Traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier
[L’universitaire Ilan
Pappe s’est fait un nom, dans les années 1980, en tant qu’un
de ces " nouveaux historiens " israéliens,
qui s’attachent à faire la chronique des crimes de guerre et de
la purification ethnique dont les Palestiniens ont été les
victimes, durant la première guerre israélo-arabe de 1948.
Auteur de plusieurs ouvrages critiquant les mythes " héroïques "
de l’histoire sioniste, il enseigne les sciences politiques à
l’université de Haïfa, et il est le directeur académique du
Centre de Recherche pour la Paix de Givat Haviva. Avocat dévoué
des droits des Palestiniens, il a lancé un appel à ostraciser
Israël internationalement, à la manière dont l’Afrique du Sud
de l’apartheid avait été soumise aux pressions
internationales. Cela lui a valu d’être fustigé par un
magazine sioniste de droite, Front Page, qui l’a présenté
comme " l’Israélien le plus haï en Israël ".
En 2002, il a fait l’objet d’une enquête de sa propre
université, en raison de son soutien à un étudiant en maîtrise
qui avait révélé un massacre de Palestiniens, à Tantura, en
1948. Mais il a refusé de coopérer à cette enquête, qu’il a
dénoncée en la qualifiant de " procès truqué "
et de " mascarade maccarthyste ". Les
accusations pesant sur lui furent par la suite annulées. Son
dernier ouvrage, paru en 2003 est " Une histoire de la
Palestine contemporaine ", dont il prépare actuellement
la deuxième édition.]
Vous êtes d’origine
juive allemande, comment vos parents ont-ils décidé d’aller
vivre en Israël ?
Ils sont venus séparément, au début
des années 1930. C’est le régime du Reich hitlérien qui les a
contraints à partir d’Allemagne. Mon père a choisi la
Palestine pour des raisons plus idéologiques, il était sioniste.
Mais ma mère a vu dans l’émigration vers la Palestine la seule
possibilité qui lui restait, pour des raisons financières :
c’était le moins cher où aller. Dans son cas aussi, il fallait
échapper au nazisme.
On vous imaginerait un
ardent partisan du sionisme, avec une telle histoire familiale.
Mais vous avez une attitude ambiguë, dans le meilleur des cas. Je
suppose que vous n’avez pas toujours eu les opinions qui sont
aujourd’hui les vôtres ?
Non, en effet. Bien sûr que non. Je
ne peux pas blâmer ma famille, si je puis dire, et ils ne m’ont
certainement pas éduqué à être ce que je suis aujourd’hui…
Je pense qu’il s’agit d’un long processus, celui par lequel
vous remettez en question des endoctrinements reçus de personnes
en position d’autorité sur vous. Le fait que j’aie grandi
dans une ville arabo-juive, Haïfa, et qu’il y ait eu plusieurs
camarades arabes dans ma classe m’a ouvert très tôt les yeux,
me faisant comprendre qu’il existait d’autres personnes, un
peu différentes de la majorité. De même, des événements tels
ceux de la guerre de 1973, à laquelle j’ai participé, m’ont
donné à voir une partie des horreurs de la guerre. Plus tard,
j’ai été le témoin d’initiatives, tel Sadate venant en Israël ;
d’événements, telle l’invasion du Liban. Puis la première
Intifada, la première " insurrection ". Tous
ces événements ont été formateurs, et ils ont contribué à
changer ma manière de voir les choses. Il s’agit, en quelque
sorte, d’une trajectoire. Mais être étudiant à l’étranger,
et choisir la guerre de 1948 comme sujet de ma thèse de doctorat,
en fut une autre, surtout lorsque j’ai pris conscience, en étudiant
les archives, de ce qui s’était réellement passé en 1948.
Ainsi, je pense que mon évolution tient aux événements
politiques que j’ai vécus, d’une part, et à la nature très
spécifique de mes recherches, d’autre part, qui a contribué à
mon point de vue actuel, tellement différent, je pense, de celui
de la majorité des juifs vivant en Israël.
Justement, à propos de vos
recherches, vous avez décrit de quelle manière ce qui a
principalement formé les juifs d’Europe orientale fut la vague
d’antisémitisme en Russie et en Pologne, ainsi, bien entendu,
que l’ascension du nazisme. Que pensez-vous de l’opinion
exprimée par Edward Said, qui a dit que les Palestiniens étaient
" les victimes des victimes " et que le
conflit présentait la particularité de voir des victimes devenir
des bourreaux ?
Absolument. Je partage son analyse.
Je pense que le sionisme est un mouvement (nationaliste) qui
cherche à apporter une solution aux problèmes rencontrés par
les juifs, en Europe ; et en particulier une solution
appropriée à la persécution constante et systématique dont les
juifs sont victimes. Le sionisme, avant d’opter pour la
Palestine, était un mouvement national avec lequel je pouvais
sympathiser. Mais dès l’instant où il a opté pour la
Palestine, il a inévitablement persécuté la population indigène
et créé, comme l’a si bien dit Edward Said, un " engrenage
de victimisation ". Par cette expression, je pense
qu’il a voulu dire qu’il y a une sorte de destin partagé, en
l’occurrence ; lequel destin partagé affecte la nature de
la meilleure solution possible à apporter au problème et
explique la relation dialectique qui s’est instaurée, entre les
juifs et les Palestiniens, sur le terrain. Comme définition générale
des relations entre le sort des juifs en Europe et celui des
Palestiniens en Palestine, je pense que cette description est
valable.
Admettez-vous l’idée, répandue
dans les milieux pro-sionistes, selon laquelle l’antisémitisme
aurait connu une sorte de renversement : là où les juifs,
auparavant, fuyaient les persécutions chrétiennes en se réfugiant
dans les pays musulmans, on assisterait de nos jours à une
diffusion de l’antisémitisme chez les musulmans, et cet antisémitisme
(musulman) serait dirigé contre les juifs vivant tant en Israël
qu’en Occident ?
Pas entièrement. Je veux dire que
j’accepte la première partie de la proposition, qui décrit ce
qu’était l’antisémitisme avant la création d’Israël.
Mais je pense qu’après la création d’Israël, ce qu’on
peut qualifier d’antisémitisme classique existait toujours. Par
conséquent, je ne suis pas certain qu’un groupe sémite, comme
le sont les musulmans, puissent être aisément qualifié
d’antisémite. Ensuite, à la différence de l’antisémitisme
européen, je pense que l’animosité, voire la haine, dirigée
contre les juifs, et en particulier les juifs d’Israël, a plus
rapport à ce que les juifs sont en train de faire, plutôt qu’à
l’identité de ceux avec qui ils vivent : je pense que la
différence est fondamentale. Non que je soutienne toute attaque
contre une synagogue en Europe, ni toute attaque contre des
symboles juifs, ou les symboles de qui que ce soit d’ailleurs.
