière et la Cisjordanie interdisent en fait aux habitants
des deux territoires de se rencontrer.
Plusieurs dizaines
de membres de la société civile palestinienne, hommes et femmes,
universitaires, chercheurs, responsables d’ONG, représentants du Forum de la
jeunesse et une poignée de politiciens avaient pris part à ce colloque
hébergé à El-Bireh comme à Gaza dans les locaux du Croissant-Rouge, pour
garantir une relative liberté de parole par rapport aux formations politiques
qui contrôlent le pouvoir, le Hamas à Gaza et le Fatah à Ramallah.
« La
question palestinienne : voies de l’avenir et stratégies de
changement » : derrière le titre sagement universitaire choisi
pour le rapport stratégique du colloque, c’est à une analyse sans concessions
de la situation géopolitique locale mais aussi à une véritable radiographie
de la gouvernance palestinienne, à Gaza, sous le Hamas, comme à Ramallah sous
le Fatah, que se sont livrés les participants. Avec, parfois, un courage
indiscutable. Réalisé au même moment, un sondage du Palestinian Center for
Policy and Survey Research (PSR) indiquait qu’en Cisjordanie, 57 % des
personnes interrogées affirmaient ne pas pouvoir sans crainte critiquer
l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas.
« Il m’est
difficile de dire cela, a déclaré l’un des participants, mais
l’Autorité est tyrannique et se conduit en sous-traitant de
l’occupant. » Signe éloquent : l’accusation n’a provoqué aucune
protestation dans l’assistance. Depuis Gaza, un sympathisant du Hamas a jugé
que « le moment était venu de reconstruire les institutions de
l’Autorité sur une base plus unitaire » tandis qu’un intervenant
d’El-Bireh, après avoir dressé un tableau accablant de la gouvernance
palestinienne, dans ses deux pôles de pouvoir actuels, plaidait pour une restauration
et un renforcement de la démocratie au sein de l’OLP, notamment à travers de
nouvelles élections au Conseil national, une écoute plus attentive des
aspirations du peuple et une promotion assumée de l’action populaire. Ce qui
constituait, en creux, une critique documentée du pouvoir autoritaire et
clanique de Ramallah, mais aussi de la férule du Hamas, telle qu’elle est
vécue dans la bande de Gaza.
Diffus depuis longtemps au sein de la société palestinienne, en
particulier dans la jeunesse, ce discrédit du pouvoir n’a pas été enrayé par
la désignation en mars dernier au poste de premier ministre de l’Autorité de
l’économiste Mohamed Shtayyeh. Moins de 12 % seulement des Palestiniens
estiment qu’il fait mieux que son prédécesseur et une forte majorité
(59 %) jugent que sur les problèmes majeurs de la société palestinienne,
il court, lui aussi, à l’échec. Plus globalement, selon l’enquête de PSR,
46 % seulement des Palestiniens interrogés considèrent l’Autorité comme
un atout pour le peuple palestinien tandis que 48 % la tiennent pour un
fardeau. Jugement qui fait écho aux multiples réquisitoires contre l’autorité
et ses méthodes prononcés lors du colloque.
Ceci explique-t-il
cela ? Près de 80 % des Palestiniens jugent que les institutions de
l’Autorité sont corrompues et 67 % estiment que la récente augmentation
des salaires des ministres, alors que l’économie palestinienne traverse une
crise dramatique, révèle une corruption « profondément
enracinée » dans l’Autorité. Avec la corruption des cadres,
l’inaptitude des dirigeants à parvenir à une réconciliation entre le Fatah et
le Hamas, clé d’une union nationale jugée indispensable face à Israël, est
l’un des reproches majeurs adressés par les Palestiniens à leurs responsables
politiques. Alors que 63 % des Palestiniens se déclarent « pessimistes »
sur l’éventualité d’une réconciliation, une majorité (53 % contre
38 %) sont hostiles aux conditions imposées par Ramallah à l’ouverture
d’une discussion sur la « réconciliation et la réunification ».
Lors de la
vidéoconférence, l’un des orateurs intervenant depuis El-Bireh a d’ailleurs
relevé que « la poursuite de la séparation entre la Cisjordanie et la
bande de Gaza, entre le Hamas et le Fatah, comme l’aggravation des crises
économique et financière, pourrait être l’un des facteurs internes provoquant
l’effondrement de l’Autorité ».
Abbas critiqué, désavoué mais soutenu…
« L’avenir
de l’Autorité palestinienne entre survie et effondrement » était
d’ailleurs le thème de l’une des « tables rondes » les plus animées
lors du colloque du Centre Masarat. « Le diagnostic correct d’une
maladie est la clé d’un traitement efficace, a expliqué Mamdouh al-Aker,
chirurgien, interlocuteur fréquent des pacifistes israéliens dans les années
1980 et ancien membre de la délégation palestinienne lors des négociations
avec Israël. Je crois que personne ne sera en désaccord avec moi si
j’affirme que les défis que nous affrontons aujourd’hui sont les plus
redoutables depuis le début de l’aventure sioniste. Les dirigeants israéliens
estiment avoir aujourd’hui une occasion de se débarrasser de la cause
palestinienne. La Maison Blanche s’est rangée au côté de la droite
israélienne, tandis que le monde arabe est épuisé et si divisé que les États
du Golfe forment un front avec Israël contre l’Iran et que les Palestiniens
n’ont jamais été aussi faibles et dans une telle crise interne. »
« L’effondrement
du pouvoir ne serait qu’une question de jours si Israël décidait demain, pour
une raison ou pour une autre, de s’emparer des armes de l’Autorité, a
averti l’un des politologues invités. De la même manière, une crise au
sein du Fatah dans la période suivant la disparition éventuelle d’Abbas
pourrait conduire à une fragmentation du secteur de la sécurité, à
l’émergence de milices et de chefs de guerre, c’est-à-dire à l’effondrement
de la loi et de l’ordre. Ce qui pourrait déboucher sur des mesures
israéliennes destinées à éviter une situation de chaos. » « Nous
devons tirer les leçons des échecs de l’Autorité, revenir sur la
reconnaissance d’Israël et sur les engagements d’Oslo », a même
avancé, depuis Gaza, un membre du Jihad islamique.
