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Il
y a 90 ans, le « transfert » négocié de Juifs allemands vers
la Palestine
Par Jean-Pierre Filiu L’accord conclu en août 1933 entre l’Agence juive et le régime nazi a permis, durant les six années suivantes, l’émigration d’environ 53 000 juifs d’Allemagne vers la Palestine. En cette année de soixante-quinzième anniversaire de l'Etat d'Israël, il est une commémoration qui n'aura certainement pas lieu. Cela fait pourtant quatre-vingt-dix ans que, le 7 août 1933, le mouvement sioniste a conclu avec l'Allemagne hitlérienne un accord de « transfert », désigné sous son terme hébreu de « haavara ». Le régime nazi y gagnait un précieux moyen de contourner la campagne de boycott international que sa politique antisémite avait suscitée. L'Agence juive supervisait un « transfert », à la fois de personnes et de capitaux, vers la Palestine sous mandat britannique, où les immigrants juifs récupéraient la valeur de leurs biens placés en Allemagne sur un compte séquestre et réalisés en contrepartie de produits allemands d'exportation. Le mouvement sioniste, devenu la seule organisation juive autorisée en Allemagne nazie, put ainsi « transférer » environ 53 000 juifs vers la Palestine, les soustrayant de ce fait aux persécutions. Un accord très contesté Le mouvement sioniste avait enregistré sa première victoire historique, en 1917, lorsque la Grande-Bretagne avait apporté son soutien à « l'établissement d'un foyer national juif en Palestine ». Cet engagement, connu sous le nom de « déclaration Balfour », avait été, cinq ans plus tard, intégré à la charte du mandat confié par la Société des nations au Royaume-Uni sur la Palestine anciennement ottomane. Alors que les Juifs ne représentaient alors qu'un habitant sur dix de la Palestine, cette proportion avait, du fait du volontarisme sioniste encouragé par les autorités britanniques, plus que doublé en 1933. La Palestine comptait désormais environ 235 000 Juifs pour 900 000 Arabes. L'immigration juive était supervisée, au nom de l'Organisation sioniste mondiale, par l'Agence juive, installée en Palestine et mandatée pour délivrer les visas de résidence. L'arrivée d'Adolf Hitler au pouvoir à Berlin, le 30 janvier 1933, est bientôt suivie par une vague de mesures antisémites, qui suscitent, entre autres de la part d'organisations juives, une campagne de boycott international. Mais Haïm Arlosoroff, le « directeur politique » de l'Agence juive, chargé donc des relations internationales, prône au contraire des négociations avec les nazis, en vue du « transfert » du plus grand nombre possible de juifs allemands vers la Palestine. Après une mission secrète à Berlin, ce dirigeant travailliste élabore, le 19 mai, un plan tout aussi secret en ce sens. Alors que la gauche travailliste, menée par David Ben Gourion, est majoritaire dans le mouvement sioniste, ses rivaux de la droite révisionniste condamnent le principe même de pourparlers avec Berlin. Arlosoroff est assassiné le 16 juin, à Tel-Aviv, un meurtre à ce jour non élucidé, qui suscite une profonde émotion (avec des dizaines de milliers de personnes à ses funérailles), mais aussi de nombreux incidents entre militants travaillistes et révisionnistes. Six années de « transfert » C'est sur la base du projet d'Arlosoroff qu'une délégation sioniste, reçue le 7 août 1933 au ministère de l'économie allemand, conclut un accord de « transfert » de juifs allemands vers la Palestine. Les échanges de lettres qui suivent entre les deux parties, ainsi que les circulaires internes à l'administration allemande, sont regroupés par celle-ci, le 14 septembre, dans un dossier sur les «< arrangements financiers entre le gouvernement allemand et certaines organisations en Palestine ». Les fuites organisées par le régime nazi jettent le trouble au sein du mouvement sioniste, et plus généralement dans la diaspora. Mais l'accord entre Berlin et l'Agence juive est assez solide pour demeurer en vigueur jusqu'à l'éclatement, six années plus tard, de la seconde guerre mondiale. La Palestine étant saturée en 1935 de biens allemands, la direction sioniste développe même un réseau pour les commercialiser dans le reste du Moyen-Orient. Alors que seulement 3 000 juifs avaient émigré d'Allemagne vers la Palestine de 1920 à 1932, ils sont environ 53 000 à le faire de 1933 à 1939. Le malaise qui entoure la discussion sur cet accord, loin de s'estomper avec le temps, n'a fait que s'accentuer, du fait de l'invocation de ce «< transfert », hors de son contexte, dans des polémiques très contemporaines. Afin de mettre cet événement dans sa perspective historique, il n'est peut-être pas inutile de rappeler la réponse de Ben Gourion, le futur fondateur d'Israël, à ses camarades travaillistes tentés, en septembre 1939, de s'engager aux côtés des alliés contre l'Allemagne nazie : « Même si ma sensibilité de juif m'enjoint d'aller en France, je ne le ferai pas. Alors que, je le répète, je le devrais en tant que juif. Le sionisme est ce qu'il y a de plus profond dans le judaïsme. Aussi est-il nécessaire de faire un calcul sioniste, et non un calcul vaguement juif. » Et c'est bien une forme de « calcul sioniste » qui a prévalu, il y a quatre-vingt-dix ans, dans un tel accord de « transfert ». |