"L'occupation reste la plus grande préoccupation dans
l'histoire des peuples. Cette occupation doit s'achever par tous les
moyens et toutes les voies, par les luttes et les sacrifices
continus, auxquels participent de larges secteurs du peuple occupé,
pour enfin parvenir à la vaincre, à l'obliger à s'en aller, en
lui faisant payer cher sa sécurité, sa stabilité, son tissu
social, économique et politique.
Pour réaliser ce but et à partir de cet objectif, il est nécessaire
de résister à l'occupation.
Mon rôle, aussi modeste soit-il, a été de répondre à l'appel du
devoir national exigeant la résistance à l'occupation par tous les
moyens disponibles et indisponibles. Etant donné mes positions
refusant le parti de la corruption au sein de mon peuple et dans
notre Autorité, le courant économique d'Oslo, il fallait me faire
taire et confisquer mon rôle en me faisant emprisonner, pour
m'isoler et m'éloigner des masses, pour confisquer ma volonté
libre dans le combat contre l'occupation d'une part et la corruption
d'autre part.
Toutes mes positions s'appuyaient sur le droit de mon peuple à
exercer la liberté et la souveraineté mais aussi à exercer la démocratie
pour qu'il puisse se relever, développer ses propres capacités et
ses possibilités matérielles modestes et ses capacitiés morales
immenses et illimitées, grâce à un développement ha rmonieux
avec la terre que le Palestinien a façonnée depuis Canaan jusqu'à
Fares Awda.
Ma responsabilité, au niveau de ma conscience, ma morale et mon
appartenance nationale, m'a jeté dans le tumulte du sacrifice, du
don de soi, de la résistance à l'occupation et ses instruments
palestiniens. La nuit du 17 mars 2003 ne fut que le moment de la
rencontre avec le sort qui m'attendait et le destin avec lequel et
auquel j'ai réagi, à cause de mon éternelle conviction qu'il était
inéluctable.
Lorsque la première porte a explosé dans le quartier, lorsque le
premier engin militaire est passé, s'agissant d'un char ou d'une
patrouille, à l'entrée du quartier, le compte à rebours de ma
liberté fictive et mensongère a commencé, alors que se
rapprochait le moment de ma réelle liberté, malgré les chaînes,
la prison, les geôliers, la cellule obscure et l'emprisonnement réel.
Les regards de mon fils Ahmad sont toujours devant moi, tels un joli
tableau dans mon esprit, mon coeur, mon âme et tout atome
constitutif de mon corps, des regards fixes.. mais perçants et
rayonnants de douleur et d'espoir, une nouvelle source universelle
d'énergie et une source inépuisable d'amour, un style réaliste
qui correspond à l'instant de la séparation muette, terrible,
redoutable, mais qui est resté dessiné devant moi à chaque
instant de souffrance, et toute minute de douleur de cette vie
nouvelle faite d'interrogatoires, mais qui n'est certainement pas la
dernière...
Un adieu rapide à une famille qui est le paradis du refuge pour
moi...
Une attaque tracée par le destin... sinon la mort inévitable
aurait été ma dernière rencontre avec mes filles, Amani et Amira...
Elles furent réveillées par le bruit des explosions successives,
comme dans un conte d'épouvante nocturne, un cauchemar lourd qui pèse
sur la poitrine et ce qu'elle enferme.
Bien que je me suis assis avec elles, au milieu des deux lits,
posant mes mains sur leurs poitrines pour leur transmettre une
assurance éternelle entre nous et malgré mes vaines tentatives de
soulager leurs craintes et leur peur, je pensais pouvoir relever le
char qui pesait sur leurs poitrines, ou arracher le soldat ou
repousser le fusil, faucille de la mort récoltant les vies des
innocents, mes tentatives n'ont pas réussi.
Pour cela, avec l'approche des explosions à partir de tous les
endroits, et lorsque la chambre s'est embuée de gaz lacrymogène s,
j'ai décidé de les descendre là où se trouve la véritable sécurité,
là où se trouve ma soeur Daad qui était inquiète, avec son sens
inné, sur l'être qu'elle chérissait, moi-même...
Nous sommes descendus et j'ai confié le dépôt, l'objet que Dieu
m'avait confié, Amani que je tenais par la main et Amira que je
portais dans mes bras et que j'ai serrée dans mon coeur et contre
ma poitrine...
Un tableau tracé, une page écrite, une scène mouvante dans ma mémoire
qui défile dans tous ses instants pour revenir comme une scène
magique..
