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Israël, Etat d’apartheid?

Par René Backmann

L’organisation israélienne de défense des droits humains Yesh Din a analysé le régime d’occupation imposé par Israël en Cisjordanie à la lumière des définitions de l’apartheid fournies par les Nations unies et la Cour pénale internationale. Conclusion : le crime contre l’humanité d’apartheid est perpétré en Cisjordanie. Les auteurs du crime sont israéliens et les victimes sont les Palestiniens.

L’État d’Israël est-il un régime d’apartheid ? Depuis des décennies l’accusation a été portée, avec une intensité et une fréquence croissantes, contre le pouvoir israélien en raison de la forme d’administration arbitraire et brutale imposée à la Cisjordanie et à ses habitants, du traitement discriminatoire réservé à ses citoyens palestiniens, du contrôle total exercé sur Jérusalem-Est, de son comportement avec les Bédouins du Negev, ou de la nature même du sionisme, comme concept et mouvement.

La construction, à partir du début des années 2000, du mur et du grillage baptisés « barrière de sécurité » par le gouvernement israélien, mais instaurant une véritable séparation de fait entre colons israéliens et Palestiniens, a été, dans la construction de ce réquisitoire, une étape majeure. Car elle a fourni des arguments de poids à ceux – militants des droits humains, juristes, journalistes, politiciens israéliens et palestiniens – qui dénonçaient, derrière le renforcement continu de la colonisation, la dérive incontrôlable vers une politique d’apartheid. Un apartheid à double effet, pourrait-on même dire car le mur et la barrière séparent globalement les Israéliens des Palestiniens, mais aussi, en plusieurs points, comme à l’est de Jérusalem par exemple, des Palestiniens d’autres Palestiniens, otages des méandres coloniaux du mur/barrière.

Mur frontière entre Jérusalem-Est et les Territoires palestiniens. © AHMAD GHARABLI / AFP

Mur frontière entre Jérusalem-Est et les Territoires palestiniens. © AHMAD GHARABLI / AFP

Et la promesse récente d’annexion d’une partie au moins de la Cisjordanie, avancée par Benjamin Netanyahou avec le soutien de Donald Trump – même si elle est, pour le moment, en panne – a provoqué une nouvelle salve de soupçons et d’accusations. Zulat, un nouveau groupe de recherches qui milite pour « l’égalité et les droits de l’homme », vient de publier un rapport de 34 pages affirmant qu’il ne s’agirait pas seulement, dans ce cas, d’annexion mais d’apartheid. Le document, fruit des réflexions d’une demi-douzaine de juristes, universitaires et diplomates, démontre notamment comment, en sept étapes, le premier ministre israélien entend « mettre en œuvre un plan qui transformera l’État d’Israël démocratique en État d’apartheid ».

Caricature rhétorique ? Anticipation polémique ? Hallucination idéologique ? Pour tenter d’en finir avec le procès en radicalisme subjectif fait aux dénonciateurs de la dérive « sud-africaine » du gouvernement israélien, l’ONG israélienne Yesh Din (« Il y a une justice ») a confié à un groupe d’experts – avocats, politologues, magistrats –, comprenant notamment un ancien procureur général de l’État, la mission de vérifier si le crime d’apartheid, tel qu’il est désormais défini par le droit international, est perpétré par Israël.

Yesh Din était on ne peut mieux armée pour entreprendre cette étude. Depuis 2005, cette discrète ONG, patronnée par des personnalités aussi éminentes et respectables que le dramaturge Joshua Sobol, le sculpteur Dani Karavan ou l’universitaire récemment décédé Zeev Sternhell, fournit une assistance juridique aux Palestiniens, dont les droits sont violés par les autorités israéliennes ou des citoyens israéliens. Le résultat des recherches de Yesh Din, un rapport de 58 pages, a été publié en juin sous le titre : « L’occupation israélienne de la Cisjordanie et le crime d’apartheid : avis juridique»

Riches des enseignements rassemblés en 15 ans sur le terrain par les volontaires, juristes et chercheurs de Yesh Din, les experts ont analysé la nature du régime militaire en Cisjordanie, ainsi que les lois, pratiques et politiques mises en œuvre dans les territoires occupés par l’armée.