Mais je pense que cela a une origine tout à fait différente, et
je ne vois pas (ici) le genre d’idéologie, voire même de théologie,
qui a accompagné l’antisémitisme chrétien, des siècles
durant. Dans le cas du mouvement islamiste en Europe, il a une
cible très directe, et cette cible, c’est l’oppression israélienne.
Le second point, c’est le fait que beaucoup de juifs, en Europe,
particulièrement en France et en Grande-Bretagne, veulent être
les ambassadeurs d’Israël, ce qui signifie que lorsqu’un
jeune musulman en colère lance une pierre sur une synagogue, qui
arbore un drapeau israélien, c’est au symbole, à
l’institution, la plus proche qu’il connaisse, représentant
Israël, qu’il s’en prend. Ainsi, je pense qu’il est
beaucoup plus difficile, à mon sens, d’appliquer l’adjectif
antisémite aux attaques contre des cibles juives, qui sont
directement associés à Israël (et qui ne devraient pas l’être).
Que l’on parle, donc, dans ce cas, d’anti-israélisme, oui,
d’accord. Mais je ne pense pas que des attitudes anti-israéliennes,
hostiles à la politique ou aux agissements d’Israël, aient
quelque chose à voir avec l’antisémitisme. Je pense que les
vieilles formations antisémites peuvent, dans certains cas, se
faire les compagnons de route de cette tendance. Mais cette
nouvelle tendance a beaucoup plus à voir avec les relations
complexes entre l’islam, le monde arabe et le Moyen-Orient, et
cette entité politique foncièrement aliène, qui s’est installée
de force au milieu du monde arabe, à la fin du dix-neuvième siècle…
Chose dont on ne parle
jamais : que sont devenus les juifs palestiniens indigènes ?
J’ai entendu dire que la plupart d’entre eux étaient
antisionistes ?
C’est exact.
Ont-ils été absorbés ?
Oui. Dans les années 1920 et 1930,
ils sont devenus une toute petite minorité, au sein de la
communauté juive en Palestine. Aussi, numériquement, ne
pouvaient-ils plus avoir une quelconque influence. Très peu,
parmi eux, ont osé s’opposer activement à l’interprétation
de la réalité que faisaient les sionistes. Bien qu’ils sussent
bien mieux que quiconque, dans cette communauté juive, étaient
les Palestiniens, ce qu’était la culture arabe, l’élite
qu’ils formaient a disparu. Quand l’Etat d’Israël a fini
par être créé, en 1948, on distinguait encore une minuscule
aristocratie de personnes qui vivaient déjà là. Mais la génération
suivante avait une vision des choses radicalement différente. Un
personnage représentatif de cette aristocratie serait, par
exemple, le père de A. B. Yehoshua. Il est originaire d’une de
ces familles, et il a néanmoins une position très différente de
celle de son père, qui était globalement beaucoup plus en
empathie avec la population indigène de la Palestine que son
fils. Lequel a fait sien, à n’en pas douter, un point de vue
ouvertement et clairement sioniste.
Ces juifs se considéraient-ils
Palestiniens ?
Absolument. Mais il faut comprendre
de quelle période s’opère le basculement : en gros, ce
sont les années 1929 et 1930. C’est alors que le leadership de
la communauté juive se met à considérer toute position
antisioniste comme une trahison ; ceux qui en étaient
porteurs devaient changer très rapidement, sinon ils le payaient,
et très cher. La même chose allait se produire à nouveau, plus
tard, et concerner y compris les juifs ultra-orthodoxes, qui ne
pouvaient, fondamentalement, qu’être antisionistes. D’après
le point de vue ultra-orthodoxe, il est impossible de tergiverser
avec le projet divin (qui ne permet aux juifs de retourner en
Palestine qu’à la condition d’une intervention divine) ;
si vous jouez avec ça, et si vous ramenez en Palestine des faux
juifs, vous ne mettez pas en actes la parole de Dieu. Par conséquent,
au début, la majorité des juifs orthodoxes ont dit qu’ils ne
pouvaient être sionistes, et ils condamnèrent l’idée d’un
Etat juif, qu’ils considéraient sacrilège. Mais, avec le
temps, ils furent sionisés. Seul, un tout petit groupe, les
Naturei Karta, sont demeurés loyaux à cette idée, jusqu’à ce
jour.
Etes-vous croyant, en ce
qui vous concerne ?
Non ; je suis agnostique. Je
suis laïc. Mais je ne me considère absolument pas juif. Je
n’ai aucun problème avec mon judaïsme ou ma judéité, mais je
ne suis pas religieux. Comme vous le savez sans doute, la majorité
des juifs, en Israël, ne sont pas pratiquants. Mon estimation,
c’est qu’il n’y a pas plus de 15 à 20 % des juifs, en Israël,
qui pratiquent réellement leur religion. C’est donc une très
petite part de la société, qui ne fait que s’amenuiser, à
cause de l’immigration en provenance de l’ex-Union soviétique.
Aujourd’hui, en Israël, 31 % des juifs sont originaires de
l’ex-URSS et de ses satellites, et la grande majorité de ces
gens sont très laïcs. De fait, pour moi, c’est très bien, étant
donné que les charcuteries vendant de la viande non-cacher ou du
jambon avaient disparu, fut un temps, jusqu’à ce que les juifs
soviétiques – dont certains ne sont pas juifs du tout –
n’arrivent…
Dans votre dernier livre,
vous attribuez la plus grande part des frictions entre les colons
juifs en Palestine mandataire et les Palestiniens au fait que le
leadership sioniste est dominé par des Européens de l’est
profondément racistes. Il a été souvent relevé que la partie
la plus ouverte de la communauté ashkénaze est précisément
originaire d’Europe centrale, alors que les éléments les plus
chauvins sont originaires d’Europe orientale. Pouvez-vous
expliquer cela ?
J’aurai tendance à dire que les
juifs est européens représentaient la majorité de la communauté
juive, entre 1918 et 1948. Mais les chiffres ne sont pas tout :
ils occupaient également presque exclusivement les centres du
pouvoir, où les décisions étaient prises. Par conséquent, ils
sont responsables du type de politiques dont j’ai parlé, envers
la population indigène. Des juifs sont venus d’Europe centrale,
en beaucoup plus grand nombre, après l’ascension du nazisme,
dans les années 1930, et il représentaient une sorte de
bourgeoisie. Ils ont aussi apporté des capitaux, fondamentaux
pour la communauté juive (le yishuv) car les juifs originaires
d’Europe de l’Est venaient jusqu’alors quasiment les mains
vides. Le yishuv avait besoin d’eux pour dynamiser l’économie
de la communauté juive, etc. Mais politiquement, on les a
totalement exclus, et ils ne furent pas intégrés à l’élite
politique. Je dois dire également que le sionisme est européen,
en 1882 (et même avant cette date), avaient initialisé un
mouvement de renaissance nationale, et en particulier en ce qui
concerne la renaissance de la langue hébraïque. Ils voulaient
que l’hébreu devienne la langue dominante et vous deviez être
très à l’aise avec l’hébreu, tant parlé qu’écrit. Les
juifs d’Europe centrale arrivaient sans connaître un mot d’hébreu,
et ils étaient par conséquent désavantagés, sur ce plan-là.