Quelques pas m'ont séparé de la grande explosion, des secondes ont
séparé Amani et Amira de cette explosion, je montais la première
partie de l'escalier, et je finissais la seconde et commençais à
entrer mon corps par la porte de mon appartement lorsque l'explosion
s'est produite, une grande explosion, épouvantable et noire.. un
noir dense.. comme la nuit de décembre, froide, nuageuse et
longue.. des atomes noirs, plutôt une pluie noire accompagnée
d'une musique dramatique tumultueuse, le bruit de l'éclat des
vitres, des coups de pierres sur le sol des escaliers, et la chute
de gros morceaux qui appartenaient quelques instants avant à une
porte en fer, en plein dans le salon d'une belle maison, tranquille
et confortable.
Des atomes qui m'empêchent de respirer et qui me poursuivent comme
une ruée de rats sur un champ de blé.
Une voix hardie s'élève pour crier, insulter, jurer.
La voix de Ghassan. Alors que je me taisais, je suis entré à la
maison après avoir dit à Ghassan quelques mots pour le calmer.
J'entre pour achever quelques tâches urgentes, puis les soldats
sont entrés. J'ai vu Ghassan, son épouse Nisrine et leur enfant,
Shahd, l'ange qui dormait, ils sont descendus, et j'ai aperçu les
mouvements d'Amira et d'Amani.
Je ne savais pas que Daad, Ahmad et ma mère étaient sortis de la
maison sur ordre des soldats. Je leur demande : mes enfants,
pourquoi êtes-vous là ?
Entrez dans la maison. Amani qui se retenait me dit : ils nous ont
dit de sortir,
je lui demande : où ?
elle dit : avec ma tante et ma grand-mère.
Elles devaient marcher sur les éclats de la porte explosée, ce qui
était dangereux, j'ai craint pour elles, mais elles sont sorties,
en toute sécurité.
Les soldats m'ont ensuite emmené dans un lieu inconnu, je suis entré
dans la maison du voisin Abu Rami, il y avait des frères, j'ai salué
et je me suis assis.
Un soldat imposant portant les vêtements militaires me fait face et
me demande : sais-tu qui je suis ? je lui dis non, il me dit : tiens
toi là, je lui demande : qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi cette
explosion ? il me dit : tu le sauras bientôt.
Nous avons attendu près de vingt minutes, puis un soldat est arrivé,
il a parlé avec l'officier et nous sommes sortis. Devant la scène
effroyable de l'entrée de la maison, le mur en gypse effondré,
l'escalier, le salon, il me demande : ya t-il des jeunes gens chez
toi ? Je lui dis non, personne, il demande : es-tu sûr ? Je lui dis
: attends.
J'appelle ma mère, Daad, Ghassan, tous sortent, et Ghassan me dit
que tous sont sortis. L'officier inconnu me demande encore : m'as-tu
reconnu ?
Je dis non, en réalité, depuis le début de l'intifada , les
journaux en hébreu n'arrivent plus, c'est pourquoi je n'ai pas vu
ta photo, pour pouvoir te reconnaître.. Il me jette un long regard
lourd de haine.
Il me demande une dernière fois : y a t-il des jeunes gens chez toi
? Je lui réponds que non.
Il demande : es-tu sûr ? je lui dis oui, fouille.
Il me dit : je ne fouillerai pas.
Il donne alors l'ordre aux soldats de tirer.
Une terrible attaque commence, des coups de feu en continu, dans
tous les sens, les soldats qui montent et descendent. Quelques
minutes après, j'entre chez moi, à chaque mètre de la maison un
soldat fouille, renverse mes affaires et éparpille leurs contenus,
il emporte ce qui lui tombe sous la main, il sort de la cuisine, de
la chambre d'Amani et d'Amira, du salon et de ma chambre...
Je suis entré dans ma chambre, il était en train de voler mon
salaire. Je lui dis c'est mon salaire, il me le remets, mais il a
volé le reste. Il me demande de m'habiller, je lui dis : je vais
remettre l'argent à ma mère. Il dit au soldat, emmène le chez sa
mère. Je voulais leur dire adieu sans adieux, sans embrassades,
sans paroles, sans saluts.
J'arrive à la porte de la maison de la voisine Um Khalil..
Tous étaient debout. Ghassan se tenait près d'un soldat qui était
devant le portail, le fusil exposé, un autre soldat était plus
proche d'eux.
