Aussi
dérangeant soit-il, le texte d'Eisen doit être pris au sérieux.
Il pose d'une façon tragique la question juive après le sionisme.
Mais il mélange deux questions : qu'est-ce
que le judaïsme ? et qu'est-ce
qu'être juif ? peut-être parce qu'il est difficile de séparer
ces deux questions, d'autant que s'y mêle la question du sionisme.
A
l'époque où les Juifs se définissaient par leur religion, la réponse
était simple et renvoyaient à la religion, ce qui permettait de
confondre les deux questions.
Après
la sécularisation, la question est devenue difficile et, en dehors
du fait religieux, restent deux réponses : celle fondée sur
l'histoire de la persécution des Juifs qui conduit à penser les
Juifs comme d'éternelles victimes, celle fondée sur l'histoire de
la (re)constitution d'une nation juive avec la création de l'Etat
d'Israël. Mais d'une part les Juifs ne sont plus des victimes,
d'autre part la création de l'Etat d'Israël a conduit à une
injustice, l'expulsion des Palestiniens de leur terre en 1948, et à
une guerre permanente du nouvel Etat contre ceux qu'il a spoliés et
qui refusent cette spoliation. L'Etat d'Israël est devenu un Etat
guerrier, ce qui implique deux positions : pour les uns, la
renaissance de la nation juive est la juste réponse à la longue série
de persécutions subies par les Juifs et on les retrouve autour du
sionisme ; pour les autres, la politique israélienne est
condamnable et on les retrouve dans les mouvements de soutien aux
Palestiniens et pour certains d'entre eux dans les rangs de
l'antisionisme.
Mais
Eisen pose ici la question des Juifs. Que des Juifs se retrouvent
dans le sionisme semble une attitude cohérente et il devient normal
que la condamnation du sionisme se retourne contre eux. Mais que des
Juifs se retrouvent parmi les critiques de la politique israélienne,
voire parmi les critiques du sionisme, pose problème. Que
signifient pour ces Juifs" être juif" ? Ils sont pour la
plupart d'entre eux laïques voire athée, mais qu'est-ce que cela
veut dire "être un juif laïque", ou pis, "être un
juif athée" ? Ce qui conduit à soupçonner ces juifs de
quelque double jeu. Et c'est la question que pose Eisen. On ne peut
échapper à la question qu'il pose lorsque l'on voit les divers
degrés de critique de la politique israélienne ou du sionisme
depuis les "sionistes de gauche" jusqu'à ceux qui se déclarent
antisionistes, lorsque l'on sait que l'on a imaginé des réponses
"angéliques", telles les Accords
d'Oslo ou le projet de Genève,
qui en fait ne résolvent rien mais qui donnent une bonne conscience
à ce que certains voudraient être l'humanisme juif (mais qu'est-ce
que l'humanisme juif ?). Sans oublier le fait que ces semblants de
solution renvoient la responsabilité du conflit à ceux-là mêmes
qui en ont été et en sont toujours les victimes, les Palestiniens.
Sionisme
et nazisme
La
partie la plus intéressante du texte d'Eisen, bien qu'elle puisse
paraître la plus choquante pour certains, est celle qui porte sur
la comparaison du sionisme et du nazisme. Pourtant, si l'on regarde
au-delà des insultes ou de la diabolisation, qu'il s'agisse du
sionisme ou du nazisme, on voit apparaître des analogies qu'il vaut
la peine d'analyser.
Eisen
revient sur la phrase : "le
sionisme n'est pas le judaïsme". Cette phrase est à la
fois fausse et vraie, assertion fausse parce que le judaïsme, ou
plutôt ce que l'on appelle la judéité (la façon de se sentir
juif pourrait-on préciser, encore que cette façon de dire reste
floue, mais peut-on ne pas être flou ?) ne se réduit pas au
sionisme, idéologie développée à la fin du XIXème siècle en réponse
à l'antisémitisme européen, et qui resta minoritaire parmi les
Juifs d'Europe jusqu'au jour où elle se retrouva seule après le
massacre des Juifs européens, mais assertion vraie parce que le
sionisme s'inscrit dans l'histoire des Juifs : mouvement
essentiellement laïque qui s'est heurté dès sa création aux
juifs orthodoxes, le sionisme, dès lors qu'il a choisi de
construire un Etat juif en Palestine au nom d'une continuité
historique (il faut rappeler que pour les sioniste laïques la Bible
est essentiellement l'histoire d'une nation), ne pouvait que devenir
un mouvement de conquête, conquête d'une terre et expulsion de ses
habitants.