Ils ont ainsi examiné en détail l’entreprise de colonisation, les expropriations massives – souvent sous des prétextes de sécurité –, le détournement des ressources au bénéfice des colons et au détriment des résidents palestiniens, et l’existence du système juridique dual instauré dans le territoire – une loi s’appliquant aux Israéliens, une autre aux Palestiniens. Avec, en tête deux questions majeures : 1) l’occupation explique-t-elle, à elle seule, ce qui se passe en Cisjordanie et ce qu’Israël y a créé, ou une autre construction légale s’y ajoute-t-elle ? 2) L’État d’Israël a-t-il institué un régime d’apartheid en Cisjordanie et si c’est le cas, le crime d’apartheid y est-il commis ?

Car, rappellent les auteurs du document, l’apartheid, après avoir été l’idéologie d’un régime mis en place en un lieu précis – l’Afrique du Sud – à un moment précis du XXe siècle, « est aujourd’hui une forme particulière de crime contre l’humanité, qui correspond à une définition précise. Et bien que son origine soit historiquement liée au régime raciste d’Afrique du Sud, c’est désormais un concept juridique indépendant qui peut exister sans être fondé sur une idéologie raciste ».

Pour le droit international, il existe aujourd’hui, en fait, deux définitions de l’apartheid. Celle de la Convention internationale des Nations unies adoptée en novembre 1973 et entrée en vigueur en juillet 1976 ; et celle du Statut de Rome, entré en vigueur en juillet 2002, qui crée la Cour pénale internationale et considère l’apartheid comme l’un des dix crimes contre l’humanité relevant de sa compétence. Les deux textes diffèrent sur certains points mais s’accordent sur une base commune, selon laquelle on entend par crime d’apartheid « des actes inhumains commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous les groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime ».

Plus détaillée que le Statut de Rome, la Convention de l’ONU énumère ensuite neuf « actes inhumains » qui caractérisent le crime d’apartheid. Parmi ces « actes inhumains » figure notamment le fait de « prendre des mesures, législatives ou autres, destinées à empêcher un groupe racial ou plusieurs groupes raciaux de participer à la vie politique, sociale, économique et culturelle du pays et créer délibérément des conditions faisant obstacle au plein développement du groupe ou des groupes considérés, en particulier en privant les membres d’un groupe racial ou de plusieurs groupes raciaux des libertés et droits fondamentaux de l’homme, notamment le droit au travail, le droit de former des syndicats reconnus, le droit à l’éducation, le droit de quitter son pays et d’y revenir, le droit à une nationalité, le droit de circuler librement et de choisir sa résidence, le droit à la liberté d’opinion et d’expression et le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques ».

Compte tenu des définitions de l’apartheid admises par le droit international, et des « actes inhumains » qui le caractérisent, le crime d’apartheid est-il commis en Cisjordanie, au regard des institutions, règlementations, législations et pratiques instaurées par Israël dans les territoires qu’il occupe et colonise ?

Pour répondre à cette interrogation centrale, l’auteur du rapport, l’avocat Michael Sfard, et les cinq experts qui ont contribué à cette étude juridique ont d’abord longuement analysé l’histoire de l’apartheid et les éléments qui caractérisent ce crime, avant de passer au crible du droit international la vie quotidienne des Palestiniens telle qu’elle a été observée, au fil du temps, par les volontaires de Yesh Din. Rigoureuse et documentée, cette enquête occupe plus de la moitié du document.

Le crime d’apartheid est perpétré en Cisjordanie

Composante majeure de la situation d’apartheid, la présence, dans le même espace géographique, de deux groupes nationaux est évidente en Cisjordanie, où coexistent des Juifs israéliens et des Palestiniens, les seconds constituant 86 % de la population totale. Mais la situation locale est particulière, notent les auteurs du rapport, car, à « la domination et l’oppression » de l’occupation militaire, s’ajoute la présence d’une importante population de colons. Ce qui, indiscutablement, constitue « un élément du crime d’apartheid ». D’autant que l’inégalité des statuts civiques et politiques des uns et des autres est patente.