Tertio, il existait sorte d’idéologie d’accompagnement :
la plupart des est – européens étaient socialistes. Cela
n’est pas sans rapport avec ces colonies collectivistes que sont
les kubbutzim, ou encore avec la promotion des idées de la classe
laborieuse ou des masses paysannes, dans ces colonies de vocation
agricole. De toute évidence, vous ne correspondiez pas à l’éthos
en vigueur, si vous déteniez une charge d’avocat à Haïfa, ou
à Jérusalem…
Ainsi, vous pensez que
c’est avant tout une question de classes qui fait que, vis-à-vis
de leurs voisins arabes, l’attitude des immigrants d’Europe
centrale diffère de celle des Est-Européens ?
La classe sociale était un élément.
Mais, plus important, le genre de nationalisme que les juifs d’Europe
de l’Est ont amené avec eux était très romantique, il
s’agissait de la variété polonaise du nationalisme. C’est un
nationalisme qui met très fortement l’accent sur
l’appartenance ethnique, la race, la culture ou encore la
religion. Les juifs d’Europe centrale avaient quant à eux un
nationalisme d’une nature plus civique, libérale, qui était
sans doute assez tolérant pour laisser une place, en son sein, à
des non-juifs. Toutefois, reste que ce sont les Européens de l’Est
qui ont construit le projet colonialiste (sioniste). Cette réalité
particulière a fondamentalement marqué leur attitude. C’est
ici que s’est produite une transformation intéressante de la définition
de ce qu’est un juif. Parce qu’ils vivaient en Europe, ils
avaient défini juif quiconque n’était pas chrétien ;
puis, après que le sionisme ait transféré le peuple juif en
Palestine, un juif était devenu, à leurs yeux, quiconque n’était
pas Arabe. Comme je l’écris dans mon livre, cela a créé
beaucoup de problèmes lorsqu’ils se résolurent, finalement, à
amener en Palestine quasiment tous les juifs arabes, soit près
d’un million : ils furent confrontés à l’obligation de
les définir soit comme Arabes, soit comme juifs, parce qu’à
leurs yeux, ils ne pouvaient en aucun cas être les deux à la
fois ! Je pense que cela explique, aussi, cette attitude
particulière qui s’est développée (chez eux), face à la
population indigène (palestinienne). Mais, par-dessus tout, si
vous prenez en compte et le nationalisme romantique et le
colonialisme, il en résulte que toute partie de la Palestine qui
aura été définie comme faisant partie du territoire de l’Israël
antique constitue une force qui ne saurait tolérer l’existence
de quiconque n’appartient pas au peuple juif. Se pose alors la
question des moyens qui vous permettent d’obtenir ce résultat.
Mais, à mes yeux, la stratégie était clairement définie,
depuis le début…
Dans votre livre, vous illustrez
la hiérarchie raciale dans la pensée sionisme, les pratiques de
louage du travail agricole par les colonies juives, à l’époque
mandataire. Leurs responsables voulaient louer les services d’Arabes,
qui travaillaient pour beaucoup moins cher que des immigrants
juifs, mais les dirigeants sionistes voulaient que les juifs
emploient exclusivement des juifs. Ils ont résolu ce problème en
employant des juifs arabes, qui étaient politiquement acceptables
en tant que juifs, mais qui travaillaient pour des salaires (de
misère) arabes ! Une chose intéressante, au sujet des
lignes de faille raciales, à l’intérieur de l’Israël
moderne, c’est notamment que tandis que les juifs orientaux se
plaignent d’être l’objet de discriminations, ironiquement ce
sont eux, les plus agressifs à l’encontre des Palestiniens –
avec lesquels ils ont en commun beaucoup plus de choses, génétiquement
et culturellement, qu’avec l’élite laïque ashkénaze. Y
compris l’assassin d’Yitzhak Rabin, d’extrême droite, est
un juif d’origine arabe, et le leader du Shas Ovadia Yosef (qui
a demandé que les Arabes soient " annihilés ")
est un juif irakien. Comment expliquez-vous ces phénomènes ?
Le nationalisme romantique, allié
au colonialisme : voilà ce qui a nourri les attitudes de la
communauté juive. Vous créez l’idée qu’un juif est extrêmement
différent d’un Arabe. Il est différent d’un Arabe parce
qu’il est aussi un Européen, un Occidental, alors que les
Arabes, c’est l’Orient, l’Arabe est oriental, il est le
versant primitif de l’histoire. Cela marche, jusqu’en 1948 ;
mais, du fait que de si nombreux survivants de l’Holocauste
n’aient pas choisi de venir en Israël, mais ont préféré
aller vivre aux Etats-Unis ou rester en France, a eu pour effet
qu’il y a eu une nécessité démographique d’augmenter le
nombre de juifs (en Palestine). J’ai étudié la période –
problématique – durant laquelle le leadership juif a opéré la
mutation, c’est-à-dire juste après des années où ils avaient
décidé qu’ils ne voulaient pas que les juifs du monde arabe
viennent en Israël, ils ont subitement changé d’avis, et ils
ont opté pour cette solution de rechange. L’ensemble du projet
sioniste, jusqu’en 1948, était fondé sur le principe
consistant à obtenir le maximum des terres de la Palestine avec
le moins d’Arabes palestiniens possible. Donc, en 1948, les
sionistes ont chassé près d’un million d’Arabes de
Palestine… Plus tard, comme se lamentait un responsable du
gouvernement israélien : " Nous avons chassé
un million d’Arabes, et voilà que maintenant nous importons un
million d’Arabes ! ". Pour résumer, ce qu’ils
ont décidé de faire, c’est tout simplement de désarabiser ces
gens. Un des moyens de désarabisation des gens consiste à
inculquer à ces juifs orientaux qui se retrouvaient comme mis
entre parenthèses, repoussés aux marges économiques et sociales
de la société israélienne, le message suivant, qui est très
clair : " ce que vous devez nous prouver, avant
tout, c’est que vous n’êtes pas des Arabes ! "
Et quelle est la meilleure façon de démontrer que vous n’êtes
pas Arabe ? C’est très simple : en étant
fanatiquement anti-arabe ! Il y a quelque temps, j’ai lu un
livre sur la communauté irlandaise aux Etats-Unis, au moment de
leur installation, alors qu’ils étaient miséreux et traités
en esclaves à bien des égards ; leur plus grande crainte était
de se voir traiter comme les Noirs. Ils adoptèrent donc une
attitude fanatiquement anti-noirs, afin de prouver qu’ils étaient
Blancs ! Je pense que la même chose s’est produite, ici,
que c’est la volonté d’être intégré à la société qui
faisait mépriser tout ce qui avait un rapport, de près ou de
loin, avec les Arabes ; et malgré ça, la langue et la
culture de ces juifs orientaux provenaient bel et bien du monde
arabe…
C’est sans doute le désir
de diluer les Arabes vivant aujourd’hui en Israël qui explique,
comme vous l’avez décrit, l’importation par le gouvernement
israélien de centaines de milliers de Russes – dont beaucoup,
de fait, ne sont pas juifs ?