Sans aller jusqu’à
ce choix radical, un large consensus semble être apparu lors de ce colloque
sur la nécessité d’organiser au plus vite, dans les deux territoires, des
élections à la fois législatives et présidentielle. Ne serait-ce que pour
rétablir la crédibilité des élus et du pouvoir. Selon le sondage de PSR, ce
sont même près des trois quarts des Palestiniens (71 %) qui réclament
ces deux scrutins. Et qui insistent (57 %) pour que Mahmoud Abbas se
retire : 37 % des Palestiniens seulement jugent positivement son
action. À Gaza, ce score de désaveu s’effondre même à 27 %. Pourtant, le
même sondage le désigne comme vainqueur potentiel en cas d’affrontement avec
le candidat du Hamas Ismaïl Haniyeh avec 48 % des suffrages contre
42 %.
En l’absence de Mahmoud Abbas, le meilleur candidat aux yeux de la
majorité de ses compatriotes serait Marwan Barghouti, l’ancien dirigeant du
Fatah en Cisjordanie actuellement détenu en Israël où il a été condamné à
cinq peines de prison à vie. Soutenu par les monarchies du Golfe et par
Washington, Mohamed Dahlan ne serait choisi que par 4 % des électeurs.
Quant aux élections législatives, les projections de PSR reflètent à la fois
les réticences et le discrédit constatés lors du colloque et les pesanteurs
du système politique local : 67 % des électeurs se déclarent
disposés à prendre part au vote. Le Fatah obtiendrait 39 % des voix
contre 30 % au Hamas, 10 % pour d’autres formations, tandis que
21 %, correspondant peut-être aux participants au colloque qui ont
manifesté leur défiance pour les partis existants, demeurent indécis.
Les textes des
rapports présentés au colloque comme les commentaires qui les ont accueillis
l’ont montré et le sondage de PSR l’a confirmé : la mort du processus de
paix et l’échec de la solution à deux États sont, pour l’heure, des évidences
que la société palestinienne est contrainte de prendre en compte, non sans
amertume et révolte, face à l’indifférence de la communauté internationale.
Plus de 70 % des Palestiniens l’admettent aujourd’hui selon PSR :
les chances de voir naître, dans les cinq ans, un État palestinien à côté de
l’État d’Israël sont faibles ou nulles. La conjugaison, longuement analysée
et commentée au cours du colloque, de la politique de Trump, des choix de la
coalition d’extrême droite qui soutient Netanyahou et de la trahison des
États arabes qui se sont alliés aux États-Unis et à Israël contre l’Iran ont
condamné la cause palestinienne à un isolement politique mortifère.
Que faire pour
affronter cet échec ? Redynamiser les institutions de l’OLP, remettre en
ordre la maison palestinienne, mettre un terme aux accords économiques,
politiques et de sécurité avec Israël, créer une économie de résistance et de
résilience en luttant notamment contre la corruption administrative et financière,
ont proposé des participants au colloque. Face au possible maintien du statu
quo, voire à son aggravation sous la forme d’annexions massives de
territoires palestiniens envisagées par Israël avec l’appui de Washington, un
intervenant de Gaza a proposé « la restauration de l’option de
libération, l’activation de toutes les options de résistance ». En
d’autres termes, le retour à la lutte armée. Selon PSR, ce choix est
désormais défendu par 34 % des Palestiniens tandis que 36 %
continuent de plaider pour la recherche d’une solution négociée, 15 %
sont favorables à une résistance non violente et 10 % se résignent au statu
quo. Il y a trois mois, 39 % se déclaraient favorables à la
négociation et 30 % étaient partisans de la lutte armée.
Dans ce climat de
crise et de tension, alourdi encore par la perspective des nouvelles
élections israéliennes de septembre, la révélation, il y a un mois à Bahreïn,
par le gendre de Trump, Jared Kushner, du volet économique du « Plan de
paix » promis par le président américain, a produit un résultat
spectaculaire mais totalement inattendu, au moins pour la Maison
Blanche : ranger l’écrasante majorité des Palestiniens derrière Mahmoud
Abbas.
Comme l’ont montré
aussi bien les débats du colloque que l’enquête de PSR, le président
palestinien, pourtant impopulaire et discrédité, a obtenu un soutien massif
de la population à sa position de boycott de « l’atelier de
Bahreïn ». Son choix, sur ce point, a été approuvé par les participants
et, selon le sondage, par 79 % des Palestiniens. Et surtout, sa
politique de la chaise vide face à l’administration américaine est clairement
validée : 83% des personnes interrogées ont indiqué qu’entre la « prospérité
économique » promise par la Maison Blanche et l’indépendance, elles
préféraient, comme l’avait annoncé le président palestinien, l’indépendance.