Haaretz, 2
septembre 2005
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=619020
Version
anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/620106.html
Pendant
un instant, Zouhour Atrash s’est identifiée aux colons évacués
mais tout de suite elle s’est rappelé sa maison détruite à
trois reprises, son mari frappé et resté invalide, sa fille
emprisonnée, son fils qui a arrêté d’étudier, et leur « caravilla »[i]
- une seule pièce pour 12 personnes.
Une
maison avec deux toits de tuiles rouges et deux entrées, une
pelouse verdoyante à l’avant, une rangée d’arbres en fleurs,
un ciel bleu et un nuage de fumée s’élevant de la cheminée.
C’est ainsi qu’il y a quelques semaines, la jeune Ashwaq Atrash
a dessiné la maison de ses rêves sur un mur de leur « caravilla »
à eux. Sa famille a elle aussi été « évacuée » de
sa maison et elle aussi sur ordre administratif, mais leur maison se
trouvait sur une terre privée qui appartient à la famille depuis
des générations. La caravilla de remplacement a elle aussi été
construite avec des deniers publics, tout comme chez nous, mais
simplement sans l’intervention du « service d’Aide aux Résidents
de Gaza et du Nord de la Samarie » [mis sur pied dans le
cadre de l’évacuation des colons - NT] : quelques
voisins ont apporté leur contribution de briques et de ciment, puis
Yossef Atrash – invalide depuis qu’il a été blessé par les
coups des soldats lors d’une des « évacuations » de
sa maison et que des vertèbres cervicales ont été fêlées –
l’a construite de ses mains.
La
« caravilla » : une maison inachevée, d’une pièce,
avec son entrée, un toit qui perce et des toilettes. C’est dans
cette pièce que chaque nuit, se rassemble toute la famille Atrash,
12 âmes, sans compter les petits-enfants – les enfants de Manal
emprisonnée – qui passent eux aussi à l’occasion leurs nuits
ici. En été, plusieurs d’entre eux dorment à la belle étoile
pour alléger l’insupportable surpeuplement ; en journée,
cette chambre à coucher et chambre d’enfants sert aussi de
cuisine. Dimanche passé, une des filles était là occupée à
faire la vaisselle : dans une cuvette métallique posée par
terre, entre les matelas, elle versait un peu de savon et un peu
d’eau et enlevait les restes du repas de la veille.
Le
réchaud à gaz est placé dans un coin, sur une table branlante.
Les hôtes sont reçus dans le vestibule qui sert aussi de salle de
bain : au dessus du lavabo fixé au mur du vestibule, sont
suspendues les brosses à dents de la famille Atrash. La vitre de la
fenêtre a été brisée par des pierres lancées par des soldats,
apparemment pour le plaisir, il y a quelques semaines. C’est ici
que les membres de la famille Atrash passent un bon moment. Et ce
bon moment, ils le vivent ainsi depuis qu’Israël a détruit par
trois fois leur maison.
Nous
sommes venus ici lors d’une des « évacuations ». En
mars 1998, nous sommes venus dans les ruines de leur deuxième
maison. Nous avions bu du thé au milieu des décombres. Les Atrash
s’étaient alors dressé une tente. Le soleil printanier frappait
en bas un paysage de collines, de vignobles et de colonies. Un
convoi de jeeps avait tout à coup surgi de la vallée. Ceux-là
aussi venaient pour évacuer des civils avec détermination et
sensibilité : en quelques minutes, l’endroit ressemblait à
un champ de bataille. Zouhour, la mère, a été brutalement traînée
par terre, la robe retroussée, le corps se heurtant et s’égratignant
aux pierres, quatre soldats et policiers armés lui donnant sans
pitié des coups de pieds.
C’était
après que Zouhour se soit couchée sur le capot d’une des jeeps
pour tenter de faire obstacle de son corps à l’évacuation, son
acte de « Stalingrad » à elle. Personne ne l’a étreinte,
alors. Manal, la fille, a surgi, essayant de libérer sa mère
entravée des coups des soldats, et les cris de la mère et de la
fille troublaient la paix de la vallée. Personne n’a pris la
peine de leur expliquer alors pourquoi les expulseurs étaient
venus. « Jetez-les près des arbres », a ordonné
le garde-frontières après que la troupe soit parvenue à menotter
aussi Manal qui avait résisté courageusement.