Ce
mouvement a pris d'autant plus d'importance qu'il a représenté
pour la grande majorité des Juifs, après la seconde guerre
mondiale, le recours contre l'antisémitisme, l'Etat d'Israël
apparaissant comme le dernier refuge. La grande majorité des Juifs
n'a rien vu de l'injustice envers les habitants de la Palestine, et
le mouvement sioniste a su en jouer en instrumentalisant l'histoire
des persécutions anti-juives à son profit.
Quel
rapport avec le nazisme ? le nazisme lui aussi s'inscrit dans le
mouvement national allemand, d'autant plus fortement qu'il se développe
en réponse à ce qui fut ressenti comme une injustice par les
Allemands : le traité de Versailles, comme le rappelle justement
Eisen. Si le mouvement national allemand n'est pas le nazisme, ce
dernier en a été l'expression au milieu du siècle dernier
conduisant, autant de la part d'une majorité d'Allemands que de la
part des Européens qui luttaient contre une Allemagne nazie dont le
projet était de dominer l'Europe, à une identification, non
seulement entre mouvement national allemand et nazisme, mais plus
encore entre allemand et nazi. C'est ainsi que, après la guerre, on
expliquait le nazisme par le romantisme allemand, l'opéra wagnérien
ou, pis encore, par un Nietzsche mal lu autant par les nazis que par
les antinazis (qui a écrit qu'il fallait expulser d'Allemagne "les
braillards antisémites" ?), et l'on excusait certaines
sympathies envers les nazis par la germanophilie.
Autre
point commun aux deux idéologies, leur caractère nationaliste qui
place en avant le peuple dont ils se prétendent les représentants
exclusifs.
Ainsi
le sionisme joue, par rapport aux Juifs, un rôle analogue à celui
joué par le nazisme par rapport aux Allemands. Et sur ce point
Eisen voit juste.
Mais
peut-on en rester là ?
Le
sionisme n'est pas le judaïsme
Je
reprendrai ici les arguments de Eisen, moins pour "sauver les
Juifs" que pour expliquer combien l'identification entre le
sionisme et les Juifs (j'emploie l'expression "les Juifs"
pour éviter le terme "judaïsme" qui a une connotation
religieuse) ne saurait être pertinente ni pour comprendre ce que
signifie le sionisme, ni pour lutter contre lui.
Je
suis d'accord avec Eisen pour dire que les solutions affirmées a
priori : "deux peuples, deux Etats" ou "un Etat pour deux peuples", sont purement formelles. Si
elles ne s'ancrent pas dans un accord entre Palestiniens et Israéliens,
accord qui ne peut être pensé qu'à égalité (c'est pour cela que
ce ne peut être ni Oslo, ni Genève, lesquels consacrent l'hégémonie
israélienne), elles sont tout au plus des manifestations de bonne
conscience. Mais une négociation "à égalité" exige un
changement radical de la part des Israéliens, ce qui semble encore
lointain sinon impossible. On ne peut oublier qu'un pas important a
été fait pas les Palestiniens avec la déclaration d'Alger de 1988
(reconnaissance du principe de deux Etat et de la frontière de
1967, suivant en cela la résolution 242 de l'ONU), déclaration que
les Israéliens n'ont jamais voulu entendre.
Je
ne reviendrai pas de façon systématique sur l'identité juive,
notion trop floue pour être enfermée dans une définition. Il y a
plusieurs façons de se sentir juif (je préfère cette expression
à "être juif"), mais ce n'est pas la question ici posée.
Le "se sentir juif" s'inscrit dans une histoire, laquelle
ne se réduit pas à la seule histoire des persécutions, histoire
dans laquelle la religion a joué un rôle important même si on ne
peut réduire cette histoire à la religion, surtout dans les temps
modernes avec l'émancipation en Europe. Il est possible que sans le
développement de l'antisémitisme et ses conséquences extrêmes,
la plupart des juifs laïques auraient oublié, après quelques générations,
leur judéité, et cela n'aurait certainement pas été plus mal.