Oui. C’est tout à fait ça.
Vous voyez que, pour peu que vous ne soyez pas Arabe, vous êtes
bienvenu, en particulier après que la source d’immigration en
provenance du monde arabe se soit tarie. Vous voulez même faire
quelque chose qui soit très nouveau de ce que faisaient
jusqu’ici les Israéliens, en permettant aux juifs africains
d’immigrer. Ils n’allaient pas tarder à le regretter, ce que
l’on comprend quand on voit la manière dont les juifs éthiopiens
sont traités, en Israël. Mais ces juifs africains furent invités,
parce qu’ils n’étaient pas Arabes. Faire venir des Blancs de
l’ex-Union soviétique, qu’ils soient juifs, ou non (peu
importe), était quelque chose d’important, aux yeux de l’élite
politique, en raison de leur obsession de maintenir une majorité
démographique (non-arabe).
Diriez-vous que la
distorsion des études universitaires à ce sujet est dû au
bagage extrêmement émotionnel et partisan qu’ont les gens en
la matière, qui ne permet pas de donner à l’extérieur d’Israël
une information sérieuse et objective ?Ce n’est que récemment
que les milieux universitaires consensuels ont reconnu que le
narratif palestinien sur le conflit arabo-israélien est plus
proche de la réalité que la mythologie sioniste traditionnelle
(pas d’expulsion des Palestiniens, " les implantations
ne résultent pas de conquêtes ", " la pureté
des armes ", etc. etc…). Je pense, en particulier, à
l’historien israélien en vue Benny Morris, qui justifie l’épuration
ethnique des Palestiniens en 1948 en disant que " la
grande démocratie américaine n’aurait pas pu être créée
sans l’extermination des Indiens… Il y a des cas où le bien général,
finalement, justifie des actes brutaux et cruels qui sont commis
au cours de l’histoire ". Israël a été créé au
lendemain de l’holocauste nazi, mais cela n’empêche pas Benny
Morris de s’approprié l’idéologie – nazie – du
lebensraum [l’espace vital], à l’encontre de peuples " inférieurs " !
[1]
Oui, je pense qu’on peut dire ça.
Je pensais, pour ma part, à ce qu’on a qualifié de " conversion "
de Benny Morris. Je connais bien cet homme, et je sais qu’il
avait ce genre d’idées, mais qu’il les cachait. Après
octobre 2000, il a estimé qu’il était bien de les énoncer
plus clairement parce que l’ensemble du système politique et
culturel, en Israël, avait glissé vers la droite et que cela était
devenu acceptable. Je suis estomaqué par le fait que des gens très
intelligents, que je connais depuis des années, peuvent articuler
des positions très clairement morales et logiques sur tous les
sujets de l’heure, dans le monde entier, excepté le sionisme :
dès qu’il est question du sionisme, ils abandonnent toute
considération morale ou éthique. Ils sont totalement aveuglés,
mais je ne suis pas certain qu’il s’agisse seulement d’émotion.
Ce qui est important, ce ne sont pas seulement les faits, que nous
sommes reconnaissants à Morris de dénoncer (les crimes de
guerre, en 1948), mais bien entendu ce que vous en faites, de ces
faits. Ce qu’il en a fait, lui, a consisté à les retourner
pour en faire le fondement idéologique du sionisme ; il
n’est pas devenu antisioniste à cause de ces faits ; et ce
que dont vous prenez conscience, en le lisant, c’est que même
si l’histoire avait été encore pire – disons, s’il y avait
eu un génocide, et non pas " simplement " une
épuration ethnique, Morris serait resté sioniste. La nature du
crime une fois admise, le crime n’est plus vraiment un crime.
Soudain, ce qui avait commencé comme un crime, dans son premier
livre, est devenue une lutte existentielle pour la survie. C’est
aussi mon point de vue : je pense que si vous êtes très
regardant sur le fait de tuer des gens, de violer des femmes, etc.
etc, vous devez avoir de très gros, de très sérieux problèmes
avec l’idéologie qui cause tout ça. Aussi, je pense que
l’aspect le plus intéressant, chez les gens qui écrivent au
nom de la nation, c’est qu’il s’agit généralement de ceux
qui clament le plus fortement qu’ils le font objectivement et
scientifiquement – plus vous êtes engagé dans l’idéologie
nationale, plus vous clamez que vous écrivez objectivement !
Ainsi, comme je dis, il s’agit de bien plus qu’un extrême
attachement émotionnel. Il s’agit d’une véritable
programmation mentale – et, à mon humble avis, c’est tout
simplement tragique.
D’aucuns pourraient faire
observer que vous demandez une " déprogrammation ",
tout en étant membre du parti communiste israélien, ce qui est
quelque peu en-dehors du discours consensuels, tant en Israël
qu’en Occident ?
Eh bien… voilà une manière intéressante
de raconter l’histoire. Tout d’abord, je n’appartiens pas à
un parti communiste ; je suis membre d’un front qui inclut
les communistes. En réalité, j’ai mis mes camarades
communistes en colère, en déclarant au cours d’une interview
accordée au quotidien Le Monde que je ne puis être communiste,
parce que j’aime trop la vérité, et j’ai pratiquement été
exclu du parti pour avoir dit cela ! Ensuite, j’ai rejoint
la vie politique après m’être déprogrammé. Et non
l’inverse : je n’ai pas adhéré un parti, après quoi
j’aurais été déprogrammé. J’ai tout d’abord été désionisé,
pour ainsi dire, et puis j’ai décidé de faire quelque chose.
Mon travail simultané sur les archives israéliennes, d’une
part, et le fait que j’aie eu un tuteur arabe des amis
palestiniens, m’a beaucoup aidé à percevoir le narratif
alternatif ; c’est alors, je pense, que j’ai développé
un troisième narratif. J’ajoute que je ne suis pas non plus un
nationaliste palestinien.
Je m’apprêtais à
mentionner qu’en dépit de vos opinions de gauche, vous acceptez
le fait qu’il n’existait pas réellement de nation
palestinienne avant le sionisme, et que les habitants de la
Palestine mandataire s’identifiaient avant tout à leurs villes
et à leurs villages, et non à un " pays ".
C’est là un sujet très sensible, car les Palestiniens pensent
que dire cela revient à nier leur revendication sur la Palestine ;
chose que les Israéliens sont très enclins à faire, comme l’a
montré le " mémoricide " de 1951…
Je suis entièrement d’accord.