Poussant
des cris, elles ont été jetées sur le ventre, liées, au milieu
des oliviers, et Wa’ad, petite fille d’un an, est restée seule,
en pleurs et terrifiée, à l’ombre de la tente. Ra’ad, qui
avait alors trois ans, pleurait lui aussi. Une femme policier,
Zehavit Ben Abou, a attrapé Manal par les cheveux, alors que la
jeune fille était entravée, et l’a tirée à toute force. Manal
a crié de douleur. Houssam, qui avait alors 18 ans, a surgi de la
tente et a lui aussi été attaché tout en recevant des coups.
« Le gamin fait de l’asthme », a crié sa mère,
en vain.
Yossef,
le père, qui suivait à l’écart toute cette scène déchirante,
voyant, impuissant, ses proches liés, battus avec une cruauté sans
limite, a lui aussi été attaché et frappé au cou. Le couple des
parents et deux de leurs enfants, Manal et Housssam, ont été emmenés
en détention lorsque les soldats sont venus achever leur mission :
confisquer la petite bétonnière (que Yossef avait amenée auprès
de sa tente) de peur qu’il n’essaie de reconstruire sa maison détruite.
C’étaient
les mêmes soldats, les mêmes garde-frontières, les mêmes
policiers. A la place des embrassades, les coups ; à la place
des larmes, les aboiements ; au lieu des préparations
psychologiques et des interminables négociations, les coups de
pieds ; au lieu de l’emballage des biens de la famille, la démolition
de la maison sur tout ce qui se trouvait à l’intérieur ; au
lieu des généreuses indemnités, la confiscation brutale de la bétonnière.
La même armée de défense d’Israël, la même police des frontières,
la même police, le même gouvernement.
Les
soldats n’avaient alors, ô miracle, pas eu besoin de réhabilitation
psychologique suite à une évacuation « traumatique ».
Pas de traumatisme et pas d’histoires. La démolition d’une
maison sur tout ce qui se trouve à l’intérieur et les brutalités
à l’égard de tous ses habitants, dont des enfants et des bébés,
ne laissent pas de cicatrices sur l’âme tendre. Les victimes étaient
palestiniennes.
Les
cicatrices sont restées gravées chez les Atrash et aucun remède
offert. Yossef est devenu invalide à 70% à cause du coup reçu aux
vertèbres cervicales. Il est retourné cette semaine en Jordanie
pour recevoir des soins médicaux. Il a aussi été réduit au chômage
après avoir été contraint de vendre son taxi pour subvenir aux
besoins de sa famille. Cet homme maigre et paisible est devenu amer
et nerveux, parfois même violent. Leur fils Hamzi a dû arrêter
ses études secondaires pour contribuer aux revenus de la famille
quand son père a cessé de travailler. En septembre 1999, un an
environ après leur deuxième évacuation,
Zouhour a été arrêtée à l’entrée du Tombeau des
Patriarches, en possession d’un couteau de commando. Elle doit aux
seuls efforts de son avocate dévouée, Léa Tsemel, qui a expliqué
au tribunal les circonstances particulières de sa vie, et à la
rare humanité manifestée alors par le juge militaire Netanel Bénichou
et le procureur militaire Daniel Cohen, d’avoir été libérée
après une semaine.
Sa
fille Manal gardait pour elle depuis lors ses souvenirs de terreur
jusqu’à ce que, le 15 mai de cette année, elle se fasse prendre
elle aussi, menaçant d’un couteau des garde-frontières à
l’entrée du Tombeau des Patriarches. Elle est toujours détenue
dans une prison israélienne, attendant d’être jugée. Sa mère
dit que la démolition l’a ébranlée psychologiquement. Elle a épousé
un Bédouin israélien et son mariage est allé à vau-l’eau. Dans
la petite maison qui a été reconstruite, s’agitent maintenant
ses trois enfants, ballottés entre la maison de leur père dans le
Néguev et la maison de leur grand-mère. C’est leur quatrième démolition
de maison, la destruction de leur famille.
Cette
semaine, après l’évacuation du Goush Katif, nous sommes retournés
chez les Atrash, au sud du mont Hébron, dans la direction de la
colonie de Beit Haggai.