Ghassan portait sa fille Shahd abritée par la couverture de ma mère,
près de lui, Amani et devant lui Amira, Daad se trouvait derrière
ma mère, Nisrine derrière Amani et Amira, Ahmad près de Daad,
hajja Um Khalil et Layla, et les autres sont là, attendant mes
gestes et surveillant mes réactions.
Ils attendent... mon courage et ma lâcheté, ma peur et mon audace,
mon hésitation et mon recul. Je ne dis pas un mot, j'ai conservé
un calme étonnant, je ne sais pas d'où est-il tombé sur moi.
Je les regardais tous, je savais que c'étaient de longs adieux, que
j'allais entreprendre un long voyage pénible, dur, et que l'éloignement
serait incertain.
J'ai balbutié des paroles que je n'ai pas comprises moi-même.
Je devais probablement dire : faites confiance à Dieu, n'ayez
crainte pour moi, faites attention à vous et soyez certains de ma
fermeté.
Le soldat m'a pris par le bras et m'a demandé de me diriger vers
les patrouilles qui avaient occupé la rue. Je marchais avec eux en
direction de la patrouille, deux soldats m'accompagnaient, ils ne
m'ont pas attaché les mains devant ma famille.
Avant d'arriver à la patrouille, je regardais en une dixième de
seconde en direction du quartier, je vis Ahmad me regarder fixement,
des regards qui accompagnaient mes pas et qui demandaient : vers
quel destin allons-nous, mon père, vers où nous nous dirigeons ? Où
nous as-tu laissés ?
Je suis monté dans le ventre de la baleine, elle m'a avalé, ils
m'ont fait asseoir dans un coin, par terre, ils m'ont recouvert les
yeux et attaché les mains... Je n'exagère pas si je dis que dix
soldats sont montés avec moi. Quelques minutes après, le convoi se
met en marche.
En arrivant au bout de la rue, c'est l'appel à la prière "Allahu
Akbar" qui annonce la prière du matin. Les patrouilles se
dirigent vers Beer Ya'qub. Puis elles dévient et arrivent au camp de
Huwwara. Je demandais à Dieu la patience pour ma famille, ma mère,
mes frères et sœurs, mes enfants Amani, Amira et Ahmad.
J'entre à l'infirmerie, un examen rapide, formel et superficiel.
Munir, l'officier qui voulait que je le reconnaisse, me prend et me
conduit à son bureau. Il me fouille, me fait asseoir, puis m'emmène
vers l'espace boisé, de Huwwara. Je demande à me rendre aux
toilettes, l'officier me met en garde : attention, ne t'enfuis pas..
Je le dédaignais.
Puis il m'emmène vers une tente, les yeux recouverts.
Il faisait froid, mais la chaleur de la situation remplace plusieurs
éléments de chauffage.
Je dors par terre, presque une heure, ils viennent me prendre et me
ramènent, je dors une seconde fois sur le sol.
La tente était grande, une baleine au ventre gigantesque, dans
laquelle des soldats se réchauffaient autour d'une poêle qui m'a
rappelé les jours de déportation au Liban et les tentes.. les
neiges de la Bekaa, je pensais à ma mère, et me rassurait de ses
invocations dont l'écho me parvenait aux oreilles, je me demandais
comment Ahmad allait faire sans moi, alors que j'étais son nouvel
ami ces deux dernières années..
Amani et Amira.. Daad et Ghassan, tous, Tayseer, qui lui annoncerait
la nouvelle ?
Layla, comment allait-elle réagir à la nouvelle de ma mort
provisoire ?
Je me dis qu'ils ont dû sûrement apprendre la nouvelle par les
jeunes gens, avant ma famille...
Je me suis imaginé la maison peuplée des voi sins et des amis...
J'étais reposé dans une grande mesure, sûr de moi de manière
illimitée. Le soldat s'approche de moi avec du laban et du pain.
Ils m'enlèvent le baillon, je m'asseois pour manger.
Il y avait deux jeunes hommes mais je ne leur adressais pas la
parole, je prends quelques bouchées, puis le soldat revient et me
recouvre les yeux, je dors sur une couverture moisie. Le soldat
revient une fois encore et me conduit aux bureaux des officiers du
renseignement.
J'entre une seconde fois dans le bureau de Munir, je demande à me
rendre aux toilettes, deux soldats m'accompagnent et laissent la
porte ouverte.
Je sors et me place près d'une voiture.. Ils me fouillent encore,
il pose sa main dans ma poche, je récite le Coran, arrive un homme
portant une chemise à damier, rouge et bleue, et un jean, les
cheveux rasés, comme les soldats. Il me salue en souriant, il se présente
comme étant le capitaine Yo'el, responsable du dossier de mon
interrogatoire. Il me fait entrer dans son bureau.