Fondamentalement, dès lors que l’Empire turc au pouvoir était
de civilisation et de nature musulmanes et islamiques, la plupart
des Arabes se considéraient comme en faisant partie. Je pense que
dès lors que le mouvement des Jeunes Turcs prit le pouvoir, en
1908, en disant " vous êtes tous des citoyens turcs ",
ou que les Français s’emparèrent de l’Algérie en 1830 et
dirent à la population locale qu’ils étaient une colonie de la
France, une attitude différente se développa alors, qu’on peut
qualifier de nationalisme arabe. Jusqu’en 1908, si vous examinez
ce dont la plupart des intellectuels nationalistes arabes parlent,
c’est du modèle donné par l’Empire austro-hongrois en
barrant le chemin à l’Empire ottoman. Aussi cela a-t-il pour
corollaire qu’il n’existait ni Palestine, ni Syrie, ni Irak. Dès
l’instant où les Jeunes Turcs veulent turquifier tout le monde,
il ne veulent subitement plus du modèle hongrois : ils
veulent un royaume arabe indépendant. Dès lors que les
puissances coloniales ont découpé le Levant en zones administrées,
ces zones sont devenues des entités nationales, dont la
Palestine. Je pense qu’il y a beaucoup d’historiens
palestiniens, de nos jours, qui seraient d’accord avec la manière
dont je décris ce qui s’est passé.
La vision chomskyenne
traditionnelle de gauche du rôle joué par Israël au
Moyen-Orient est celui d’armée supplétive des Etats-Unis. Une
théorie plus récente et hautement controversée consiste à dire
qu’Israël et son lobby américain, c’est actuellement " la
queue qui remue le chien ". D’après cette analyse, la
cause de la guerre en Irak était une alliance entre d’anciens
guerriers non-juifs et froidement meurtriers, des personnages de
l’intérieur du sérail de l’industrie pétrolière (Bush,
Cheney, Rumsfeld, Rice, etc.), et les néocons juifs (Wolfowitz,
Perle, Feith, Abrams, etc.), qui avaient auparavant travaillé
pour des boîtes à idées faisant la promotion du Grand Israël.
Laquelle de ces interprétations reflète le mieux votre opinion ?
Je pense que la vérité se situe
quelque part, au centre. Je ne partage pas vraiment l’idée
selon laquelle les juifs d’Israël seraient assez puissants pour
contrôler entièrement la politique américaine, au point de
contraindre le président américain à envoyer des troupes en
Irak. Je suis historien, et en tant que tel, je sais que le
soutien américain à Israël s’est développé d’une manière
très bizarre et imprédictible. En l’occurrence, je tends plutôt
vers la position de Chomsky. De plus, j’aimerais plutôt croire
à ce qu’il dit ; car si l’influence israélienne et
juive est tellement dramatique, alors nous devons nous préparer
à traverser un très long hiver. Il existait une certaine forme
de politique américaine spécifique, au Moyen-Orient, dans les
années 1950 et 1960, et certains commentateurs disent qu’il ne
s’agissait pas d’une politique très clairement tranchée.
C’est au cours de son développement que les Israéliens réussirent
très intelligemment à se mettre en avant et à devenir le pilier
central de cette politique. Je pense qu’ils ont eu l’habileté
de dire : " oh, bien sûr, il s’agit de votre
politique, et ce dont vous avez besoin, c’est d’un bastion tel
que le nôtre. " Toutefois, je pense que les néo-conservateurs
se sont développés indépendamment d’Israël, durant la guerre
froide. Ils ont une stratégie basée sur le fait que l’Amérique
aurait besoin, constamment, d’un ennemi, et d’une guerre
incessante entre le bien et le mal. Toutefois, il y a aussi ce développement,
nouveau, des sionistes chrétiens, et il est trop tôt pour
pouvoir dire s’il s’agit d’un mouvement si fondamental
qu’il existera toujours. Avec l’Aipac, il y a eu
incontestablement une tentative, de la part de la queue, de remuer
le chien, mais le chien a d’autres queues, et elles ne
proviennent pas toutes d’Israël ni du peuple juif. D’une manière
très intéressante, si vous lisez attentivement l’idéologie
des sionistes chrétiens, vous constatez qu’elle est très antisémite.
Si vous observez les relations, complexes, entre les complexes
militaro-industriels, des deux partenaires, je pense que le centre
se situe en Amérique, et non en Israël. En d’autres termes, je
ne pense pas que ce soit l’industrie militaire israélienne qui
impose ses diktats à la stratégie américaine. Je pense
qu’elle est (au contraire) devenue une partie intégrante de ce
complexe militaro-industriel qui avait besoin de nouveaux débouchés
après la fin de la guerre froide. Définitivement, il y a une
sorte de réciprocité des intérêts mutuels, mais je pense
qu’il s’agit d’une situation où Israël est principalement
le supplétif et l’Amérique l’empire, et non pas d’une
situation où l’empire mène la guerre du supplétif. Je suis très
ouvert, et je ne tomberais pas de ma chaise si ont me démontrait
que les néo-conservateurs ont été poussés par des suggestions
israéliennes à vouloir changer la nature du Moyen-Orient. Vous
avez les rouages parfaitement huilés de l’Aipac, mais vous ne
pouvez blâmer Israël des quelque 90 millions d’adhérents au
mouvement fondamentaliste chrétien, en Amérique. Donc, il
s’agit d’une alliance. C’est une alliance terrible, mais ne
vous méprenez pas sur mes propos : Israël en souffrira, inévitablement,
à long terme. Je pense que l’empire peut changer de politique ;
et il peut aussi s’écrouler, cela s’est déjà vu, dans
l’histoire. Les Empires s’écroulent, c’est alors que les
juifs, en Israël seraient dans une sale situation. Ensuite, cette
alliance est destructrice, pour les intérêts et le bien-être
des peuples de cette région.
Parlant des " néocons ",
eux et leurs partisans sont aussi enthousiastes les uns que les
autres à considérer la juiverie mondiale uniquement comme des
Occidentaux, et non comme un peuple d’origine orientale. Ils
parlent de " civilisation judéo-chrétienne ",
et ils rejettent les civilisations judéo-musulmanes qui existèrent
au Moyen-Orient et en Espagne. Cela me frappe, car j’y vois un
moyen pour souligner la solidarité entre les juifs et l’Occident
chrétien, et du même coup renvoyer au loin l’ennemi islamique
dans la " guerre contre le terrorisme ".
Qu’en pensez-vous ?
Oui, sur ce point, je vous suis. Je
pense que l’idée huntingtonienne d’un " choc entre
civilisations " place Israël sur la ligne de front.