Camions
et voitures particulières avancent lentement par crainte de verser
dans le précipice. C’est la voie alternative, rocailleuse, pour
les Palestiniens qui veulent à tout prix se rendre à Hébron en
voiture. Les abords de la maison des Atrash sont encore semés des décombres
de leurs trois précédentes maisons. Des débris de béton entremêlés
de tiges métalliques, des restes de la cuve d’eau et de
canalisations. La nouvelle maison n’est pas encore achevée et on
peut se demander si elle le sera un jour : les murs sont plâtrés
mais non recouverts, une partie des murs extérieurs de la maison
sont couverts de marbre offert par les voisins, ailleurs le marbre
est parti et les murs restent à nu. La porte d’entrée qui est
passée par toutes les démolitions, a été remontée une nouvelle
fois. Le raccordement à l’électricité a été piraté, la
municipalité leur ayant coupé le courant à cause de leurs dettes.
L’intérieur
de la maison offre une combinaison surprenante de misère et de
propreté. Il n’y a pas de meubles en dehors de deux armoires à
moitié démolies et sauvées des dents des bulldozers, et de
quelques chaises en plastique, fatiguées. Leur poste de télévision
a été enseveli et ils l’ont remplacé par un vieux récepteur
acheté 50 shekels. Le ventilateur est la contribution d’une
connaissance. Un groupe de Juifs et d’Arabes les ont un moment aidés
à construire cette maison mais ces bonnes gens ont disparu,
laissant Zouhour à son amertume : « L’un d’eux
avait promis d’apporter des meubles ».
C’est
une femme forte et déterminée, solidement bâtie. Quasiment rien
dans son visage agréable ne décèle les événements des dernières
années qui ont fait de sa famille, de normale qu’elle était, une
famille brisée. Cette femme qui a été traînée, hurlante
d’effroi, là par terre, s’exprime maintenant calmement.
L’indemnité de 465 shekels par mois allouée par l’association
locale d’assistance leur a été récemment supprimée ;
leurs sources de revenus se trouvent ainsi presque totalement
taries. Houssam, qui s’est marié, aide un peu – il loge avec
ses enfants dans une pièce de l’autre aile de la « caravilla »
- et Hamzi, qui a quitté l’école, recherche du travail
occasionnel à Hébron qui plie sous le chômage.
Hier,
Zouhour a rencontré l’épicier à qui elle doit 500 shekels
depuis deux ans et son visage était grave. Mais elle n’a pas de
quoi le payer. Pendant un an et demi, ils ont vécu sous tente
jusqu’à ce qu’ils aient reconstruit cette demi maison que
Zouhour appelle « un abri temporaire contre la chaleur et
le froid ». Mais le toit et les murs minces ruissellent en
hiver. L’administration civile ne les harcèle plus avec ses
ordres de destruction. Peut-être a-t-elle renoncé, peut-être ses
gens reviendront-ils démolir pour la quatrième fois cette « construction
illégale », dans un pays où toutes les colonies sont
parfaitement illégales.
Ra’ad,
qui avait alors trois ans, circule maintenant avec sa casquette
rouge de baseball. Après l’incident de la bétonnière, raconte
sa mère, de terreur pas un son n’est sorti de sa bouche durant 20
jours. Hamzi, qui avait un an à la démolition de la première
maison, neuf ans à la démolition de la deuxième, et 15 ans à la
démolition de la troisième, est devenu presque un homme. Tous les
enfants sont bien soignés, on ne sait trop comment. Hamzi explique
que tous ses livres scolaires ont été perdus dans les démolitions,
que les soldats ne les lui ont pas emballés. De quoi encore te
souviens-tu ? « De quoi je peux me souvenir ? Je
me souviens d’avoir essayé de rejoindre la maison pour sauver les
livres et alors les soldats m’ont frappé et ils ont frappé mes
parents ». Quoi encore ? « Ils ont frappé
Manal et papa a été en prison pendant 15 jours avant d’être libéré
sous caution ».
Zouhour
soupire : « Nous étions une bonne famille. Une
famille ordinaire. De bons enfants. Maintenant nous n’avons pas de
maison, pas de travail, et Yossef lui-même n’est plus ce qu’il
était. Pendant 18 ans, nous nous sommes battus pour cette maison.