Je m'asseois sur une chaise en cuir, ou un siège en cuir noir, il
sort, me laisse, après m'avoir ôté les menottes. Il laisse le
gardien civil des renseignements à la porte de la pièce.
J'étudie la géographie de la pièce, je demande à Yo'el à me
rendre aux toilettes.
Intelligent et perfide, il entre avant moi et ferme l'eau, tire la
chasse, puis me demande d'entrer. Il voulait laisser la porte
ouverte, je refusais arguant que je ne pouvais rien faire ainsi. Il
ordonne de fermer la porte.
Mais j'ai mesuré le degré d'intelligence et de ruse du responsable
de mon dossier.
Il me parle dans la pièce, il me montre les lignes générales de
mon dossier et le degré de son importance, et me dit : nous allons
t'emmener en voiture vers un endroit inconnu, je te rencontrerai en
milieu de journée.
C'est un long voyage, j'avais les mains et les pieds attachés,
j'avais les yeux recouverts, et sur les tissus des lunettes noires
pour empêcher la vue. Je pensais à la famille. Il est sept heures
du matin, maintenant, est-ce que Amani, Amira et Ahmad vont-ils se
rendre à l'école ?
J'arrive à un lieu inconnu. Je suis installé dans une cellule
minuscule et sale, avec un pot d'eau. Je commençais à planifier ma
résistance et mon face-à-face avec les renseignements. Je me préparais
mentalement et moralement, je me concentrais, me donnais du courage
et raffermissais ma détermination et ma volonté.
Je fis le serment et promis de résister, à ma mère, la meilleure
enseignante, à Daad, à Amani, Amira et Ahmad, je me rappelais
Layla, mon père et ma mère lors de ma détention en 1985, leur
refus de me visiter en prison, lorsque je devais témoigner...
Je sors avec deux soldats, ils me tirent par les menottes, de façon
brutale alors que j'ai toujours les yeux recouverts. J'entre et je
vois Yo'el, je lis les noms de Nasir Uways, Majid al-Masri et Khalil
Abu Hashieh sur les murs, il me prend en photo avec un appareil
polaroïd et met la photo dans mon dossier rouge. Il commence à
m'expliquer pourquoi je suis arrêté.
Rami arrive, je sus plus tard qu'il est responsable des
interrogatoires en Cisjordanie, et le responsable indirect de Yo'el.
Il me parle sérieusement, essaie de me convaincre d'avouer et me
dit qu'il est impossible de résister face aux preuves formelles et
aux possibilités illimitées des services de renseignements israéliens
qui ont des méthodes évoluées..
J'écoute avec dédain, nonchalance et défi. La séance dure des
heures.
Je suis ramené à la cellule. Il y avait une place qu'il fallait
traverser pour se rendre entre les cellules et les bureaux. Des
gouttes de pluie. Je m'asseois près d'une heure, le temps ici a
d'autres critères. Les secondes deviennent des minutes et ainsi, le
temps s'allonge de façon étrange.
C'est un parcours de silence pour moi, mais un parcours "d'éveil"
où il n'y pas de place pour le regret.
La fatigue, la veille, les interrogatoires continus, un parcours qui
a duré deux nuits dans ce lieu gardé au secret.
Le troisième jour je suis emmené sauvagement à Petah Tikva.
J'ai vu Abu Sharif, j'ai nié le connaître ou me rappeler de lui,
car il est arrogant et sûr de lui plus qu'il n'est nécessaire.
Il me dit : Hussam Khadr, tu es revenu vingt ans après, tu es fou,
tu n'as pas changé ? tu n'es pas fatigué ? tu veux compléter le
dosser de Kafar Qassem, le dossier de 1986 ? et ainsi commence le
voyage qui va durer 90 nuits, où j'ai subi des tortures
psychologiques continues, entre veille et interrogatoires de façon
continue.
Certains instructeurs restaient avec moi 24 heures de suite avec des
absences de quelques heures seulement, toutes les 12 heures, avec un
instructeur ou plus. Je décidais de ne pas répondre à certains, même
de ne pas parler, alors que je parlais avec d'autres.
J'ai choisi celui avec qui je voulais jouer à l'ami ou à l'ennemi.
Je n'ai pas attendu qu'ils jouent ce rôle avec moi.
Ainsi, Ahmad était là, il me tirait, m'armait de l'espoir qu'il ne
fallait absolument pas faire évanouir, coûte que coûte.
|
|