C’est la dernière ligne de défense face à la barbarie
islamique et, par conséquent, ils expriment leur soutien à Israël
précisément pour ce rôle-là. Mais vous savez aussi, si vous
avez lu les néocons, qu’ils peuvent très bien venir vous dire,
un jour : " Bien, examinons maintenant la situation
en termes coûts / bénéfices, et non plus seulement du point de
vue idéologique… " Ce sont des gens très
conservateurs, comme vous le savez sans doute ; et ils sont
très préoccupés par les coûts globaux. Cela remonte au point
de vue exprimé par Henry Kissinger, qui avait dit qu’on pouvait
prendre au Moyen-Orient tout ce dont on pouvait avoir besoin, mais
qu’il ne fallait pas s’y trouver. Principalement, si vous avez
besoin de ce puits de pétrole : prenez-le ! Si vous
voulez vous assurer que les musulmans ne sortent pas de
l’enceinte du Moyen-Orient, allez-y : faites-le. Cela ne
signifie pas nécessairement que vous allez adopter la politique
de Bush, consistant à démocratiser le Moyen-Orient par la force.
Ainsi, en ce sens, Israël risque d’être un poids, bien plus
qu’un atout. Nous voyons aussi une autre sorte de raisonnement,
chez Wolfowitz et compagnie, qui disent qu’Israël peut servir
de vecteur pour démocratiser le monde arabe. Vous pouvez dire, à
ce sujet, que cela concorde avec cette sorte d’idéologie
consistant à affirmer qu’on assiste à un clash entre
civilisations, et qu’heureusement, vous disposez d’Israël au
cœur de l’ennemi, et qu’avec son aide, nous pouvons vaincre.
Mais je pense que cette vision ne soit pas typique de tous les
penseurs néo-conservateurs que je connaisse, et j’en ai
rencontré un certain nombre… Je pense que certains d’entre
eux entrevoient un scénario, selon lequel il serait préférable
d’avoir des alliés dans le monde arabe, sans démocratie et
sans développement économique, plutôt que d’avoir des
complications, à cause d’Israël, qui brise toute possibilité
d’alliance entre l’Amérique et les dirigeants arabes.
George Bush et les néocons
semblent avoir été très largement influencés par l’ouvrage
de l’ex-ministre Natan Sharansky intitulé " Défense
de la démocratie : le pouvoir qu’a la liberté de vaincre
la tyrannie et la terreur " [The Case for Democracy :
The Power of Freedom to Overcome Tyranny and Terror]. Sharansky
est-il vraiment sérieux, quand il affirme son désir de démocratie
et de libération, tout en soutenant l’occupation et
l’expropriation des territoires palestiniens, ou bien
s’agit-il simplement d’un arrangement de vitrine parfaitement
cynique ?
C’est une fantastique question. Je
ne sais pas. Mais après quelque temps, les gens commencent à se
prendre au sérieux. Autrement dit, je pense qu’il s’agit
d’un mélange de perceptions très clairement idéologiques qui
se sont développées par nécessité. Sharansky est un cas bien
différent, signalons-le, de celui de l’ex-premier ministre
Netanyahu qui a écrit un livre quasi similaire. Netanyahu a été
formé aux Etats-Unis, et il se caractérise par ce mélange que
l’on constate en Amérique entre l’idéologie cyniquement
brutale de l’impérialisme et la naïveté, et ceci saute aux
yeux, dans son ouvrage " Une place au soleil "
[A Place Under the Sun]. Sharansky est bien différent : il a
travaillé pour la CIA, en Union soviétique, mais il a résisté,
je dois le reconnaître, au régime soviétique avec un courage
indéniable. Il est venu ici (en Israël) en héros, et il
s’attendait à devenir un personnage politique beaucoup plus éminent
qu’il ne l’a été en réalité, aussi il s’est réinventé
lui-même en tant qu’intellectuel. Vous ne devez pas oublier
qu’il s’agit essentiellement d’un scientifique, qui n’a
jamais rien écrit en matière de sciences sociales ou politiques.
Peut-être ce qui manque, dans la question, c’est le genre de
relation que Netanyahu et Sharansky ont avec le monde
universitaire, en Israël ? Vous avez ces livres populaires,
superficiels, qui disent en des termes simplistes que ce n’est
que lorsque la démocratie aura commencé à émerger dans le
monde arabe qu’on pourra parler de réconciliation avec le monde
arabe, et que d’ici là, nous devrons compter sur les Etats-Unis
pour lutter contre les sources du mal. Maintenant, les mêmes idées
sont reflétées d’une manière que l’on suppose plus complexe
par les travaux d’universitaires américains et israéliens (que
les ouvrages de Sharansky et de Netanyahu citent abondamment), qui
disent disposer de toutes les théories, études de cas et hypothèses
qui étaient leur soi-disant recherche universitaire. Le principal
argument avancé par Sharansky est un vieil argument, qui dit en
substance que les démocraties ne se combattent jamais entre
elles. Franchement, j’espère que ces convictions énoncées
n’étaient qu’un " décor de vitrine ", et
je serais plus optimiste quant à la capacité à faire barrage à
ces peuples…
Je me rappelle le témoignage éhonté
de Netanyahu, lors des auditions du Congrès américain, sur la
catastrophe du 11 septembre ; il avait de fait prétendu
qu’Israël était impopulaire, au Moyen-Orient, en raison de son
association avec les Etats-Unis ! Tel que ! Il pensait
que cela allait lui permettre de se gagner un soutien considérable
aux Etats-Unis, parce que l’ensemble du Moyen-Orient était
devenu leur ennemi, après les attentats du 11 septembre 2001. Je
l’ai déjà dit : il s’agit d’un cynique, d’un
charlatan. Mais je pense qu’on ne trouverait pas chez lui cette
dichotomie tranchée entre ce qu’on pourrait qualifier de
conviction idéologique et une opinion politique entièrement
cynique. Avec le temps, les deux choses se sont entremêlées, de
sorte que cela n’a d’ailleurs plus aucune importance. Si
quelqu’un a recours à des raisons très manipulatrices
d’adopter telle ou telle position idéologique, il finira par se
persuader qu’il s’agit bien de sa position idéologique,
tandis qu’il est déjà intoxiqué et formaté par elle. Je
pense que c’est cette idéologie que l’on retrouve dans les théories
de la modernisation et les justifications théoriques de l’impérialisme,
puis du post-impérialisme.
A propos d’un autre homme
politique… : l’ex-ministre israélien de la Justice Tommy
Lapid a ouvertement repris l’avis partagé tant par le Parti
travailliste que par le Likoud, selon lequel Israël devrait
devenir un pays européen, " sinon nous serions absorbé
dans la région sémitique et nous serions perdus dans le terrible
tas de fumier levantin. "N’y a-t-il pas là une
dichotomie, dans ce désir gouvernemental de voir Israël devenir
un pays au Moyen-Orient, sans devenir pour autant un pays
moyen-oriental (voire même carrément, " sémite ") ?
