Je dois avouer que
j’ai eu quelque mauvaise conscience en voyant les larmes des
colons. Le langage des larmes est habituellement irrésistible, mais
face aux larmes des colons sur le point de quitter les colonies de
Gaza je n’ai pas eu l’impression d’être devant une tragédie
humaine, mais plutôt devant un spectacle mélodramatique. Oui,
j’ai ressenti un peu de culpabilité, il ne faut pas que nos
sentiments meurent ou se pétrifient et nul n’a le droit de ne pas
être touché par une femme qui pleure ou un gosse perdu parmi les
soldats. Nous ne devons pas permettre à l’occupation et à sa
barbarie de nous rendre barbares ou de tarir nos émotions.
Les larmes versées
par les Israéliens en train de quitter une terre qui n’est pas la
leur doivent leur rappeler les larmes des Palestiniens qui ont été
chassés de leur terre et pourchassés dans les champs de la mort
engendrés par la Nakba.
Ils pleurent en quittant une colonie bâtie sur des terres confisquées
et refusent de voir les larmes des propriétaires légitimes de la
terre qui vivent l’humiliation, la misère et l’exil, parce que
ce sont justement eux, les Israéliens, qui ont occupé leur terre,
détruit leur maison et les ont dispersés sur les chemins de
l’exil.
Voici le paradoxe
humain fabriqué par un monstre appelé « occupation »
et par un cauchemar appelé « Israël ».
Gaza secoue le
monstre des colonies et la nuit des colons. C’était la décision
incontournable. Il y a trois ans, Sharon avait dit que Netzarim était
Tel-Aviv et les Palestiniens avaient tenté en vain de faire
comprendre au bourreau de Sabra et de Chatila que ces mots allaient
ouvrir les portes de l’enfer sur la région et que la condition
possible de la paix était d’accepter les concessions immenses
faites par les Palestiniens.
Mais la puissance
excessive israélienne l’a guidé vers des choix fous et irréfléchis.
Les Israéliens ont dansé sur la musique de l’invasion américaine
de l’Irak, ils ont poursuivi à mort le siège de Yasser Arafat,
ils ont détruit des milliers de maisons, ils ont tué des centaines
d’enfants, ils ont nivelé les terres autour des colonies de Gaza.
Puis la vérité se
fit. La vérité, c’est qu’ils se retirent avant que leur général
ne retire ses mots à propos de Netsarim et de Tel-Aviv. Ils se
retirent avec arrogance et impudence, transformant les mots en
serpillière et l’idéologie
colonialiste en mascarade.
Et demain, si nous
leur disons que Netzarim est Tel-Aviv, nous serons accusés de
racisme et d’antisémitisme ! Mais nous ne le dirons pas,
nous tenterons de les convaincre que Maale Adumim, Beit Ayl, Ariel,
et toutes les colonies de la Cisjordanie – y compris celles de Jérusalem
– ne sont pas Tel-Aviv et qu’ils doivent les quitter également,
leur réponse sera encore plus stupide. Sharon, Nétanyahu ou
n’importe quel autre bourreau se lèvera pour faire un prêche
biblique au monde, justifiant encore plus d’effusions sanglantes,
avant de ravaler sa parole, de démanteler les colonies et de se
retirer.
Les tragédies des
Palestiniens continuent, leurs souffrances sont infinies. La
Palestine est encore une fois victime de la démence humaine et de
la barbarie de quelques dieux impitoyables. Il est arrivé la même
chose dans le passé lointain lorsque les hordes étrangères ont
envahi le littoral des Pays de Cham dans son ensemble avant de
devoir se retirer, anéantissant l’avancée mongole qui régnait
sur Bagdad à l’époque.
Il se pourrait que
l’état d’Israël soit venu prouver que rien n’a changé sur
la face de la terre et que la bêtise humaine et le désir de
puissance ont métamorphosé la communauté – victime du 20e
siècle par le fait du nazisme – en un impitoyable bourreau.
Mais avant de
pousser plus avant l’analyse, réjouissons-nous un peu. Les
sacrifices du peuple palestinien n’ont pas été perdus, les
martyrs des deux Intifadas peuvent s’enorgueillir :
la souffrance et la résistance ont réussi à faire bouger
quelque peu le monstre, le mythe de la colonisation commence à se
dissiper. Les voici en train de partir, démolissant leurs maisons
comme ils ont démoli les nôtres, portant
leurs noms et s’en allant.
Je n’ai pas cru
mes yeux en les voyant creuser les tombeaux et emporter les cadavres
de leurs morts. J’ai été pris de peur et de tristesse à la
fois. Pourquoi emportent-ils leurs morts ? Les Palestiniens
n’ont rien emporté lorsqu’ils ont été chassés de leur pays.
Ils ont abandonné les maisons, les arbres, les cimetières, les églises
et les mosquées, ils ont laissé derrière eux des générations et
des générations de morts, parce que, en fin de compte, la terre
appartient aux morts qui y sont enterrés.
Je comprends
maintenant la peur israélienne face au poème/manifeste de Mahmoud
Darwich, écrit pendant la première Intifada. Il leur a dit
« Prenez vos noms et partez ». Devant la Knesset israélienne,
leur Premier ministre Isaac Shamir avait échangé « vos noms »
par « vos morts », ils furent pris de folie furieuse.
Les critiques avaient considéré naïvement que le poème était
une métaphore, ils n’avaient pas compris que la Palestine était
une vérité littéraire tout autant qu’une réalité politique et
que la distance entre la métaphore et la réalité n’existait pas
dans un pays qui regorgeait de prophètes.
Au lieu d’obtempérer
aux résolutions de la légalité internationale, ils obéissent à
un vers d’un poème palestinien ! Ils l’ont mal lu !
Que feraient-ils demain face au torrent de poèmes et de romans ?
Que feraient-ils devant les hommes et les femmes du soleil en train
de marteler les portes.
La minute de joie
devant le démantèlement des colonies et le départ de l’armée
d’occupation ne doit pas voiler le fait que le combat n’en est
encore qu’à ses débuts. Gaza continuera à être assiégé,
l’occupation cherchera à le transformer en une prison, pareille
aux bantoustans de l’Afrique du Sud ; la Cisjordanie aura à
affronter une hystérie de colonisation répressive sans précédent.
La Palestine est encore au début d’un long combat, ceci fait
partie du paradoxe d’une lutte qui a ouvert toutes les portes de
l’enfer. Malheureusement, nous sommes encore au début du chemin
et nous devons nous habituer à l’idée de toujours recommencer,
une fois tous les dix ans.
Rien ne convaincra
les Israéliens de la simple logique que l’occupation est amenée
à disparaître, que la Palestine et le Machreq arabe ne seront pas
vaincus à tout jamais, car rien ne dure à tout jamais.
La victoire
partielle à Gaza signifie que l’impossible est devenu possible et
que la folie furieuse de la colonisation peut tomber et n’être
plus qu’un souvenir. Elle devrait surtout inciter à forger une
nouvelle vision de la résistance. Le combat est encore long, car il
est chargé de l’absurdité de l’Histoire et de son hypocrisie.
Mais avant d’aborder les souffrances futures et les peines à
venir, réjouissons-nous un peu et envoyons une salve d’amour à
Gaza !
Mulhaq d’an-Nahar
21 août 2005
Traduit
pour Al-Oufok par Rania SAMARA
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