Mais on ne refait pas l'histoire, l'antisémitisme est bien là qui
a contraint les Juifs, y compris les laïques, y compris les athées,
à prendre conscience, parfois malgré eux, de leur judéité, à
prendre conscience aussi de la longue histoire de leurs persécutions
dont une forme extrême a eu lieu dans l'Europe civilisée du XXème
siècle, dans un pays qui représentait l'un des phares de cette
civilisation et l'un des lieux où se dessinait une symbiose entre
une pensée juive laïque et la pensée allemande toutes deux issues
des Lumières.
Le
génocide s'est ainsi retrouvé un événement central de la vie
juive et d'une certaine façon est devenu l'une des composantes de
l'identité juive. C'est ce caractère central du génocide qui a
permis son instrumentalisation par le mouvement sioniste avec un
double objectif :
-
d'une part, rassembler les Juifs autour du sionisme et des
organisations qui le soutiennent, y compris les inciter à rejoindre
leur "pays naturel", Israël, répondant ainsi à la politique
démographique d'un Etat qui se veut d'abord l'Etat des Juifs, voire
de tous les Juifs
-
d'autre part, rappeler aux non-Juifs, et particulièrement aux Européens,
qu'ils sont toujours suspects d'antisémitisme et que la seule façon
de dépasser cette suspicion est de soutenir inconditionnellement
non seulement l'Etat d'Israël mais la politique de celui-ci quelle
qu'elle soit.
C'est
cette instrumentalisation qui a conduit le mouvement sioniste à
identifier sionisme et judaïsme au sens où nous l'avons dit
ci-dessus et à faire l'amalgame entre antisionisme et antisémitisme.
Il est alors nécessaire, pour lutter contre cette confiscation des
Juifs par le sionisme, de développer un antisionisme juif qui
permette de casser ces confusions et ces amalgames. Il ne s'agit
pas, pour les antisionistes juifs, de rappeler qu'ils existent et
qu'il ne faut pas confondre, il s'agit de rendre explicite que
l'assertion "le sionisme
n'est pas le judaïsme" n'est pas un slogan de bonne
conscience.
Le peuple
souffrant
L'un
des grands arguments du sionisme et de ceux qui le soutiennent est
de présenter la Shoah
comme le crime absolu, crime au-dessus des autres, ce qui relève de
l'imposture. Le génocide des Juifs est l'un des grands crimes de
l'histoire humaine et je ne pense pas qu'il y ait à faire un
classement parmi ces grands crimes. On peut comprendre qu'un peuple
qui a été victime de l'un de ces grands crimes considère celui-ci
comme un événement central de son histoire et qu'il soit attaché
à en garder le souvenir, cela n'implique en rien que ce crime soit
considéré en soi comme le plus grand, cela n'implique pas non plus
une minoration de ce crime pour éviter tout débordement chauvin.
En ce sens le génocide des Juifs ne doit être ni absolutisé, ni
minimisé.
Quant
aux mouvements antijuifs qui se sont déroulés au cours de
l'histoire, il importe, et c'est le travail de l'historien, de les
situer historiquement. Mais tout massacre contre un peuple, quelles
qu'en soient les raisons historiques, lesquelles ne consistent pas
à donner raison aux auteurs de ces massacres, participe du
martyrologe de ce peuple.
Par
contre il importe de refuser les divers négationnismes qui
proposent, au nom d'une prétendue "objectivité
historique", de nier ou de relativiser un massacre. Que ce soit
la négation ou la relativisation de la Shoah,
ou le refus de parler du génocide des Arméniens, pour mieux
montrer le caractère unique du génocide des Juifs, ou tout autre
relativisation d'un crime, il s'agit moins de rétablir l'histoire que d'énoncer quelques raisons idéologiques
inacceptables. Je ne vois pas en quoi, sous prétexte que le
mouvement sioniste tente d'instrumentaliser la Shoah
à son profit, la négation ou la relativisation de celle-ci apporte
un soutien aux Palestiniens.
Des
Juifs et de l'Amérique
Lorsque
l'on parle de lobby, il faut considérer ce terme dans son sens
anglo-saxon, celui de "groupe de pression", lequel
s'exerce au grand jour et non dans quelques officines secrètes. Le
lobby pro-israélien, ou sioniste, ou juif, qu'importe le terme
pourvu que l'on sache de quoi on parle, n'est pas celui des Protocoles
des Sages de Sion, il relève moins de l'influence occulte d'un
petit groupe aux fins de domination mondiale, il s'inscrit dans un
jeu politique où les Etats-Unis et l'Etat d'Israël ont des intérêts
communs, politiques, idéologiques, économiques.