Oui. Eh bien, je pense que pour ce
personnage, tout peut se justifier lorsqu’il s’agit
d’exclure Israël du Moyen-Orient, dès lors qu’il est
impossible d’arracher physiquement Israël au Levant et de le
rattacher à l’Europe. Le deuxième moyen efficace consiste à
ériger des murailles et à adopter des systèmes politique et
culturel qui défie et combatte quiconque n’adopte pas le même
genre de perception d’Israël en tant que pays européen. La
dichotomie qu’il ne veut pas admettre, réside dans
l’occupation et la colonisation de la Palestine ; et le
fait que les Palestiniens y vivent ; et aussi le fait que les
juifs sont très très nombreux à avoir immigré depuis des pays
arabes. Tout ceci, ce sont des réalités têtues qui vont à
l’encontre de l’idée d’un Israël " européen ".
De fait, Lapid est plutôt comique : il a fondé un parti
politique qui en appelle à quelque chose que les pères
fondateurs de l’Etat pensaient que ce serait la réalité même.
Un parti luttant pour conserver Israël en tant qu’Etat juif
occidental et démocratique n’aurait jamais dû être créé. Or
il a un parti qui prône ces idéaux, et il n’a que quinze députés
à la Knesset, sur cent vingt, ce qui montre à quel point l’Etat
est devenu binational et multiculturel, dans les faits, sinon du
point de vue idéologique. La contradiction oppose l’idéologie
voulant que le pays soit à la fois un Etat juif et occidental et
la réalité, sur le terrain : où que ce soit que vous
portiez votre regard, vous constater que cet idéal est entièrement
ruiné. Ce qui est triste, là-dedans, c’est que ce que les Israéliens
ont été élevés à croire (et Lapid fait partie du lot),
c’est que si vous cessez d’être un pays occidental (bien
qu’Israël n’en ait jamais été un), vous connaissez une
nouvel Holocauste. Je pense que c’est une question de temps,
qu’il faudra du temps avant que le gap et la tension entre
l’idéologie générale et la réalité, devenant
insupportables, finissent par s’imposer.
En février dernier, vous
avez été un des principaux orateurs lors d’un colloque d’une
semaine, à l’Université de Toronto. Vous avez exposé ce qui a
pu être décrit comme l’apartheid israélien. A ce sujet, il
existe deux avis opposés, je pense que je ne vous apprend rien.
Les partisans d’Israël disent que ce pays est " une
lumière pour les nations " et un phare de démocratie,
de droits de l’homme et de liberté d’expression ; ce qui
est diamétralement à l’opposé de toute idée selon laquelle
Israël serait ce qu’Edward Said a pu qualifier d’ " Etat
juif suprématiste ". Pouvez-vous expliquer la logique
de ces deux avis opposés ? Pourquoi existe-t-il des visions
aussi contrastées, et pouvez-vous citer quelques preuves éclairantes
étayant votre point de vue ?
Eh bien, l’appréciation " lumière
parmi les nations " est une appropriation intéressante
d’une vision religieuse juive, accaparée par le mouvement
sioniste laïc afin de convaincre beaucoup de pouvoirs européens
de soutenir un projet colonialiste au beau milieu du monde arabe.
Ainsi, on pouvait avoir besoin de cette image, je pense, avant
tout afin de conquérir une légitimité internationale. Surtout
si vous vous rappelez que, depuis 1917, le mouvement sioniste
luttait pour une légitimité internationale qui devint plus
facile à acquérir après l’Holocauste. On avait besoin de
cette idéologie, également, à des fins de consommation interne,
pour expliquer à un peuple pourquoi ils devrait absolument vivre
dans un endroit où ils serait nécessairement haï par
l’environnement humain au milieu duquel il serait allé délibérément
s’installer. Ainsi, à mon avis, il s’agit d’une mixture
entre l’idéologie religieuse du peuple élu, et une idéologie
très fonctionnelle, visant à expliquer l’unique emplacement
possible pour le projet sioniste, dans le monde arabe, où
d’autres projets européens, tels ceux entrepris en Algérie et
en Egypte, se voyaient imposer une fin, les colonisateurs étant
contraints à regagner l’Europe.
Je précise que le fondement de mon
propre point de vue, c’est exactement celui-ci. Pour maintenir
la sorte d’enclave que les juifs voulaient tenir dans le monde
arabe post-colonial, ils avaient besoin de recourir à énormément
de coercition et à une politique de suprématie ethnique, ce qui,
de mon point de vue, représente jusqu’à ce jour l’essence même
du sionisme. Je vais vous citer quelques exemples : en Israël,
nous n’avons pas de constitution, mais nous avons une loi
constitutionnelle qui s’apparente à une constitution, et
beaucoup de lois qui en dépendent sont tout simplement des lois
d’apartheid. Par exemple, la loi sur la propriété des terres,
qui stipule de 94 % des terres, en Israël, appartiennent au seul
peuple juif, et non à l’Etat d’Israël, et que par conséquent
20 % de la population – les Arabes – en sont exclus. Bien que
la population arabe, en Israël, ait triplé, en comparaison avec
la population juive, il n’y a eu aucun nouveau village ou
quartier arabe construit, alors qu’il y a eu des centaines de
bourgades, villes et colonies juives nouvelles. Ainsi, c’est la
discrimination, sur la base de l’appartenance ethnique, en matière
de droits de propriété. Vous ne pouvez pas exister, dans une
société agraire comme l’est la société arabe, si vous n’êtes
pas autorisé à accroître votre territoire proportionnellement
à votre croissance démographique.
Voilà pour l’une de ces lois. Et
puis il y a aussi la loi sur la citoyenneté, qui dit que les
Palestiniens, qui peuvent avoir des frères, des sœurs, des
parents dans l’ensemble du monde arabe, ne sont pas autorisés
à regrouper leurs familles, alors que les juifs, dans le monde
entier, ont tous le droit de venir en Israël et même d’en
devenir des citoyens à part entière, en s’étant donné la
seule peine de naître. La troisième loi (inique), c’est celle
portant sur l’assistance sociale : elle dit que seuls les
gens qui ont effectué le service militaire sont éligibles aux
pleins services sociaux. Et encore ne s’agit-il là que des lois
écrites. Il y a beaucoup de manifestations d’apartheid de
facto, à l’encontre de la population arabe : dans la manière
dont les budgets sont affectés, dans la manière dont elle est
traitée par les autorités, la police, etc…
Alors, définitivement, je pense que
ma définition d’Israël est plus proche de la réalité.
Je pense qu’un traité de
paix ne sera jamais accepté par les Palestiniens sans qu’il
soit mis fin à l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza (et
certainement pas grâce à l’option du type bantoustan " offerte "
notamment par Ehud Barak). Les trois cas, par le passé, où Israël
ait mis fin à une occupation, n’avaient rien de volontaire,
mais tenaient à des considérations militaires, dans les cas du
Sud Liban et du Sinaï ; et parce que le gouvernement américain
avait décider de tirer la prise, lors de l’opération de Suez,
en 1956. Les Palestiniens ne sont pas de taille à se mesurer aux
Israéliens dans un conflit armé, et aucun autre président américain
n’a jamais eu un clash frontal avec Israël, depuis Eisenhower.