Nous n’avons nulle part où aller. L’été, ça va encore :
les enfants dorment dehors, mais qu’est-ce que ce sera en hiver ? »
Vous
avez vu les images de l’évacuation à Gaza ? La voix de
Zouhour s’élève tout à coup et son rire éclate, amer :
« Que vous dire ? Impossible de faire une comparaison
entre eux et nous. J’ai vu les soldats tapotant l’épaule des
colons, les embrassant chaleureusement et leur donnant la clé de
leur nouvelle maison. Je les ai vus donner 250 000 dollars à chaque
famille. Moi, ils m’ont jetée par terre, pendant qu’ils
frappaient mes enfants. Je n’avais pas d’eau à boire et aucun
d’eux ne s’en souciait. Malgré cela, à cause de mon expérience,
et bien que ce soient des colons, je me suis un instant identifiée
à eux parce que je savais ce par quoi ils passaient, parce que je
sais ce que c’est de détruire une maison.
« Ce
qu’il est plus important de savoir, c’est que la terre sur
laquelle est construite notre maison est enregistrée à notre nom
au cadastre. Là-bas, ce n’est pas leur terre. Ils les ont laissé
évacuer leurs meubles et moi, il ne me reste qu’une armoire
disloquée. La même armoire depuis 27 ans. Le bulldozer nous a tout
pris. Je me souviens de notre machine à lessiver. Maintenant, je
lave à la main et c’est très dur pour moi. Il y a des femmes qui
ont de la chance et dont le mari leur achète une machine à laver.
Mais ce n’est rien, ça, à côté de la vie détruite de mon
mari. A cause de sa blessure, il ne peut pas travailler.
« J’ai
une dure expérience et j’ai de la sympathie pour les colons évacués,
mais on ne peut pas comparer entre nous. Ils ont de l’eau, de
l’argent, une nouvelle maison et leurs enfants ne souffriront pas.
Je propose aux colons de retourner en un lieu parfaitement sûr pour
eux et de s’installer en Israël. Ne les envoyez pas ici ;
ici il n’y aurait que des problèmes. Si le gouvernement me
faisait évacuer et me faisait aller en un lieu sûr,
j’accepterais. Pourquoi ferais-je des problèmes ? Si on me
proposait une maison en Israël, je n’irais pas parce que ce
n’est pas mon pays. Israël, c’est leur pays et ils doivent
aller s’installer là-bas. C’est le plus sûr pour eux.
« J’ai
vu des soldats pleurer. Ils n’ont pas pleuré pour moi. Moi, ils
m’ont seulement frappée. Ils m’ont vue, traînée par terre,
après avoir subi une césarienne, et ils m’ont donné des coups
de pieds. Aucun d’entre eux ne s’est identifié à moi. Aucun
n’a eu pitié de moi. Je sais que ces colons ne sont pas de bonnes
gens mais il y a eu un moment où je me suis identifiée à eux, cet
instant où on démolit votre maison, mais sur quoi pleurent-ils ?
Si seulement j’étais à leur place ! C’est vrai qu’une
maison, ce sont des souvenirs, même une tente ce sont des
souvenirs, mais tout le reste est tellement différent entre nous.
Ceci est la terre de nos grands-parents et quel crime avons-nous
commis ? Qu’ont fait mes enfants ? »
Hamzi
écoute en silence. Puis il a demandé à dire quelque chose lui
aussi : « Si j’étais fils de colon, on m’emmènerait
en voiture à l’école. J’ai été pendant dix ans un élève
brillant, jusqu’en classe de 10e et quand ils ont démoli
la maison, toute ma vie a fait marche arrière ». Zouhour
est revenue aux images des colons en larmes : « C’est
moi qui dois pleurer à tout jamais ».
[Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys]
[i]
Je me contente de transcrire le mot hébreu, lui-même fait
de la contraction des mots caravane et villa. La
« caravilla » est une unité d’habitation préfabriquée.
A Nitzan, à la veille de l’évacuation des colons de Gaza,
c’est tout un quartier de « caravillas » qui a été
construits pour l’hébergement des colons évacués. NT
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