Il
faut sortir de ces explications simplistes qui voudraient chercher la
cause d'un phénomène historique ; l'Etat d'Israël n'est pas un
simple valet de l'impérialisme américain et les responsables de la
politique des Etats-Unis ne sont pas des marionnettes entre les
mains du mouvement sioniste.
Un
regard sur l'histoire du mouvement sioniste montre comment celui-ci
a cherché, auprès des grandes puissances, des alliés pour mener
son projet à bonne fin. Auprès des puissances impérialistes européennes
dans la première partie du XXème siècle, et l'on sait qu'au début
de la première guerre mondiale s'opposaient deux courants, le
pro-allemand et le pro-britannique. La déclaration Balfour de 1917
n'est pas la conséquence de quelque influence occulte juive sur le
gouvernement britannique (on sait que des Juifs anglais n'apprécièrent
pas cette déclaration), elle marque une convergence entre deux intérêts
politiques, d'une part une présence juive, essentiellement européenne,
en Palestine ne pouvait que favoriser l'entrée de la Grande
Bretagne au Moyen Orient, d'autre part l'appui britannique ne
pouvait que favoriser les projets sionistes.
Après
la seconde guerre mondiale et le déclin britannique, l'Etat d'Israël
se tournera de plus en plus vers la grande puissance que sont les
Etats-Unis et les Etats-Unis verront dans l'Etat d'Israël un allié
susceptible de faciliter leurs intérêts politiques et économiques
au Moyen Orient. Les diverses intrigues qui se jouent entre les
divers groupes et les divers hommes ne sont que l'expression de
cette alliance d'intérêts.
Enfin
il ne faut pas négliger le fait que l'Etat d'Israël est un Etat
occidental, culturellement et politiquement occidental. Le soutien
occidental à l'Etat d'Israël est d'abord un soutien de l'Occident
à lui-même. Que l'Etat d'Israël en profite, cela fait partie du
jeu politique, pas besoin de rajouter quelque mystérieux pouvoir
juif.
De l'idéologie
juive
Lorsqu'Israël
Shamir parle l'idéologie juive, de quoi parle-t-il. S'agit-il de la
religion juive ? s'agit-il du sionisme ? On sait que le sionisme
s'est construit contre la religion même s'il a du composer avec
elle lors de la création de l'Etat d'Israël, même si aujourd'hui
le religieux et le national s'entremêlent dans le jeu politique
israélien.
Que
signifie "cette «
tournure d'esprit » qui fait d'un Juif qu'il est juif".
Comme s'il fallait, une fois reconnu qu'il n'y a pas de race ou
d'ethnie juive, inventer un principe qui les remplace, principe qui
permettrait d'unifier la diversité juive pour mieux dénoncer une
idéologie juive aux contours mal définis. Car en fait il s'agit de
cela, dénoncer un groupe humain et pour cela en donner une définition
"objective" qui
légitime cette dénonciation.
Israël
Shamir laisse cependant une chance aux Juifs, celle de refuser d'adhérer
à cette tournure d'esprit juive à laquelle la plupart des Juifs
adhèrent volontairement. On est ici en plein délire, comme si pour
attaquer le sionisme, mouvement politique, il fallait chercher la
vraie raison qui a poussé les Juifs à conquérir la Palestine et
à chasser ou opprimer les habitants. On finit toujours par trouver
la vraie raison, il suffit de l'inventer. On oublie ainsi l'histoire
réelle pour fabriquer de brumeuses explications dont la cohérence
formelle laisse entendre que l'on a enfin débusquer "la
vraie raison" des événements. Comme si pour condamner le
sionisme il fallait le sortir de l'histoire.
Et
Eisen, pour comprendre ce dont parle Shamir, recourt à la notion
floue de mentalité. Comme beaucoup de notions des sciences de
l'homme, la notion de mentalité doit être maniée avec précaution.
D'autant plus que, en ce qui concerne les juifs dispersés dans le
monde, cette notion est encore plus floue. On peut il est vrai réduire
la mentalité juive à la mentalité israélienne (celle-ci pouvant
être comparée à d'autres mentalités nationales, l'allemande,
l'espagnole, l'italienne, pour reprendre les exemples donnés par
Eisen), mais alors la question se pose de cette confusion entre juif
et israélien, dans quelle mesure est-elle pertinente, à la fois
historiquement (en quoi la mentalité israélienne s'inscrit-elle
dans une mentalité juive préexistante ?) et actuellement (en quoi
les Juifs de la Diaspora ont-il acquis la mentalité israélienne
?).