Voyez-vous un quelconque développement positif allant dans le
sens de la paix ?
Fondamentalement, je suis d’accord
avec la présentation que vous faites de la situation, et je
l’exposerai à mon tour de la manière suivante. La fin de
l’occupation est une pré-condition pour toutes négociations de
paix un tant soit peu sincères. En réalité, ce que les maîtres
du processus de paix, essentiellement américains, ont fait,
jusqu’ici, a consisté à dire que la fin de l’occupation équivalait
à la fin de la paix. Je pense que c’est terminé. Mais,
malheureusement, ils vont essayer cette piste, encore et toujours,
dans le proche futur, au moyen de la " feuille de route ",
et ils vont, à nouveau, bien entendu, échouer. Quand ça échoue,
ça épuise à nouveau les espoirs, et la frustration
s’accumule, avant d’éclater sous la forme d’une
insurrection, d’un énième cycle de violences. Le deuxième
point, c’est que je suis d’accord avec le fait que seules des
pressions, sur Israël, vont l’obliger à mettre un terme à
l’occupation. Il est intéressant de constater comment le
retrait israélien progressif du Sinaï a précédé le retrait
israélien total du Sinaï. On peut, d’un côté, l’attribuer
à la guerre d’octobre 1973, mais on sait que, dans cette
guerre, Israël n’a pas été vaincu. Mais il y a eu une
pression américaine sur Israël, qui a été contraint de se
retirer du Sinaï, car tel l’exigeait l’intérêt des
Etats-Unis.
N’était-ce pas dû à
une inquiétude israélienne devant les performances militaires égyptiennes,
bien supérieures à ce que les Israéliens auraient escompté ?
Si. Exactement. Aussi ma position
consiste-t-elle à dire, en tant que quelqu’un qui s’efforce
d’être pacifiste, je trouve difficile de dire que j’aimerais
(ou que je pense qu’il y ait la moindre chance) qu’une défaite
militaire israélienne se produise, car cela les forcerait à
quitter les territoires occupés – bien que j’aie été très
impressionné par la manière dont le Hezbollah, au Liban, a forcé
les Israéliens à se retirer. Ce que je veux dire, c’est que je
ne pense pas que les Palestiniens aient la capacité d’accomplir
ce qui s’est produit au Liban ; ensuite, je suis partisan
d’autre chose, qui, je pense, n’a pas été tenté, dans les
cas d’Israël et de l’Occident. Ce sont les sanctions et le
boycott ; mais cela a sans doute rapport avec votre question
théorique sur la nature (ou non) d’apartheid d’Israël. Je ne
sais pas si cela marcherait, ou non, mais je sais que cela n’a
pas été tenté. Pour moi, il y a deux choses qui ne marcheront
jamais, lorsqu’il s’agit de mettre un terme à l’occupation.
L’une est la voie diplomatique ; nommément : les négociations.
La seconde, c’est la lutte armée, dont je ne pense pas
qu’elle ait une quelconque chance de succès. Par conséquent,
il ne nous reste qu’une seule option, qui peut ne pas réussir
– auquel cas nous serons tous condamnés, ici, à un futur
horrible – (mais nous devons essayer) : cette option,
ce sont des pressions sur les Israéliens, au moyen de sanctions
économiques. Le problème, en la matière, c’est que les
gouvernements aujourd’hui en place en Occident n’ont pas
l’ascendant nécessaire. Toutefois, il y a la société civile,
qui peut avoir la capacité à exercer une pression suffisante sur
ces gouvernements. Le mouvement anti-apartheid n’est pas parti
des gouvernements. Il est parti de la société civile, précisément
en Irlande, avec quelques braves commerçantes de quartier, qui
ont refusé de servir les Sud-Africains en faisant la manutention
de leurs produits. Nous devons commencer par quelque chose. Je ne
sais pas si cela marchera, ou pas, mais je ne vois aucune autre
possibilité. Bien entendu, avec le temps, après la troisième,
la quatrième, ou la cinquième insurrection, le monde arabe
s’unirait peut-être, fusse brièvement ou partiellement,
d’une manière qui lui permette de vaincre Israël
militairement. Mais je en veux même pas y songer. Je ne veux pas
être partie prenante à la destruction du pays dans lequel je
vis.
Pensez-vous que la
disparition de Yasser Arafat ait augmenté la probabilité d’un
règlement pacifique ? Beaucoup voyaient en Yasser Arafat (et
dans ses acolytes de l’OLP) un désastre pour le peuple
palestinien. Indubitablement, il était extrêmement repoussant
pour l’Occident, aussi, et il était absolument haï en Israël ?
Non. Pas du tout. Je ne pense pas
que sa mort ait contribué en quoi que ce soit à augmenter les
chances de la paix. Je pense que sa disparition a contribué à la
fermeture d’un chapitre de l’histoire nationale palestinienne,
et cela arrive dans toutes les histoires nationales. On a connu
d’autres dirigeants qui, tel Arafat, ont joué un rôle aussi
central que celui qu’il a joué dans la renaissance de
l’identité nationale palestinienne. Laissons l’Histoire en
juger. Ce sera un jugement complexe, je pense. Ce ne sera pas un
jugement manichéen, en noir et blanc. Mais c’était là un
chapitre qu’il fallait que le peuple palestinien referme, car il
devenait de plus en plus faible physiquement et psychologiquement,
et il y avait, par conséquent, besoin d’un nouveau leadership,
dans un contexte où al communauté internationale avait besoin de
grandes avancées et que la crise nécessitait un grand dirigeant.
Mon analyse a toujours été, dès 1957, qu’il n’y avait pas
de possibilité de paix si la mentalité israélienne et l’idéologie
sioniste perduraient. L’adhésion d’Israël à l’idéologie
sioniste est la raison pour laquelle nous n’avons pas de paix,
avec les Palestiniens. Aussi longtemps qu’existera cette idéologie
d’une suprématie ethnique, je pense que, quelque soit le
dirigeant que se choisissent les Palestiniens (aussi corrompu
soit-il), cela sera un élément extrêmement mineur
d’explication de l’échec de la paix. La principale
explication provient du fait que la société israélienne, dans
son ensemble, ne veut pas se réconcilier avec le peuple qu’elle
a nettoyé ethniquement, en 1948. Elle ne veut pas s’intégrer
à la région où elle s’est imposée par la force à la fin du
dix-neuvième siècle. Aussi longtemps que les positions
fondamentales de la société juive et de ses dirigeants seront
celles-ci, il n’y aura pas de paix.
[La destruction des sociétés des
Indiens d’Amérique par les colons blancs fut la première
inspiration des visions d’Hitler concernant le destin racial des
peuples " aryens ".]
R E C O N C I L I A T I O N C O N F
ER E N C E L I S T, créée en 1994 par l’Organisation de Libération
du Peuple Juif contre le Sionisme et l’Antisémitisme.
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