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Le Monde.jpg     du 2 avril 2020

 

 

Coronavirus : dans les hôpitaux israéliens, les Arabes aux avant-postes

Par Louis Imbert

Le système de santé de l’Etat hébreu est un îlot d’intégration réussie pour la minorité, qui prend une part essentielle à la lutte contre l’épidémie.

Des membres du personnel médical de la salle de quarantaine de l’hôpital Shaare Zedek, à Jérusalem, le 24 mars.En Israël, les héros en blouse blanche sont, pour une large part, des Arabes. En ces temps d’épidémie, ils représentent une proportion essentielle des personnels soignants dans les hôpitaux. Selon des chiffres du ministère de l’intérieur obtenus par le quotidien Haaretz, 17 % des médecins et un quart des infirmiers sont issus de la minorité arabe, ainsi que près d’un pharmacien sur deux – et c’est compter sans les personnels d’entretien, fonctions à bas salaires dont ils occupent l’écrasante majorité. Sans eux, le système de santé national s’écroulerait.

 

L’ironie, c’est que les parlementaires issus de cette minorité, descendants d’Arabes restés sur leurs terres après la création de l’Etat israélien, en 1948, font l’objet, au même moment, d’attaques d’une extrême violence à la Knesset.

 

Après les législatives du 2 mars, ils ont apporté leur soutien à l’opposition au premier ministre, Benyamin Nétanyahou. Depuis, la droite instruit leur procès en déloyauté, les qualifiant de « soutiens du terrorisme ». « Nous combattons deux virus : celui du corona et celui du racisme. Le corona, nous le vaincrons. Pour le racisme, cela prendra plus de temps… », résume Ahmad Tibi, député de la Liste unie des partis arabes, qui ne rate jamais une occasion de rappeler qu’il est l’unique médecin (gynécologue) à siéger au Parlement.

 

Dans sa salle de garde de l’hôpital Hadassah, fondé à l’époque du mandat britannique sur le mont Scopus de Jérusalem, Naela Hayek, 49 ans, suit ces débats sur les sites d’information, sur son téléphone portable. Ce qu’elle lit l’effare. « Ça me heurte, mais ils peuvent dire ce qu’ils veulent, ça n’a pas d’influence à l’hôpital. J’y suis chez moi et nous luttons tous ensemble », dit-elle. Mme Hayek dirige les infirmiers du service de soins intensifs. Depuis des semaines, elle prépare 250 confrères juifs et arabes à faire face à la pandémie. Le Covid-19 est ici en retard sur l’Europe. Les autorités israéliennes dénombrent plus de 6 200 cas de contagion et 31 morts, les hôpitaux ne sont pas encore surchargés. Mais Mme Hayek et ses collègues s’attendent à être bientôt en première ligne.

 

La politique n’entre pas à l’hôpital

 

Naela Hayek appartient à cette classe moyenne arabe qui désire ardemment vivre une vie « normale ». Elle est mariée à un policier, leurs enfants ont fait leur primaire dans une école mixte de Jérusalem. L’an passé, le couple a déménagé dans un quartier juif. Comme nombre de ses collègues, Mme Hayek tient l’hôpital pour une bulle, où la politique n’entre pas. Elle-même n’en parle guère. Le racisme s’exprime parfois dans les couloirs, dit-elle, mais c’est par la voix de patients qu’elle refuse de juger. « Ils sont dans un état critique, leur famille est sous pression », excuse-t-elle.

 

« A l’hôpital, les carrières progressent au mérite, sans distinction. J’en suis la preuve », dit le docteur Nimer Assi, patron du département de médecine interne de l’hôpital de Nahariya, en Galilée. Dans cette région à majorité arabe, il organise « la veillée d’armes » avant que n’affluent les malades. Chrétien, la cinquantaine, habitant un village voisin de 3 000 âmes, M. Assi a étudié à l’étranger, comme nombre de confrères arabes de sa génération. Après l’Université catholique de Louvain, en Belgique, il a fait ses spécialisations en Israël. Professeur à l’université Bar-Ilan, près de Tel-Aviv, il se dit volontiers plus israélien que palestinien. « J’appartiens à ce pays, j’y paie mes impôts, je suis affilié à la Sécurité sociale, énumère-t-il. J’espère juste que la majorité juive finira par trouver cela normal, elle aussi. »

 

Il n’a pas échappé à M. Assi que la « majorité juive » a voté à droite, le 2 mars. Selon les sondages, elle demeure massivement opposée à la formation d’un gouvernement soutenu par la Liste unie des partis arabes. M. Assi a voté pour cette liste, qui avait fait un grand pas en s’associant au leader de l’opposition, le général Benny Gantz. Peine perdue : le 26 mars, M. Gantz a renoncé à « décontaminer » ces alliés embarrassants. Il a préféré négocier sa place dans un gouvernement d’union dirigé par M. Nétanyahou.

A bien des égards, l’hôpital demeure une exception. Un peu partout ailleurs en Israël, la minorité arabe est sous-représentée. En 2017, elle comptait pour 6,8 % des fonctionnaires, selon une étude du Centre d’action religieuse d’Israël (Irac). « Nous avons peu d’autres options : il y a des tas de jobs dans les hautes technologies ou dans l’ingénierie qui nous sont inaccessibles, à cause des liens des entreprises avec l’armée », note Osama Tanous, 34 ans, pédiatre à Haïfa, la grande ville mixte du Nord, et engagé à gauche. « Médecin, c’est un métier stable, bien payé, qui attire les minorités dans un marché du travail globalement raciste. C’était aussi le cas autrefois pour les juifs d’Europe. »

 

Creuset d’identités

 

Cette ouverture du système de santé a un prix : le silence. Dans la plupart des hôpitaux du pays, l’intégration des minorités, la question palestinienne et la politique en général sont des sujets tabous. Ainsi à l’hôpital Shaare-Zedek de Jérusalem, « aucune directive n’interdit explicitement d’en parler, mais ce n’est pas encouragé. Je dis toujours que la politique s’arrête à la porte de l’hôpital », dit le président de l’institution, Jonathan Halevy. A ce titre, le service de médecine interne de l’hôpital Sourasky, à Tel-Aviv, fait figure d’exception. Son patron, Giris Jacob, la cinquantaine, y encourage l’expression libre et ne craint pas une saine engueulade.

 

Chrétien, M. Giris est ancré à gauche, il vote pour le parti Meretz (« Energie », gauche, laïque). « Tous les jours, on me demande si je suis palestinien, arabe palestinien, arabe israélien… Mais moi, je ne sens pas la politique sur ma peau », soupire-t-il. Marié à une Italienne, il se préoccupe de sa fille établie à Rome, dans cette Italie où le virus se déchaîne.

 

Né dans un quartier pauvre de Haïfa, M. Giris a embrassé l’élitisme du haut corps médical. Il préfère ce creuset d’identités à toutes les assignations communautaires. Quitte à se revendiquer d’une vieille élite de gauche et laïque, historiquement juive ashkénaze, que la droite ne cesse de pourfendre. « Il y a en Israël de nombreux intellectuels dans les universités, dans les cours de justice et les hôpitaux, qui tiennent le pays debout, qui donnent encore le ton. Il y a aussi parmi eux des Arabes et même des gens de droite », dit-il, pas sectaire.

 

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