C'est
ici qu'apparaît le tragique du texte d'Eisen, cette recherche
impossible d'une définition "objective" des Juifs qui lui
apporterait une réponse anhistorique au fait que la grande majorité
des juifs d'aujourd'hui soit proche du sionisme. Cette explication
essentialiste permet d'éviter toute analyse historique. Pour
revenir à la comparaison avec le nazisme, Eisen, en désespoir de
cause, recourt à des procédés analogues à une certaine critique
du nazisme, courante après la guerre ; définir le sionisme à
partie d'une idéologie ou une tournure d'esprit juive devient
l'analogue de l'explication du nazisme par le recours à l'âme
allemande.
Les
Juifs
"L'expression
« les Juifs » est en elle-même terrifiante, à cause de son
association passée avec la discrimination et la violence à
l'encontre des Juifs" écrit Eisen.
Mais
la question est-elle là lorsque l'on cherche une explication
historique du sionisme.
L'expression
"les Juifs" est susceptible de plusieurs interprétations,
certaines globalisantes, que ce soit celle des antisémites, celle
de l'idéologie sioniste, ou le recours à l'idéologie juive que
propose Israël Shamir. Qu'en déduire, sinon que lorsque l'on détache
cette expression de son contexte on ne peut plus rien dire.
Comme
le remarque Eisen, "«
les Juifs » ne constituent pas un corps légalement reconnu",
mais c'est bien cela qui pose problème. Lorsque l'on dit les Américains
ou les Français, on renvoie à une nationalité réglementairement
définie, ce qui circonscrit l'usage de ces termes, encore que, dès
que l'on dépasse ce cadre réglementaire, en parlant par exemple de
"mentalité américaine" ou de "mentalité française"
on s'aventure en terrain mouvant. L'idée de rigidifier l'expression
"les Juifs" en l'identifiant à l'expression "les
Israéliens" est une tentation facile, d'autant qu'on peut la
justifier par le nombre d'organisations juives considérées comme
représentatives (qui le sont partiellement) et qui sont toutes liées
au sionisme et à l'Etat d'Israël. Les autres, minoritaires il est
vrai, étant considérées comme inexistantes.
Il
ne reste plus alors qu'à débusquer pêle-mêle les restes de
"notions juives" qui perdurent chez les Juifs laïques
telles "l'élection, la spécificité, la victimitude, mais
aussi dans leurs attitudes vis-à-vis des non-juifs en général, et
vis-à-vis des Palestiniens en particulier", ce qui montre que
ces Juifs laïques "ne
différent absolument en rien des juifs religieux". Mais
parmi les notions juives ici citées se mélangent des notions
religieuses et des notions contingentes dues aux vicissitudes de
l'histoire, mais peut-il en être autrement lorsque l'on se propose
de construire de toute pièce une "objectivité" destinée
à circonscrire "les Juifs".
Et
pour mieux appuyer son argumentation Eisen en appelle à la
tradition juive laïque qui s'est trouvée "aux
premières lignes de l'assaut sioniste contre es Palestiniens",
ce qui est d'autant plus vrai que le sionisme est, à l'origine un
mouvement laïque. Mais faut-il en déduire que tout Juif laïque ne
peut être que sioniste ? Le fascisme italien fut lui aussi un
mouvement laïque, fauit-il en déduire que tout Italien laïque a
des sympathies fascistes ? A jouer sur les mots on risque de tout
confondre et l'on n'explique rien.
Et
s'il faut critiquer, à juste titre, les sionistes de gauche qui se
déclarent contre l'occupation et ne veulent pas entendre parler de
1948, cela implique-t-il que toute critique juive du sionisme s'arrête
là. Eisen donne pourtant un contre-exemple lorsqu'il parle de
l'association Les Témoins Juifs pour la Paix, ce qui montre que même des Juifs
se proclamant juifs sont capables d'aller plus loin. On peut donc être
juif et ne pas céder à l'idéologie juive. Que cette association
soit minoritaire et en butte aux Juifs bien pensants montre l'impact
du sionisme sur les Juifs mais
montre aussi les possibilités de résistance ; il est alors plus
important de parler de cette minorité de Juifs qui n'acceptent pas
le sionisme que de fantasmer sur une identification entre les Juif
et le sionisme, quand bien même, comme nous le savons, la grande
majorité des juifs d'aujourd'hui ont des sympathies sionistes. La
question est alors de comprendre comment se sont construites ces
sympathies et de chercher comment on peut aller à contre-courant.
