Au cœur des villes assiégées
par Marwan Bishara
29
mars 2005
A l'approche des vacances de Pâques, ma soeur a choisi de m'envoyer une
carte de Noël avec une pointe d'ironie : elle représente trois «sages»
(les trois Rois mages dépeints dans la Bible venant de très loin pour
voir le Christ nouveau-né) tentant désespérément de s'échapper hors
des fondations du mur d'enceinte de Bethléem. Telle est la tragédie de
cette ville, jadis cosmopolite et bruissante d'une vie culturelle et
spirituelle florissante, aujourd'hui désertée en masse par ses habitants
chrétiens. L'histoire d'une naissance et d'une résurrection est devenue
un cauchemar vivant, pendant qu'Israël construit imperturbablement son
mur monumental séparant Bethléem de Jérusalem - son épine dorsale économique
et spirituelle - et coupant Jérusalem de son arrière-pays palestinien.
La plupart des Occidentaux, en particulier les Américains, dont le
soutien indispensable à Israël est guidé par leur foi, occultent le
fait qu'Israël a violé le caractère sacré de l'enceinte palestinienne
et abandonné son centre spirituel - devenus maintenant des sortes de
bidonvilles assiégés peuplés d'hommes et de femmes au coeur brisé et
aux espérances réduites en lambeaux. L'histoire de ma soeur peut aider
à comprendre ce qui se passe. Une mère au travail, volontaire,
courageuse et au caractère bien trempé, vivait à Bethléem et dirigeait
à Jérusalem un centre associatif pour familles désunies.
Elle essayait de mener une vie «normale» dans l'environnement difficile
et «anormal» de l'occupation. Même quand sa voiture était criblée de
balles, elle persévérait, déclarant que personne ne la chasserait hors
de sa maison ni de son travail. Jusqu'à ce matin de cauchemar où tout a
basculé. Pendant la nuit, leur maison et l'église ont été bombardées
par l'armée israélienne en «réponse» à des tirs dirigés contre une
colonie sur la colline.
Sans refuge pour les enfants, cette femme a décidé de fuir la ville et
de rejoindre son mari, un ingénieur contraint à se délocaliser en
Jordanie après la faillite de son affaire provoquée par les clôtures
israéliennes. Une décennie de barbelés et 37 ans d'occupation militaire
ont abouti à la ruine de la Ville sainte et de son économie. Pendant
longtemps source de guérison et d'apaisement, les neuf hôpitaux,
vingt-deux églises et onze mosquées de Bethléem sont aujourd'hui hors
d'accès pour les Palestiniens du voisinage et pour le reste du monde.
Dans l'enceinte de la ville, les restrictions sécuritaires israéliennes
et la construction d'une «Barrière» autour du tombeau de Rachel ont
abouti à la fermeture de 72 des 80 entreprises palestiniennes. Dans la région
de Bethléem, Israël a construit dix-huit colonies illégales. Avec une
population de 66 000 habitants, la ville n'offre aucun espace pour s'étendre.
Pour la séparer de ces colonies et de Jérusalem, Israël a installé 78
obstacles physiques dont 10 postes de contrôle, 55 remblais artificiels
et 10,4 km de mur. Un rapport récent de l'ONU déclare que 53 km supplémentaires
vont être construits pour terminer d'emmurer Bethléem.
Les mesures restrictives contre les chrétiens et les musulmans ont
commencé, curieusement, en 1993, avec le processus de paix. Depuis, Israël
a imposé des restrictions à l'entrée des Palestiniens à Jérusalem et
divisé Bethléem en trois zones distinctes - les zones A, B et C - pour
faciliter son contrôle. De sorte que, pour que ma soeur puisse rendre
visite à sa belle-famille - quoi de plus paisible ? - elle a dû
traverser des postes de contrôle israéliens dans son propre quartier.
Dans ce processus, la communauté chrétienne de la ville a été très
affectée.
Depuis 2000, le manque d'opportunités économiques et sociales a provoqué
l'émigration de presque 10% des chrétiens de Bethléem, rendant pour la
première fois cette communauté minoritaire. C'est la même chose pour Jérusalem.
Israël prétend avoir réunifié la ville, mais Jérusalem n'a jamais été
aussi divisée qu'aujourd'hui, entre Juifs «Yerushalayem» et Arabes «al-Quds».
Près de quarante ans après son annexion illégale à Israël, les Arabes
restent sous occupation de facto.
Avec 250 000 Palestiniens vivant dans la ville, Israël continue sa guerre
démographique pour réduire leur nombre à un quota inférieur à un
tiers. A cet effet, le gouvernement Sharon refuse à 40 000 habitants de
la ville, qui avaient dû en partir pour des raisons économiques, d'y
revenir vivre. Depuis une décennie, Israël a retiré à ses citoyens
palestiniens en moyenne 1 000 cartes d'identité par an. En outre, Jérusalem
s'enorgueillit de 50 000 nouveaux foyers d'habitation pour Juifs. Aucun
n'a été construit pour les Palestiniens qui sont pourtant forcés de
payer leurs taxes en totalité. Au centre de la vieille ville, 30 000
Palestiniens reçoivent moins d'allocations que les 2 000 Juifs qui s'y
sont installés dans la plus totale illégalité. Comme à Bethléem, la
communauté chrétienne de Jérusalem a été la plus affectée par la
politique d'occupation d'Israël.
Le premier choc s'est produit en 1948 quand 50% des habitants chrétiens
de Jérusalem-Ouest ont perdu leur maison. Avec l'occupation de Jérusalem-Est
en 1967, c'est 30% des terres appartenant à des populations chrétiennes
qui ont été confisquées par Israël. Globalement, le nombre de chrétiens
en Palestine est passé de 20% en 1947 à 13% en 1967. Aujourd'hui, il
représente moins de 2% de l'ensemble des Palestiniens vivant dans les
territoires occupés par rapport aux 6,7% de l'ensemble des Palestiniens
vivant dans le monde.
Si les politiques d'occupation perdurent, l'extinction totale des chrétiens
en Palestine pourrait devenir réalité. Mais Israël n'a plus besoin de
camoufler ses mauvais traitements à Jérusalem, Bethléem ou contre les
chrétiens palestiniens, par crainte d'une réaction occidentale. Le
soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël et l'approbation des évangélistes
à l'occupation avaient pour objet de préparer le retour du Messie. A
l'inverse, les chrétiens cherchent à fuir la Terre promise.
* Historien, auteur de Palestine/Israël: paix ou apartheid (La Découverte),
prépare un documentaire sur les chrétiens palestiniens.
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