« L’une des communautés, soulignent les auteurs du document, est constituée de civils vivant sous occupation, sous l’autorité de militaires et soumis à des lois dont ils ne peuvent en rien influencer la création. L’autre est constituée de citoyens du pays occupant. La première n’a aucun droit civique, la seconde a tous ses droits civiques et dispose de toute l’influence politique dont bénéficient les citoyens d’une démocratie. L’une est politiquement invisible tandis que l’autre jouit d’un grand pouvoir politique. »

Le statut des Palestiniens, dans ce système, est d’autant plus pesant qu’ils sont gouvernés par des militaires en vertu d’un régime juridique qui cumule la réglementation militaire israélienne et les législations jordanienne, britannique et ottomane, le tout subordonné, au moins en théorie, à la législation internationale régissant l’occupation militaire. Le régime des colons israéliens qui vivent parmi eux est en revanche totalement civil, fondé sur les lois adoptées par le Parlement israélien qu’ils élisent et où ils peuvent se faire élire.

Autre trait caractéristique de la « séparation » entre Israéliens et Palestiniens en Cisjordanie : elle est fondée sur un régime de permis qui ne s’applique qu’aux Palestiniens. Aucun Palestinien ne peut entrer dans une zone où existe une présence israélienne – civile ou militaire – sans raison précise et, surtout, sans disposer d’un permis spécial délivré – ou non – par « l’administration civile » israélienne, c’est-à-dire par la branche de l’armée qui gère l’occupation.

Travailleurs palestiniens à un poste de contrôle pour entrer à Jérusalem. © MENAHEM KAHANA / AFP

Travailleurs palestiniens à un poste de contrôle pour entrer à Jérusalem. © MENAHEM KAHANA / AFP

A l’origine, il s’agissait d’interdire l’entrée des Palestiniens dans les colonies, puis dans l’espace qui les entoure, appelé « zone de sécurité spéciale ». Par la suite, après la construction du mur/barrière, lorsque des centaines de kilomètres carrés de terres palestiniennes se sont retrouvés isolés entre le mur et la « Ligne verte », qui définit le contour de la Cisjordanie, le régime des permis a été étendu à cette « zone de jonction ».

Et les Palestiniens qui se sont retrouvés séparés de leurs terres agricoles par le mur doivent disposer d’un permis pour entretenir leurs terres ou veiller sur leurs vergers, alors que n’importe quel israélien juif ou touriste étranger peut y accéder librement. Selon une étude conduite par le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), auprès de 67 communautés palestiniennes, 18 % seulement des agriculteurs qui cultivent des terres dans la « zone de jonction » ont obtenu le permis nécessaire pour continuer leur travail.

À ce régime de permis s’ajoute, pour souligner encore la séparation entre Israéliens et Palestiniens, un réseau compliqué de routes spécifiques, baptisé par les militaires israéliens « dérivations » ou « routes de contournement ». Assigné aux seuls véhicules palestiniens et beaucoup moins bien entretenu que le réseau réservé aux colons, cet enchevêtrement de routes secondaires tortueuses oblige les Palestiniens à de longs détours jalonnés de tunnels – lorsqu’ils croisent une route principale réservée aux Israéliens –, mais il permet aux colons de circuler sans jamais rencontrer les véhicules portant les plaques blanches et vertes délivrées par l’Autorité palestinienne.

Peinture murale reprenant le cri d'Edvard Munch sur le mur séparant la Cisjordanie © Artur Widak / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Peinture murale reprenant le cri d'Edvard Munch sur le mur séparant la Cisjordanie © Artur Widak / NurPhoto / NurPhoto via AFP

 

Comme le statut civique, la forme de citoyenneté, le régime des permis ou la séparation des réseaux routiers, la disposition de la terre, la pratique des expropriations et l’accès comparé des deux groupes nationaux aux « terres d’État » constituent, aux yeux des experts de Yesh Din, des marqueurs caractéristiques de la discrimination dont l’examen s’avère éloquent. Car « l’administration civile » en fait, depuis des décennies, un usage aussi arbitraire que récurrent.

Invoquant une interprétation controversée de la « loi de la terre » ottomane de 1858, qui déclare « terres d’État » les terres agricoles qui n’ont pas été cultivées de manière continue, « l’administration civile » a déclaré entre 1978 et 1992 « terres d’État » près de 30 % de la superficie de la Cisjordanie – hors Jérusalem-Est. La majeure partie de ces terres, utilisées à l’origine par les Palestiniens pour y élever leur cheptel et développer leurs villages, ont été – et sont encore – affectées à la construction et à l’extension continue des colonies.