Conclusion
On
pourrait poursuivre l'analyse terme à terme du texte d'Eisen, mais
tout cela nous conduit à la même conclusion : la confusion à la
fois tragique et sécurisante entre juif et sioniste. Plutôt que de
regarder un contexte mouvant dans toute sa diversité, on le réduit,
comme si cette réduction permettait de mieux condamner le sionisme.
Il
y a ici une peur, non celle que dit Eisen face aux pressions des
organisations juives, mais celle de ne pas être capable de
condamner le sionisme si l'on n'est pas capable de l'intégrer dans
une explication globale, celle de l'idéologie juive que propose
Israël Shamir apparaissant comme l'une des plus cohérentes.
Le
sionisme est un phénomène historique et toute critique du sionisme
doit s'appuyer sur l'histoire.
Le
sionisme est condamnable, non pour des raisons transcendantes, mais
parce qu'il a conduit à une injustice. Il n'est pas besoin d'aller
chercher dans les Protocoles
des Sages de Sion et autres fantasmes sur le pouvoir juif pour
condamner un mouvement qui s'est révélé désastreux pour les
Palestiniens qui en sont les victimes, désastreux aussi pour les
Juifs qu'il a entraîné dans une aventure guerrière.
Que
le sionisme se soit appuyé sur le martyrologe juif pour embarquer
la grande majorité des Juifs n'implique en rien qu'il faille
identifier judaïsme et sionisme même si nombre de Juifs croient se
reconnaître dans le sionisme.
Mais
reste cette question lancinante du pouvoir juif comme explication du
sionisme, celui-ci apparaissant moins comme un phénomène
historique que comme une étape de la conquête du monde comme le
rappelle cette citation d'Israël Shamir qui conclut l'article d'Eisen
:
"La
Palestine n'est pas l'objectif ultime des juifs… Leur objectif est
le monde"
Ainsi
il ne suffit pas de condamner le sionisme pour ses crimes envers les
Palestiniens, il faut pour donner une légitimation à cette
condamnation, faire du sionisme un ennemi du monde et pour cela
reprendre les vieux discours sur le pouvoir juif.
Il
est vrai qu'Eisen se sent ici impuissant devant l'affirmation de
Shamir et ne peut répondre que par une question à la fois tragique
et stupide : "A qui le
tour, maintenant ?".
Mobilisera-t-on
mieux contre le sionisme à partir de tels fantasmes ? on peut en
douter.
Est-il
besoin de diaboliser les Juifs et de recourir aux vieux poncifs
antijuifs pour condamner le sionisme. C'est faire peu de cas de la
souffrance palestinienne.
Post
Scriptum
: Silvia Cattori qui présente cet article écrit :
"Paul
Eisen a du s'arracher pour écrire ce texte difficile et terrifiant.
Paul Eisen, (comme quelques rares israéliens tel Gilad Atzmon, Ilan
Pappe et Israël Shamir) a le courage et l'honnêteté
intellectuelle d'aller au fin fond des questions qui se posent. Il
ne supporte pas ce demi-soutien - le jeu des négociations, les
accords d'Oslo. Genève, etc - qui a permis à Israël, d'arriver là
où nous savons."
En
ce qui concerne les demi-soutiens, on ne peut que lui donner raison,
encore que nombre d'organisations qui soutiennent les Palestiniens
ont su démonter les mythes d'Oslo ou de Genève.
Par
contre il est plus difficile de mettre côte à côte Ilan Pappe
qui, en historien rigoureux, s'emploie à démythifier l'histoire
officielle du sionisme, et Israël Shamir qui, pour des raisons qui
lui sont personnelles, cherche à régler ses comptes avec "les
Juifs", ce qui le conduit à des reconstructions historiques
pour le moins approximatives.
Eisen a pour lui de poser la question sous sa
forme la plus tragique, ce qui l'empêche d'aller jusqu'au bout
d'une explication de la force idéologique du sionisme, et par conséquent
de construire les moyens de combattre cette force.
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