Les auteurs du rapport de Yesh Din constatent que d’après les documents qu’ils ont consultés, seulement 0,24 % des « terres d’État » ont été allouées depuis 1967 à des « entités palestiniennes », alors que plus de 99,26 % ont été attribuées à l’Organisation sioniste mondiale qui développe des colonies, à des colonies déjà existantes, à des ministères israéliens ou à de grandes entreprises israéliennes.

À ces expropriations ordonnées et exécutées par l’État israélien s’ajoutent, soulignent les auteurs du rapport, les « appropriations violentes » pratiquées par les colons. « Même si cette violence n’est pas perpétrée par le régime, notent les experts, l’aveuglement volontaire des autorités, l’absence de toute volonté de faire respecter la loi et la légitimation rétroactive par les autorités de la présence des colons sur les terres qu’ils viennent de s’approprier illégalement ne laissent pas d’autre choix que de tenir le régime pour responsable. » Selon une étude de Yesh Din réalisée en janvier 2019, près de 30 « avant-postes » investis par des colons avaient été rétroactivement autorisés et 70 autres étaient en voie de « régularisation ».

« En plus de ces discriminations en matière de droits et d’usage des ressources, le régime d’occupation utilise diverses mesures, dont certaines sont draconiennes, pour éliminer toute forme de résistance, même lorsqu’elle est non violente, constate le rapport. Des ordres militaires limitent les protestations non violentes et interdisent manifestations, réunions publiques et cortèges. Le régime militaire s’appuie systématiquement sur la détention administrative et la criminalisation des associations politiques pour empêcher toute opposition. Toutes les principales organisations politiques palestiniennes, y compris le Fatah et l’OLP avec lesquels le gouvernement israélien a conclu des accords, ont été déclarées associations interdites ou organisations terroristes, et des milliers de Palestiniens ont été emprisonnés pour leur appartenance à ces organisations, même s’ils n’ont participé à aucune action violente. »

Ajoutée au déni de toute expression et représentation démocratique lié au statut spécifique des Palestiniens de Cisjordanie, et à la négation de toute liberté de résidence et de mouvement, cette criminalisation de toute opposition, même non violente, confirme que la préservation, la protection du régime imposé par l’occupant est l’une des caractéristiques majeures des institutions mises en place et consolidées par Israël. « Les changements que les gouvernements israéliens ont infligés à la Cisjordanie ont été si profonds, les efforts accomplis pour renforcer l’emprise israélienne sur la région et affaiblir les Palestiniens si intenses, constatent les experts de Yesh Din, que l’évidence, accumulée au fil des ans, de l’intention israélienne de maintenir son contrôle permanent sur la région est solide, au point d’être sans équivoque, manifeste et probante. » Or, cette « intention de maintenir le régime institutionnalisé d’oppression » est l’un des critères qui définissent le crime d’apartheid pour le Statut de Rome.

« Oui, nous » : le titre choisi par les auteurs du rapport pour leur conclusion répond clairement à la double question, teintée d’incrédulité, qui ouvrait leur document : « Apartheid ? Nous ? » « C’est une constatation difficile à faire, écrit le rédacteur du rapport, mais la conclusion de cet avis est que le crime contre l’humanité d’apartheid est perpétré en Cisjordanie. Les auteurs du crime sont israéliens et les victimes sont les Palestiniens. L’annexion rampante qui se poursuit, sans parler de l’annexion officielle d’une partie de la Cisjordanie, par une législation qui y appliquerait la loi et l’administration d’Israël, est un amalgame des deux régimes. Ce qui pourrait renforcer l’accusation, déjà entendue, selon laquelle le crime d’apartheid n’est pas commis seulement en Cisjordanie. Et que le régime israélien, dans sa totalité, est un régime d’apartheid. Qu’Israël est un État d’apartheid. C’est lamentable et honteux. Et même si tous les Israéliens ne sont pas coupables de ce crime, nous en sommes tous responsables. C’est le devoir de tous et de chacun d’agir résolument pour mettre un terme à la perpétration de ce crime. » 

 

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